Mise en perspective du traitement des déchets Brésil-France
COMPARER OU CROISER LES TERRAINS ?
A LA RECHERCHE D’UNE ANALYSE PROSPECTIVE
Proposer de comparer trois territoires urbains au Brésil et en France, dotés chacun de caractéristiques qui les rendent uniques, implique avant tout de justifier la pertinence d’une analyse comparative, ce que nous allons faire maintenant. En réalité, la pertinence de ce type d’approche semble ne plus tant faire débat dans le champ des sciences humaines et sociales. Elle se présente aujourd’hui comme un facteur de légitimation de la production du savoir scientifique. De même que les études interdisciplinaires, elle est souhaitable et souhaitée, mais exposée à la critique. Dans un monde toujours plus connecté, la circulation des personnes, des idées et des marchandises semble mettre en évidence les disparités socio-spatiales à diverses échelles, qu’il est nécessaire de comparer afin d’offrir des réponses. Observer de manière comparative différents territoires (qu’il s’agisse de villes ou de pays) dans un monde où l’on cherche à construire des accords d’intégration alors même que s‘exacerbent les conflits, constitue semble-t-il une astuce qui mériterait d’être valorisée sur différents plans. Chercher à comprendre « comment font » d’autres nations ou sociétés permet de questionner non seulement nos propres modes d’action, mais aussi notre capacité à réfléchir de façon plus approfondie (Rodrigues, 2010). Dans notre discipline, Karl Ritter avait déjà lancé un programme de Géographie comparée dans les pas de Hegel. De l’autre côté du Rhin, Jean Gottman, dans un article intitulé « De la méthode d’analyse en Géographie Humaine » publié dans les Annales de Géographie en 1947 (N. 301, pp. 1-12), mentionnait aussi déjà le comparatisme entre des ensembles spatiaux. Pourtant, la dimension comparatiste ne s’affirme comme méthodologie robuste qu’à partir du début des années 1960 avec le travail de Harsthorne et Clark (1960). Dès lors, plusieurs autres travaux se sont succédé et ont tenté de créer la méthode comparative chère à notre discipline. Ces premiers travaux, produits pour la plupart aux États-Unis, se fondent sur des données statistiques et sur la comparaison quantitative de différents contextes géographiques – en particulier des sociétés industrielles et techniquement avancées. Les divers travaux de cette époque ont eu le mérite de mettre en évidence les différences socio-spatiales, mais leur négligence vis-à-vis d’éléments explicatifs structurants ont valu à ces précurseurs une série de critiques, d’autant que les résultats empiriques correspondaient rarement aux règles générales que produisaient ces recherches. Ce contexte a provoqué une profonde réflexion en Géographie et dans les disciplines connexes, qui a mené à partir de la fin des années 1970 à un véritable tournant. A partir de ce moment, on observe une préoccupation croissante entre les résultats des recherches et les processus réels de production de l’espace géographique. La variable contextuelle prend une dimension singulière, ou plus spécifiquement l’interaction entre différentes variables explicatives – à l’inverse de la comparaison de variables isolées. Le rôle de l’État et des institutions apparaît également de manière prépondérante dans les travaux de cette période. Le respect de l’architecture institutionnelle et de l’épaisseur historique confère ainsi à la méthode comparative sa place au sein de l’approche géo-historique. Pourtant, jusque dans les années 1990 cette méthode est restée contestée en Géographie pour des questions méthodologiques et théoriques, en référence par exemple au fait que cette activité est orientée vers des objets complets et non vers des éléments, et qu’elle procède par synthèse et non par analyse. Enfin, outre ces critiques, les travaux comparatistes étaient jusqu’alors tenus pour très descriptifs. C’est seulement à partir de la fin des années 1990 que le comparatisme semble parvenir à dépasser ces problèmes méthodologiques et à s’affirmer. Récemment, un certain nombre de