Adopter des pratiques communes du compromis à la socialisation conjugale
Comment caractériser l’échange conjugal menant à la détermination de pratiques communes pouvant devenir des habitudes, c’est-à-dire s’ancrer dans le temps et devenir des évidences, des réflexes incorporés ? Dans cette partie, nous allons décrire quelques spécificités de la socialisation conjugale, ou transformation des représentations et pratiques des partenaires sous leur influence réciproque, au cours des premiers temps de cohabitation. Nous verrons d’abord que ce processus est relativement discret et involontaire : favorisé par les normes alimentaires de la conjugalité cohabitante (détaillées dans le chapitre précédent), le processus d’adoption de pratiques communes consiste en une sédimentation progressive d’habitudes communes sans que celles-ci soient beaucoup débattues, du fait de la norme d’harmonie conjugale (1). Ceci interroge quant à la teneur de l’échange conjugal en termes de rapport de pouvoir et nécessite de distinguer les cas où une nouvelle pratique est adoptée en même temps que les représentations de la personne changent, des cas où la pratique est adoptée sans modification des représentations, et des cas où la pratique est rejetée (2). Lorsque l’adoption de pratiques communes s’accompagne de nouvelles représentations, la socialisation conjugale, ou l’intériorisation de la façon dont l’autre voit les choses, a pleinement lieu. Nous en décrivons certains aspects, dont son lien avec la construction d’un « nomos conjugal » (Berger et Kellner, 2007), l’importance de la coprésence comme facteur de sa réalisation ou le fait qu’elle peut être interprétée comme le résultat d’une sorte de bataille entre les représentations respectives des partenaires (3).
L’intégration domestique conjugale, ou détermination de pratiques communes entre les partenaires, est un processus lent et peu visible, donc peu perceptible. Notamment parce que la transformation des pratiques comme celle des situations n’est jamais instantanée, mais souvent faite d’allers et retours. En effet, si les représentations communes font imaginer une installation soudaine et complète, de nombreuses installations se font, dans les faits, de façon moins continue et moins délibérée. Les partenaires nouvellement cohabitant interrogé·es ont souvent déjà expérimenté partiellement la vie à deux sous d’autres formes, comme le fait de vivre épisodiquement chez l’un·e ou l’autre, ou de se voir chez les parents de l’un·e ou de l’autre. L’installation s’inscrit alors dans le prolongement d’une fréquentation intense. Inversement, pour certain·es, l’installation peut n’en être qu’à moitié une. Parfois, elle est destinée à n’être que temporaire, comme dans le cas de Florence et Samuel (22 et 25 ans, stagiaire et étudiant en alternance, tou·tes deux en école de commerce) qui s’installent pour quelques mois seulement, le temps d’une demie année d’études. Parfois, elle est partiellement opportuniste, comme pour Hinata et Antoine (20 et 22 ans, étudiante et technicien de maintenance), celle-ci rejoignant celui-ci dans la maison de sa grand-mère à un moment où il se sent un peu seul et parce que Hinata espère pouvoir lui confier ses biens personnels pendant son séjour Erasmus. Elle peut n’être qu’une cohabitation partielle, comme dans le cas de Zélie et Thibaud (25 ans tou·tes deux, doctorante et jeune journaliste) qui vivent, des années durant après leur installation officielle dans un même appartement, moins de la moitié du temps ensemble. Enfin, elle peut avoir déjà eu lieu d’une certaine façon, lorsque l’un·e s’était déjà, officieusement, installé·e chez l’autre, comme Louisa qui a déjà vécu chez Alban (21 et 20 ans, en recherche d’emploi après l’abandon de ses études et étudiant infirmier). De même, Gaëlle et Damien (21 et 24 ans, étudiante en alternance et consultant en entreprise) ont d’une certaine façon déjà cohabité avant de s’installer officiellement ensemble :
Le couple a ainsi partiellement cohabité, dans le logement de Damien, au cours de l’année précédant leur installation officielle. Pour beaucoup, l’installation est ainsi marquée par des formes de « légèreté » (Kaufmann, 2014), par la volonté de prendre son temps et de ne pas s’engager trop vite ni trop loin. Elle se fait plutôt à petits pas progressifs gommant la conscience du changement (Kaufmann, 2017, chapitre III), concernant tant la sédimentation du couple que l’évolution des pratiques individuelles et collectives : Certain·es ont ainsi souligné que la capacité à expérimenter, nécessite que les partenaires n’aient pas vraiment conscience de construire un cadre d’interaction relativement contraignant (Kaufmann, 2017, chapitre III). Les changements sont ainsi niés ou minorés, ou présentés et vécus comme positifs. La norme d’harmonie conjugale supposant que les partenaires ne connaissent pas de désaccords profonds et règlent les plus légers désaccords par le consensus ou le compromis, sans tension ou frustration, favorise l’oubli des tensions. Ceci va de pair avec le sentiment que les pratiques et choix communs tombent sous le sens, sont une évidence, n’ont pas vraiment d’alternative, sentiment exprimé dans le fameux « ça s’est fait tout seul » relevé par d’autre études (Clair in De Singly, 2007, p. 193-194).