La représentation de la frontière et du voyage migratoire
Les séquences de frontières symboliques
A better life se présente dans un genre entièrement fictionnel et proche du drame. Le film raconte l’histoire d’un immigré mexicain résidant en Californie, Carlos (Demian Bichir), où il travaille comme jardiner. Bien qu’il y ait plus d’une dizaine d’années que Carlos a traversé illégalement la frontière géographique entre les États-Unis et le Mexique, il est encore un sans-papier. Pour lui, la frontière n’a jamais été surpassée. Ici, la frontière est davantage une question de mémoire chez les personnages. Elle est d’ordre symbolique et elle se construit par de nouvelles limites, comme les stéréotypes ethniques, économiques et linguistiques. A better life est le seul film du corpus qui se déroule aux États-Unis. D’ailleurs, c’est une production étasunienne dont les rôles principaux sont interprétés par des acteurs mexicains et “chicanos”. Pour comprendre le fonctionnement de la frontière au sein du film, cette partie est divisée en trois points et j’en expliquerai six séquences. La première section est composée de deux séquences où la frontière n’apparaîtra que dans les dialogues des personnages ; leur but diégétique est de présenter une importante offre à Carlos. Dans la deuxième section, on travaille sur deux séquences qui matérialisent les frontières imaginaires de Carlos ; par le biais des mouvements du cadre, la frontière est aperçue comme un aspect de forme et non seulement de contenu. Finalement, dans la troisième section, il y a deux découpages où la frontière est rendue symbolique à travers une réécriture des stéréotypes sociaux et raciaux. Ces séquences montrent « le corps » comme un nouveau degré de frontière : le corps peut, par lui-même, marquer des limites.
Pour surpasser la frontière
Le découpage correspond à un dialogue que Carlos soutient avec son patron et ami, Blasco (Joaquín Cosío). Cette conversation se déroule dans deux séquences qui constituent un seul axe thématique. Elles sont présentées dans une succession alternée, car, depuis la chronologie du récit, elles sont séparées par une autre séquence qui montre d’autres personnages de l’histoire dans des situations « simultanées ». Les deux séquences partagent la cadence, les mêmes principes du montage et, donc, la manière de raccorder. Parmi elles, il y a toujours un plan général pour situer, suivi d’un plan d’ensemble de personnages et puis de plans poitrines ou de gros plans pour montrer la conversation des personnages avec un rythme commun : champ d’un personnage et contre-champ de l’autre (la composition traditionnelle du cinéma narratif). Tous les plans des séquences sont réalisés avec une caméra fixe, elle n’est jamais à l’épaule (une autre composante du cinéma traditionnel). Les dialogues des personnages sont en espagnol, car les deux sont des immigrants mexicains. J’ai choisi ces deux séquences parce qu’elles contiennent des éléments clés sur l’image que les personnages ont de la frontière. Cette information sur la frontière ne sera pas présentée à travers l’image, mais dans le son, voire dans les dialogues. La première séquence est composée de 9 plans. Elle se passe lors d’un parcours quotidien du travail dans une camionnette. La caméra est accrochée au véhicule, pour effectuer un travelling en arrière. Blasco est au volant (c’est une sorte de personnage actif), Carlos est le copilote (c’est un personnage passif). Il fait jour. Lors du trajet, Blasco dit à Carlos qu’il va bientôt rentrer au Mexique, il veut lui vendre sa voiture, ses outils du travail et même lui transmettre ses clients. Cette partie possède l’intrigue principale du récit. La camionnette qui sert de toile du fond, ou conteneur des personnages, acquiert un nouveau sens. Elle n’est pas qu’un moyen de transport, mais elle symbolise : “el mero, mero sueño