travaux utilisant l’approche comparative en Géographie urbaine – le champ qui nous intéresse dans cette thèse de doctorat – ont émergé (Cavé, 2013, Rodrigues, op cit; Fleury, 2008; Giroud, 2007; Jacquot, 2007, Olagnier, 2003). Le fait que seuls les dictionnaires de Géographie les plus récents comportent une entrée sur la comparaison ou le comparatisme est un bon indicateur de cette évolution de notre discipline. Ni le dictionnaire dirigé par George et Verger (1970), ni l’Encyclopédie de Géographie (Bailly, Ferras, Pumain, PIRES NEGRAO Marcelo| Thèse de doctorat | Décembre 2017 – 151 – 1995) ne mentionnent ce thème. En revanche, Yves Lacoste, dans son dictionnaire le plus récent, De la Géopolitique aux paysages (2009), décrit la comparaison comme une méthode prépondérante du raisonnement géographique. Selon lui, c’est la comparaison qui permet la construction de typologies en Géographie Générale, Physique, Humaine et régionale. Lacoste attire aussi l’attention sur la nécessité de comparer des ensembles spatiaux de même échelle, et sur le fait que la comparaison se fait plus intéressante encore à mesure qu’émergent des ensembles analysés un grand nombre de points communs, mais aussi des facteurs uniques qui les différencient les uns des autres, de façon à pouvoir lister les similitudes et les différences des ensembles spatiaux. Toujours selon ce dictionnaire, il est possible de comparer différents ensembles (par exemple deux villes ou deux pays) ou même deux sousensembles d’une même structure spatiale (Alpes du Nord et du Sud ou même Méditerranée Occidentale et Orientale). Pour notre part, nous nous appuyons sur la définition d’un autre dictionnaire pour composer ce que nous considérerons dorénavant comme la meilleure définition du comparatisme en Géographie. Lévy et Lussault (2013) soulignent que l’activité de comparaison ne relève pas nécessairement de la méthode comparative, mais que les deux se trouvent à la base de la généralisation et des classifications. Les activités comparatistes peuvent être subdivisées en activités externes et internes, ce qui amène à questionner la distance culturelle entre les objets et le chercheur. La comparaison externe se satisfait de la généralisation des apparences, alors que la comparaison interne recherche l’universalité des significations – remettant donc en question les mesures, les qualités et les valeurs. La question de l’échelle s’impose comme positiviste (descriptive ou évaluative) ou abstraite (limites de la pertinence ou de la signification). Le niveau d’analyse place quant à lui les objets en perspective, indépendamment de l’échelle indiquée. Ainsi, le comparatisme des sociétés dans toutes leurs manifestations peut mener à deux postures fondamentalement différentes entre lesquelles le chercheur devra choisir et assumer son choix : le relativisme et l’universalisme. La première tend à postuler l’impossibilité de fait de comparer les objets, ce qui mène au « culturalisme » et dans certains PIRES NEGRAO Marcelo| Thèse de doctorat | Décembre 2017 – 152 – cas à « l’essentialisme ». La seconde, d’apparence ambivalente, peut mener à l’ethnocentrisme – ou l’eurocentrisme dans le cas particulier des sciences humaines et sociales. Dans ce cas, le retour au relativisme par réaction est simple, par réduction structurale (comme dans le structuralisme), au point de retrouver dans quasiment tous les lieux une même logique, sous des formes constantes, ce qui en général n’autorise pas une comparaison externe. Toutefois, dans les deux cas, la comparaison demeure une approche par analogie et non une observation naturaliste (Lévy et Lussault, op. cit.). Cette nature du comparatisme favorise son application à certains thèmes qui ont émergé avec forces les dernières années, en particulier ceux des villes et de l’urbanisme. D’une certaine manière, la comparaison tend à devenir une référence pour la formulation de politiques d’aménagement du territoire, en particulier en Europe48, ce qui justifie son emploi dans le présent travail, comme nous allons le détailler par la suite.
