L’intertextualité et le transmédia
Dans les paragraphes précédents, une description de l’univers de Romanzo Criminale a été effectuée par une analyse des textes qui le constituent : d’un côté, les modalités communicationnelles propres à chaque média ont été soulignées et, de l’autre, ont été esquissées les bases du « savoir latéral » (Schaeffer, 1987 : 56) que les spectateurs doivent posséder pour saisir la complexité des références textuelles et intertextuelles. Après cette suite de comptes-rendus de mécanismes internes aux récits singuliers, il est nécessaire d’effectuer un retour sur nos opérations analytiques et de viser à reconstruire le sens de l’architecture globale de l’objet de notre étude, afin de poser les bases pour sa compréhension dans le contexte contemporain de la convergence. Dans cette conclusion de la première partie, un dépassement de la notion d’intertextualité comme outil heuristique sera proposé, afin de trouver, dans la notion de transmédialité, les éléments pour une description plus précise d’un phénomène de circulation de discours, dans le contexte contemporain. Le travail effectué dans ce chapitre correspond à un repérage des traits significatifs de cet univers, tels que nous pouvons les retrouver dans les produits officiels. Nous avons effectué une analyse interne, avec une attention particulière aux effets que les textes produisent sur les spectateurs, selon une perspective pragmatique. Nous avons souligné pour chaque cas le traitement réservé à la réécriture de l’Histoire, les modalités caractérisant les mécanismes d’ancrage aux personnages pour accepter le pacte fictionnel et les apports spécifiques de chacun des textes. L’analyse que nous avons proposée montre que Romanzo Criminale peut être décrit comme un univers complexe, s’inspirant à la fois de faits de la réalité et d’une circulation de discours médiatiques.
Retour sur la méthodologie de notre analyse
Notre analyse a montré les écarts entre des produits différents véhiculant le même récit. Ces variations dérivent de techniques de production distinctes que néanmoins, l’on ne saurait réduire à des apparences formelles : l’étude de la réception nous montre qu’elles sont également liées à des contextes de réception variables. Cela pourrait nous amener à considérer le monde de Romanzo Criminale comme une matière première à partir de laquelle les différents médias proposent des récits singuliers, adoptant une perspective qui ne concerne pas l’ontologie du texte (« qu’est-ce qu’un texte ? ») mais sa phénoménologie (« comment un texte devient ce qu’il est pour quelqu’un? »)1. Dans la recherche d’une définition appropriée à notre objet, il est important d’indiquer l’intérêt que nous portons pour un terme qui nous semble problématique : la notion de spécificité du médium. Ainsi, on pourrait lire les représentations proposées par chaque médium comme les différentes actualisations d’une réalité matricielle unique : il s’agirait d’une approche s’appuyant sur des gradations d’indétermination dans la représentation de la réalité. La première réflexion devrait donc concerner les modalités de l’écriture du matériel de départ, s’il y en a, et de ses variations dans le traitement que lui réservent les différents médias. Néanmoins, si l’on observe la trajectoire du monde narratif de Romanzo Criminale, il ne nous est pas possible d’identifier un texte « matriciel ». En revanche, on a signalé que ces textes sont liés par la commune volonté de représenter la même période historique et le même sujet. Ils partagent le référent sémiotique qui permet aux spectateurs d’activer une opération cognitive de construction d’un monde fondé sur un environnement connu. La sémiotique peut nous dire ce qu’une œuvre peut devenir, mais jamais ce qu’elle est devenue (Eco, 1972 : 70) : nous pouvons l’employer comme travail sur l’œuvre considérée comme code, point de départ pour des choix interprétatifs des spectateurs. La reconstruction de l’atmosphère de l’époque (qui s’accorde au passage du temps) passe par des marqueurs tels que les lieux, les voitures, les vêtements des personnages, les accessoires. Dans les textes que nous avons analysés, nous avons remarqué une attention constante pour cette restitution d’une période historique bien définie ; du côté de la réception, une grande partie du succès de ces produits vient justement de l’amour pour cette plongée dans un espace-temps révolu – mais encore fortement enraciné dans la culture des spectateurs italiens. Dans les cas du livre et du film, des dispositifs de mise en scène d’images d’archives comme témoignages « directs » de la présence de ce passé historique semblent fonctionner comme un surplus d’informations, visant à soutenir l’opération cognitive d’activation sémiotique d’un environnement chez les spectateurs qui connaissent ces images télévisuelles. Le livre, quant à lui, s’inspire de ces événements de la réalité, sans pour autant leur manifester une quelconque forme de fidélité – il ne s’agit pas d’une opération historiographique, mais de la représentation fictionnelle d’un choix de faits saillants ; à son tour, le film prend appui sur le livre pour en faire un produit ayant ses caractères propres, opération décidément innovante par rapport à la réalité et au livre. La série, quant à elle, va très loin dans la construction d’une expérience « convergente » pour ses spectateurs, à tel point que le lien avec les faits de la réalité est perdu et la divergence avec les autres textes est réalisée sur le plan de la forme comme sur le plan des points de vue mis en jeu. Toutefois, ces produits entretiennent des liens très forts entre eux, à travers un mécanisme de renvois intertextuels, de clin d’œil à une tradition reconnue et à la conscience, supposée aussi chez les spectateurs, de la place qu’ils occupent dans un contexte déterminé. Le monde de Romanzo Criminale se construit à travers des textes différents, via l’agencement d’éléments hétérogènes, provenant de la fiction et de la réalité. Chaque support réalise sa contribution caractéristique, mais c’est l’ensemble des discours qui détermine l’existence d’un véritable univers, qui se distingue par son autonomie et son authenticité, et qui fonctionne en tant que récit multilinéaire, selon la notion de high concept (Wyatt, 1994). Notre analyse nous montre, à côté des écarts entre des formes différentes de représentation, des liens très forts entre les produits, qui font que l’univers global de Romanzo Criminale se construit dans l’espace entre des médias qui se complètent entre eux. La notion de médium imposerait la présence d’une relation de traduction entre les variantes et, par là, un jugement sur le degré de fidélité à un original. Elle nous paraît peu satisfaisante pour décrire notre objet. Afin de rendre compte du contexte de la convergence, une approche selon laquelle cinéma et télévision perdent leur statut de médium est de mise à l’époque d’un changement épistémologique dans lequel le cinéma a une place centrale, signalant la fin de la modernité et l’impossibilité d’une connaissance du monde passant par l’« œil » qui l’avait traditionnellement cadré (Casetti, 2005).