Modalités de l’appropriation des images
L’image circulante, ici étudiée en tant que produit médiatique, est l’objet de réappropriations sociales qui sont visibles sur Internet. Devant cette circulation et cette répétition des images qui s’opèrent dans la sphère médiatique, les usagers des médias doivent faire face à un foisonnement de signes de différentes natures : images fixes et animées, texte incrusté ou non dans l’image, support papier ou électronique, etc. Rentre ici en compte l’importance du contexte de réception des images mais aussi celui des pratiques sociales de lecture, d’appropriation et de manipulation des images. L’étude des signes doit alors se coupler à une étude psycho-sociologique mais également sémio-cognitive de ces pratiques culturelles et communicationnelles. Nous avons vu précédemment que les différents supports de transferts se caractérisent par différents types de lectures. Nous avons dressé un panorama des différents espaces de lecture que convoque la circulation des contenus et des images de notre corpus. Après avoir montré ce qui, structurellement, caractérise des espaces, il convient à présent de nous interroger sur la réception des images transférées. Mises en forme et mises en espace des images concourent à influencer leur lecture. La forme de l’image détient déjà, de manière intrinsèque, un projet de lecture. Mais la réception n’est pas uniquement dépendante de critères structurels et formels ; elle dépend également d’un ensemble de facteurs physiologiques, cognitifs et sociaux. La réception sera dans un premier temps examinée en fonction des différents supports et espaces de lecture qui véhiculent les images. Mais nous devrons également nous interroger sur la nature circulante des images et tenter de poser les caractéristiques majeures d’une appropriation de formes métamorphosées qui engendre manipulations et détournements des images
Réception et appropriation des images
Notre approche pragmatique des circulations d’images est indissociable d’une réflexion sur l’appropriation des transferts. Une attention particulière est apportée à l’examen des contextes de production et de réception des images ainsi qu’aux modalités sociocognitives des appropriations. La question de la réception et de l’appropriation des images transférées touche au domaine de la psychologie cognitive, elle-même en lien avec l’organisation sémiotique des contenus. 1. De la pe rce ptio n à la ré ce ptio n : le rô le actif du le cte ur La question de la réception concerne à la fois les lecteurs qui consomment l’image mentalement, que ce soit à la télévision, sur Internet et dans la presse magazine, et ceux qui vont ensuite s’approprier « physiquement », « matériellement » l’image et la manipuler afin de la communiquer à travers les contenus qu’ils créent sur Internet. Bernard Darras [DAR 98] résume l’ensemble du traitement de l’information visuelle par la définition qu’il donne de la « pensée visuelle » : « La pensée visuelle est un ensemble cognitif, sémiotique et pragmatique complexe dont le domaine de référence est celui de l’expérience optique. Le visuel et le champ de référence qu’il constitue déterminent à la fois le mode d’accès à l’information, le traitement de cette information, et son fonctionnement cognitif319 ». Ce sont ici les modes d’accès à l’information, son traitement et son fonctionnement que nous allons étudier, en réfléchissant à la dimension circulante et pluri-médiatique des images. 319 Darras, 1998, p.80. 211 1.1. La p er cep t io n La perception est la première étape de la réception d’une image. Elle caractérise l’instant de la rencontre du lecteur avec l’image. Que lque s é lé m e n ts de dé fin itio n Tentons tout d’abord de la définir. Première étape de la réception, elle conditionne la compréhension de l’image. Afin de pouvoir être comprise, interprétée, une image doit d’abord être perçue physiologiquement, c’est-à dire être vue. Mais qu’est-ce donc que « voir », qu’est-ce que « percevoir » ? Comme le rappelle Jacques Aumont [AUM 90], « l’œil n’est pas le regard320 ». Regarder, c’est non seulement poser l’œil sur une chose mais aussi « percevoir » ce qu’est cette chose. Le regard est donc toujours analytique : « Voir, c’est pouvoir changer les stimuli lumineux véhiculant l’information sur le monde, en impulsions chimiques et bio-électriques, pour, ensuite, les analyser en unités de sens, ce qui permettra, enfin, de distinguer, reconnaître culturellement et éventuellement identifier (s’il s’agit d’une chose que l’on connaît « personnellement ») les objets vus321 ». En plus d’être un phénomène physique, la vision est