Le comparatisme à l’épreuve des échelles et de la méthode géographique
Tout au long de l’Histoire de la Pensée Géographique, le problème de l’échelle a été récurrent et semble n’avoir jamais quitté le centre des débats. L’intérêt qu’il suscite s’est renouvelé en même temps que la discipline elle-même, par le biais de leurs étroites imbrications. Ainsi, la question de savoir si « l’échelle » est une cause ou une conséquence de la méthode scientifique et en particulier de la méthode géographique a suscité diverses réponses, en fonction de l’approche et de « l’Ecole nationale ». Doit-on choisir l’échelle en fonction du problème ou, inversement, identifier le problème à une échelle donnée ? La réponse à cette question interfère dans le choix de l’abordage méthodologique que privilégiera le chercheur – et de manière générale dans le choix entre une démarche prospective ou une étude de conflits, par exemple. Au sein de la discipline géographique, différentes Ecoles nationales et infranationales se sont développées de part et d’autre de ces approches. En France, les études de l’Ecole de Géopolitique fondée par Yves Lacoste constituent un premier exemple. Les études de l’Institut Français de Géopolitique (IFG) privilégient l’approche et la compréhension des conflits (au détriment de la méthode positive). Lacoste a déclaré plus d’une fois dans ses travaux qu’ « à chaque échelle, il y a un problème différent ». Du côté du Brésil s’est développée à partir de la fin des années 1970 l’Ecole brésilienne de Géographie Critique, autour d’une approche qui s’intéresse aussi aux conflits et dérivée, d’une certaine manière, de la pensée marxiste. Pour les Brésiliens, le conflit impose son ordre de grandeur : cette approche préconise que le conflit est présent en tout lieu, mais qu’il n’est pas toujours visible à toutes les échelles. Selon cette école, ajuster l’échelle de l’analyse est donc fondamental pour étudier les conflits. La prospective en Géographie permet pour sa part de comprendre le jeu des acteurs sur un territoire donné, à pratiquement toutes ses échelles ou ordres de grandeur, indépendamment de l’existence d’un conflit visible. C’est de cette approche que dérivent notamment les études phénoménologiques qui, dans notre discipline, ont été fortement influencées par Emmanuel Kant et Martin Heidegger. Des contributions importantes ont aussi été apportées par Augustin Berque, ainsi que par Jakob von Uexküll par exemple, à l’interface avec d’autres disciplines connexes. Outre la prospective ou le conflit, l’une des principales caractéristiques de cette approche de nature phénoménologique est de privilégier l’échelle locale, bien souvent au moyen du travail de terrain, en adoptant un angle d’observation « du bas vers le haut ». Elle évite par-là de formuler des modèles ou généralisations, alors que l’approche critique (ou même celle des marxistes, voire des libéralistes) se propose bien souvent de formuler des modèles, des lois générales et des cadres théoriques qui soit durables dans le temps et dans l’espace, en privilégiant un regard « du haut vers le bas ». Actuellement, l’émergence des débats autour de la décentralisation de la gestion du territoire favorise cette perspective d’une échelle d’observation plus fine, du local, ou du « bas vers le haut », dans la mesure où une partie importante des facteurs qui conditionnent l’organisation territoriale des déchets se trouve à l’interface entre ses agents et le territoire. Dans notre travail, nous tenterons de privilégier une approche prospective, toutefois nous nous autoriserons à mobiliser ponctuellement des éléments méthodologiques relevant d’autres approches, telles que la critique brésilienne, lorsqu’ils pourront nous aider à mieux comprendre les conflits ressentis également à l’échelle des quartiers ou d’action des mouvements sociaux.
Croiser les terrains des déchets en France et au Brésil
Dans les deux prochains chapitres de la thèse, nous analyserons les aspects géo-institutionnels de l’aménagement territorial (ou ce que les Sciences Politiques appellent communément la gouvernance). Dans cette perspective, nous privilégierons l’échelle locale, de la ville ou du tissu urbain, pour analyser les phénomènes relatifs aux déchets. Comme cela a déjà été détaillé, nous considérons cette échelle comme la plus appropriée pour étudier les services urbains en général et les déchets en particulier. Nous tenterons d’articuler cette échelle à d’autres de dimensions supérieures, comme les échelles régionale, nationale et globale, ou inférieures telles que celles des quartiers, des résidences ou des individus, dans un va-et-vient entre les différents agents du territoire qui façonnent la gouvernance des déchets urbains. D’une façon générale, la comparaison appelle d’une manière ou d’une autre la critique. Comparer, c’est en quelque sorte critiquer. Diverses études comparatives privilégient l’introduction du doute au détriment de l’analyse – ou la méthode critique à la prospective (Rodrigues, op. cit.). Comme nous l’avons déjà mentionné, il existe ainsi, outre la critique, un risque d’ethnocentrisme et d’attribution universelle de valeurs à des phénomènes qui sont en réalité spécifiques à la société étudiée et à laquelle appartient le chercheur. Par conséquent, nous considérerons dans cette thèse que le comparatisme est fondamentalement une stratégie de recherche – bien plus qu’une méthode à proprement parler. A cette fin, nous développerons dans la suite le concept dérivé du comparatisme connu comme « croisement » des terrains d’étude, ou « regards croisés ».