americano”. Le véhicule devient une possibilité pour que Carlos réussisse. Au sens figuré, si Carlos l’achète il pourra trouver le véritable “otro lado”. Dans les plans 4 et 5, selon Blasco, si Carlos ne prend pas cette affaire, il reviendra en arrière : “ Te regresas a la misma esquina donde te recogí hace seis años. Rogando por chamba1 con toda la bola de mojados2 carnal. Escondiéndote de la migra”. Lors de la séquence Carlos est assez passif, il communique, il se limite à dire qu’il n’achètera pas “la troca3.” La seconde séquence est composée de 20 plans qui durent 2 minutes et 15 secondes. C’est la suite de la conversation précédente. Elle se déroule à l’extérieur lorsque les personnages sont assis en train de manger à côté d’un camion de fast food. Le dialogue se déroule également avec le même rythme : le champ, contrechamp et plan d’ensemble. Au long de la séquence, le son vient du camion (encore un véhicule qui signifie réussir), c’est une émission de radio en espagnol. Blasco continue sa proposition, Carlos refuse. Dans le plan 5, il dit : “No hay nada en este mundo que quisiera más que comprar tu troca”. Toutefois, le dialogue des plans 8, 9, 10 et 11 informe que la situation de Carlos aux États-Unis est encore irrégulière : “No te acuerdas del abogado que me tranzó1 toda la lana2, güey ? Que es que me iba a arreglar los papeles. Sin papeles no puedo conseguir licencia ¿Qué pasa si me para la policía por un paro3 jodido? Tu sabes muy bien lo que me pasa. Me retachan pa’tras4…” La “troca”, comme porte vers le succès, n’est pas compatible avec Carlos. Il est un sans papiers, il est un sans papiers, sans droits ; il ne peut pas prendre de risques mais Blasco insiste. Dans les plans 13 et 14, Blasco « éclaire » l’image de la frontière chez Carlos, il lui dit aussi que la traversée n’est plus ce qu’elle était : “¿Qué tal si te agarra la migra y no tienes nada ? A la migra le vale madres5 separar padres e hijos. Desde el eleven-nine las cosas ya no son iguales. Ya no se trata nada más de darse una vueltecita por Juárez y regresar. Son tres días en el desierto. Ahí está mi primo Ernesto ni sus restos encontraron”. Blasco reproduit le discours des nouvelles conditions migratoires des ÉtatsUnis. Puis, il insiste (plan 16), acheter la “troca” est vaincre la frontière à jamais : “ ¿De verdad quieres tus papeles ? ¿Quieres ser legal ? Pues comprame la troca. En dos meses ahorras lo suficiente para contratar un abogado chingón6.” Au plan 18, Carlos dit qu’il préfère la passivité après le départ de Blasco. “Me voy a quedar calladito, con la cabeza agachada. Tratando de permanecer invisible, mano7”. Sans doute, la frontière qui s’est construite lors de ces deux séquences n’est pas visuelle, mais une réalité vécue. En termes techniques elle serait sonore, par exemple, puisqu’elle est « dite », « prononcée », elle est « évoquée » lors de dialogues comme une question qui existe dans des souvenirs et de lieux d’évocations des personnages. À la limite, la frontière est confrontée à une « camionnette » qui semble vouloir la défier. En général, la frontière est ici imaginaire, elle est dans la « sonorité » et se construit dans le hors-champ.
Les frontières imaginaires et formelles
Cette sous-partie est intégrée dans les découpages de deux séquences dont la frontière est rendue plus visuelle que sonore. La première s’effectue lorsque Carlos finit son travail et rentre à sa maison. Il se fait accompagner par Blasco dans la fameuse camionnette. C’est lors du trajet que la frontière interne de Carlos se « matérialise » au travers un jeu de mouvements de caméra. La deuxième séquence se passe alors que le protagoniste doit se rendre au travail, mais par ses propres moyens. Elle commence quand Carlos prend le bus pour aller à l’endroit où lui et d’autres immigrants attendent que quelqu’un les prenne pour travailler.