donc un phénomène intellectuel puisqu’il s’agit bien de traitement de données. Jacques Aumont définit d’ailleurs la perception visuelle comme « le traitement, par étapes successives, d’une information322 qui nous parvient par l’intermédiaire de la lumière qui entre dans nos yeux323 ». En effet, cette information est codée : « Les codes sont ici des règles de transformations naturelles […] qui déterminent l’activité nerveuse en fonction de l’information contenue dans la lumière324 ». La perception permet donc de reconnaître la forme de l’image, le type d’image que nous avons face à nous, pour pouvoir ensuite l’interpréter lorsque les conditions nécessaires à la compréhension sont réunies. Mo uve m e n ts du co rps, m o uve m e n ts de l’im age La perception n’est pas seulement un processus cognitif, elle met en jeu la corporéité du lecteur. Le corps joue un rôle dans la perception, qui n’est pas un processus passif mais un processus actif et orienté ; le corps est impliqué par sa position tournée vers le support textuel. Pour Annette Béguin [BEG 06b], « le schéma corporel, qui règle l’orientation de notre corps dans l’espace, influence très directement la construction de représentations graphiques, constituées par 320 Aumont, 1990, p.39. 321 Op. Cit. 322 C’est nous qui soulignons. 323 Op. Cit. 324 Op. Cit. p.11. 212 des signes inscrits sur un support lui-même orienté325 ». Le rapport au document est donc avant tout un rapport spatial, où le corps est actif dans la perception des informations visuelles. On peut même dire, suivant Annette Béguin, qu’il «marque son rythme », « rythme de la fixation oculaire, rythme respiratoire de la lecture oralisée, rythme mental de l’unité de sens susceptible d’être stockée en mémoire, rythme social des usages du texte326 ». Conjointement à l’orientation et aux mouvements du corps, l’image, lorsqu’elle est animée ou séquentielle – à la télévision et sur Internet – est une image mouvante. Dominique Bloch [BLO 03] note que « Devant un écran, [le téléspectateur], calé dans un fauteuil ou sur un canapé, ne se déplace pas. C’est le mouvement qui vient à lui, mouvement dans les images, mouvement des appareils qui ont permis leur captation. Dans la réalité, il est acteur de ce qu’il veut voir. Dans son champ de vision, il est libre de collecter les images désirées. Face aux écrans, ce qu’il perçoit échappe à sa volonté de voir, même si (…) le spectateur donne sens à ce qu’il a vu et entendu327 ». La position immobile du téléspectateur le place dans une position bien différente du lecteur de magazine ou de l’internaute, tous deux situés à quelques centimètres de la page et percevant un ensemble d’informations visuelles de différentes natures, toutes positionnées dans l’espace de la page. Les images de télévision sont quant à elles fournies en plein écran, ce qui oblige à une relation exclusive à l’image ; en outre, le flux empêche d’anticiper les images qui vont être montrées. Mais lorsque l’image est fixe, notamment dans la presse magazine et sur Internet, elle n’est plus donnée à voir dans le flux continu qui « mime » celui du déroulement du temps. Le lecteur doit donc adopter une attitude concentrée et une position corporellement active pour les percevoir ; pour cela, il feuillette et balaye du regard les pages de magazines, et doit utiliser le clavier et la souris pour naviguer sur l’écran de l’ordinateur. 1.2. R écep t io n et in t er p r ét a t io n Nous définissons ici la réception comme un mode de lecture où se rejoignent intentionnalité du texte et individualité du lecteur. Deux aspects sont ici à prendre en compte : la dimension collective de la réception télévisuelle, en lien avec la notion de «mémoire collective », mais aussi celle de l’individualité du lecteur. 325 Béguin, 2006, p.48. 326 Op. Cit. p.22. 327 Bloch, 2003, p.50. 213 Ré ce ptio n e t in te rpré ta tio n de l’im age de té lé vis io n Beaucoup d’éléments préexistent qui influencent la réception de l’image télévisuelle. Déjà, l’environnement dans lequel le téléspectateur regarde la télévision détermine son taux d’attention qui est fonction de sa concentration. La présence d’autres téléspectateurs va également influencer sa réception : des commentaires prononcés à l’encontre de certaines images, par exemple, ciblent son attention sur ces images et influencent son interprétation. Cette interprétation est également conditionnée par les croyances antérieures, les présupposés mais aussi les connaissances du téléspectateur. Selon François Jost [JOS2 97b], le téléspectateur « interprète les documents en fonction de savoirs et de croyances attachés à des