JALONS POUR LA SOCIOGENÈSE D’UN MODÈLE URBAIN
Qu’il s’agisse de la littérature scientifique ou institutionnelle, les différents exemples d’écoquartiers européens, construits à partir des années 1990, représentent une référence incontournable des quartiers durables français, en raison de leur antériorité comme de leur statut pionnier dans le domaine (Boutaud, 2009 ; Rudolf et Kosman, 2004). Si la filiation est explicitement défendue par les professionnels de la ville, l’abandon souvent constaté du terme d’« écoquartier » pour celui de quartier « durable » dénote l’intégration de dimensions autres qu’environnementales. Souvent créés à l’initiative de collectifs d’habitants, et bien qu’elles aient été jugées performantes d’un point de vue énergétique et environnemental, il a été régulièrement reproché à nombre d’exemples nord-européens leur caractère socialement exclusif en raison de l’origine sociale élevée de leurs habitants. Quant à eux, les quartiers durables français s’efforcent de promouvoir des considérations sociales afin de favoriser l’accès à toutes les catégories de population, de même que des réflexions sur les dimensions économiques liées aux questions d’aménagement. Nous aurons l’occasion d’analyser au cours des chapitres suivants ce que produisent de telles ambitions. Si l’on relève une évolution d’un « modèle » de la ville durable avec un élargissement progressif de la réflexion et des éléments pris en compte, nombre d’auteurs soulignent l’ancrage environnemental prédominant de ce type de projets urbains et leur lien avec une histoire institutionnelle structurante, marquée par le cycle des grandes conférences internationales : conférence de Rio en 1992, charte d’Aalborg en 1994, protocole de Kyoto en 1997, etc. (Adam, 2011 ; Emelianoff, 2007).
Ce processus ne représente toutefois que la composante la plus contemporaine de l’histoire de la ville durable. Avant de revenir sur ses caractéristiques, nous souhaitons inscrire la réflexion dans le temps long en cherchant à resituer les quartiers durables en tant que formes urbaines par rapport 1) à l’histoire urbaine contemporaine, 2) à l’évolution de la manière dont les sociétés occidentales pensent leur rapport au monde. Dans une première section, l’analyse portera sur la genèse et l’évolution d’une pensée publique de l’aménagement urbain, sous l’angle des formes de ruptures et de continuités qui l’ont animée. Un bref retour sur l’histoire urbaine contemporaine permettra de comprendre comment s’articulent et se succèdent différents « modèles » d’aménagement, et la place que la ville durable occupe au sein de celui-ci. Nous postulons que, pour différentes raisons que nous expliciterons progressivement au cours des chapitres suivants, la ville durable propose moins Dans une seconde section, nous chercherons à identifier la manière dont la ville durable, en tant que doctrine d’aménagement, se construit sur une histoire sociale, politique et scientifique plus large, qui a progressivement modifié le rapport au monde de nos sociétés occidentales21. Sans prétendre à aucune forme d’exhaustivité, cette incursion dans l’histoire permettra de poser un certain nombre de jalons, de fournir des éléments de cadrage, destinés à baliser notre compréhension de l’objet. Les éléments d’analyse sont fondés sur une revue de littérature et de la manière dont cette question du rapport à l’environnement a pu être analysée par différents auteurs.
La pensée publique de l’aménagement au rythme des enjeux urbains
L’objectif de cette section consiste à comprendre comment les quartiers durables contemporains s’inscrivent dans un paysage urbain, intellectuel et politique plus large. À travers un rapide survol de l’histoire moderne de l’urbanisme en France, avec un rapide détour par l’Angleterre, nous verrons comment la définition d’enjeux – en termes de nombre ou de qualité de logements, de conditions de vie, d’enjeux économiques de production, etc. – appelle des types de réponses spécifiques. Ces réponses, qui donnent lieu à des « modèles » d’aménagement, s’inscrivent dans les formes urbaines et façonnent, durablement, les paysages urbains. Avec l’évolution des enjeux et des contextes sociaux, économiques, politiques ou intellectuels s’élaborent de nouvelles réponses qui, à leur tour, laissent leur empreinte dans l’espace. Les formes urbaines ne sont pas neutres ; elles induisent des usages et des modes de fonctionnement particuliers, des façons de « vivre la ville », dont nous héritons aujourd’hui en raison de leur caractère pérenne et relativement immuable. C’est ce qu’indique Lewis Mumford à propos de la désagrégation de l’ordre médiéval face à l’avènement du style baroque : Chaque époque et chaque société est ainsi traversée par des modes d’organisation spécifiques auxquels répondent des formes urbaines spécifiques. Un système urbain est donc formé de l’imbrication successive de différentes visions de l’aménagement et des objectifs que l’on souhaite atteindre, qui coexistent plus ou moins jusqu’à ce que, à un moment donné de leur histoire, l’une d’elle devient prédominante. En remontant dans l’histoire, on voit par exemple comment, à partir du 17ème siècle, la pensée de l’aménagement urbain devient davantage théorique et raisonné, alors qu’elle était essentiellement empirique durant le Moyen Âge et la Renaissance (Ragon, 1995, p.163). Les formes urbaines caractéristiques de ces époques antérieures sont alors brocardées pour leur caractère désordonné et aléatoire, défini comme biologique. Les priorités deviennent une gestion collective de l’approvisionnement et de l’évacuation des ordures, avec une attention particulière pour le confort du citadin : création de trottoirs, éclairage urbain, parcs et jardins publics, etc.