Les travellings de la camionnette
La séquence de parcours quotidien de Carlos commence avant que le soleil se couche et finit avec la nuit. Elle est composée de 31 plans qui se succèdent en deux minutes et cinq secondes. Les 21 premiers plans ont du mouvement et se font accompagner d’une musique extra-diégétique (Una carta perdida d’Antonio Aguilar) qui donne de rythme au montage ; la chanson disparaît au plan 22, quand la camionnette et la caméra s’arrêtent et restent fixes. En ce qui concerne le PV de la séquence, sa monstration bascule entre externe et interne. D’un côté on voit Carlos et d’un autre on voit ce qu’il voit. Donc, cette séquence a deux étapes : celle du mouvement et celle du repos. La force de l’extrait réside dans une série de travellings qui s’y déroulent. Ces mouvements commencent dès le premier plan et s’arrêtent au vingtième. Hormis le plan 21, où il y a un balayage, les 10 derniers sont des plans fixes. Afin d’étudier la séquence, j’ai fait un schéma supplémentaire au découpage. J’ai classé l’extrait en plans extérieurs (Ex) et intérieurs (In). Ensuite, j’ai fait un classement des mouvements de caméra, après avoir remarqué l’importance qu’ils avaient dans la construction filmique de la frontière. La classification est la suivante : travelling avant (TA), travelling en arrière (TEA), travelling latéral de gauche Ce schéma a été guidé par le numéro des photogrammes du syntagme de plans de la séquence. Les plans sont accompagnés par la lettre du mouvement de caméra et ils indiquent aussi s’il s’agit de plans extérieurs ou intérieurs. Dans le premier plan Carlos est dans un jardin, au moment de finir son travail. Blasco est à ses côtés. Bien qu’ils soient éclairés, la source de lumière la plus importante est derrière eux, où il y a la mer. Puis les deux personnages abandonnent le cadre. La monstration est externe. Le plan suivant suit par un raccord de mouvement, il montre une camionnette dans l’ombre, qui traverse le cadre de droite à gauche, et avec un panoramique vertical, il fait voir que c’est Blasco qui conduit. Avec un autre de raccord de mouvement, le troisième plan rapproche de la mer qu’on voyait auparavant. Avec un travelling en avant, le champ montre trois hommes en tenue de surf, ils sont bien éclairés par la lumière. Dès le troisième plan et jusqu’au vingtième, la séquence bascule entre plans extérieurs et intérieurs qui se font avec des travellings. Les premiers sont des panoramiques des quartiers de Los Angeles et les deuxièmes de gros plans de Carlos à l’intérieur de la camionnette. À partir du plan 3, les travellings jouent entre « Los Angeles » et « Carlos ». Voici le procédé:3 IN + 1EX + 3 IN + 1 EX + 1 IN + 1 EX + 1 IN + 1 EX + 2 IN + 1 EX + 1 IN + 1 EX. Il y a 11 plans intérieurs et 6 extérieurs. Comme Carlos est toujours dans la camionnette, les jeux de travellings en arrière et latéraux montrent un personnage passif et « renfermé ». Il ne bouge pas, ce sont les autres qui le font dans les plans extérieurs. En effet, d’après la liste, il y a plus de plans intérieurs qu’extérieurs. La fonction du travelling chez Carlos a un effet introspectif. Le montage de plans le montre avec trois types de mouvement : travelling en arrière, latéral de gauche à droite et un seul travelling avant. Dans la logique du montage, les plans extérieurs se font en travelling latéral de droite à gauche, ils suivent le regard de Carlos. Les travellings et leurs raccords construisent non pas le parcours quotidien de Carlos, mais ses frontières internes ou imaginaires. Il est dedans, dans une « voiture-caisse », ce sont les autres qui sont dehors et qui bougent. Avec toute la série de plans en travelling, la séquence amène dans des quartiers résidentiels où il y a des riches, des familles, des maisons et de la joie. Ces plans se passent lorsqu’il fait jour. Lorsqu’il fait nuit, les plans extérieurs sont plus décadents et font voir que Carlos se rapproche de sa maisonà droite (TG), travelling latéral de droite à gauche (TD), travelling vertical bas (TB), panote (P), plan fixe (F) – sachant que certains plans combinent deux mouvements.