genres audiovisuels préexistant parfois à la télévision (les actualités, le documentaire, le film de fiction), et en fonction de savoirs et de croyances propres à la relation de l’image à son objet ». Il parle alors de « compétence ». François Jost s’intéresse à l’analyse des genres télévisuels, et cette analyse ne peut s’effectuer selon lui sans tenir compte de tous les présupposés du téléspectateur : « La première tâche de l’analyste des genres est de démêler le constitutif du normatif ou, si l’on veut, le substantiel de l’accidentel. La seconde, beaucoup plus complexe, est de démêler l’écheveau intriqué des savoirs sur l’image, socialement hétérogènes, des croyances attachées aux types de documents. Comme idéal type, chaque programme est associé à une relation à un monde donné – indiciel, iconique, symbolique – et à un espace-temps qui permettent de l’interpréter en fonction de savoirs et de croyances, et d’inférences ». Pour autant, la réception de l’image télévisuelle est également un processus individuel. C’est le cas d’ailleurs de la réception de l’ensemble des images qui s’offrent à notre regard, et donc également des images de télévision circulant dans d’autres médias : les connaissances télévisuelles du lecteur influent nécessairement à un niveau individuel sur son interprétation de l’image transférée, de la même manière que ses connaissances génériques des médias en général. La po lys é m ie de l’im age Les limites et la richesse de l’interprétation de l’image résident dans sa polysémie, c’est-à-dire les multiples sens qu’elle revêt. L’image est en effet un « énoncé iconique complexe » comme la définit Martine Joly [JOL 94] ; elle est laissée plus ou moins libre d’interprétation : « Ni vraie ni fausse (…), une image n’est ni une proposition ni une déclaration. C’est ce manque de capacité assertive qui est ressenti comme polysémique, car l’attente qu’on en a se 214 modèle, par comparaison « normative », sur celle que l’on a du langage verbal328 ». Dans cette polysémie se trouve toute la difficulté de faire passer un message de manière iconique, en faisant en sorte que son interprétation ne laisse aucun doute. L’exemple le plus frappant est celui de la publicité. Martine Joly explique combien l’utilisation de l’image en publicité n’est pas si simple qu’elle paraît, même si elle en donne l’impression pour celui qui reçoit l’image : « Dans la pédagogie comme dans la publicité, l’image est utilisée au stade de la motivation, parce qu’elle apparaît comme plus affective, plus attirante, mais en même temps, elle est savamment appauvrie, spécialement fabriquée et embrigadée, de façon que sa « polysémie » ne fasse pas déraper l’interprétation de l’enfant ou du consommateur. Tout un travail est entrepris sur l’image même et son contexte verbal (les commentaires des manuels scolaires, les messages linguistiques des publicités) ou iconique (l’adjonction d’autres images) pour « canaliser » une polysémie qui serait intrinsèque à l’image. L’idée maîtresse est que puisqu’une image visuelle fournit un grand nombre (poly) d’informations (sémies) visuelles, elle peut avoir de multiples significations et se prêter à de multiples interprétations329 ». L’image publicitaire, tout comme l’image pédagogique, se rapproche de l’image de télévision : ces trois types d’images ont en effet en commun de s’adresser à un public très large et de viser une compréhension immédiate et la plus univoque possible. Pour le Groupe µ [GRO 92], c’est la polysémie qui motive le travail de décodage du lecteur : « Comme toute autre, la rhétorique iconique réduit la redondance des énoncés, et de ce fait rend ceux-ci moins lisibles. Nous savons cependant que la redondance dans le visuel est énorme, et inlassable la volonté de sémiotisation par le téléspectateur. Lorsque le décodage réussit, la frustration initiale est compensée par la découverte de la polysémie. Le regardeur est satisfait parce qu’il n’a pas été passif : on a exigé de lui une épreuve qu’il a réussie. Il a ainsi l’impression d’avoir « rejoint » le producteur d’images330 ». Dans les images transférées de notre corpus, la polysémie se trouve installée par l’action même de la circulation des images : les changements de supports et de contextes de lecture engendrent nécessairement de la polysémie. Cette polysémie peut être réduite ou amplifiée par les différentes manipulations qui vont être effectuées sur l’image : légende, texte accompagnant l’image, surimpression d’éléments graphiques et textuels, découpages des images sont autant d’exemples d’éléments qui jouent sur la mise en contexte et donc la réception des images.