Imaginer les Moyens Âges
En tant que période du passé, le Moyen Âge est un objet d’étude pour les historiens professionnels. Ces derniers sont formés et évoluent au sein d’institutions : l’université, les laboratoires de recherche etc. Ces institutions fournissent des méthodes, des normes d’écriture. Elles encadrent et forment les discours acceptables. Au début du XXe siècle, en analysant une « dissolution de l’objet », Raymond Aron retire à l’histoire le privilège de restituer la « vérité » de ce qui s’est passé. Le positivisme de l’ « histoire historique » (« des faits et rien que des faits ») a laissé place à la notion d’ « interprétation historique », qui dépend d’un contexte bien spécifique, celui de l’auteur. L’histoire devient « relative ». Dès lors, les données produites sont vérifiables mais seulement par des professionnels, à savoir les historiens : « Ces thèses démolissaient une prétention du savoir, mais elles renforçaient le pouvoir des savants » (De Certeau, 1974 ; Meyer, 2003). Les historiens traduisent des productions sociales en objets d’histoire. « Bien loin d’accepter des données, il les constitue » (De Certeau, 1974). Les normes d’écriture et les méthodes contemporaines imposées à l’auteur doivent être respectées, pour que son étude soit convenablement reçue par ses « pairs ». Dans le cas contraire, il risque de tomber dans la catégorie d’une littérature vulgarisatrice, considérée avec plus ou moins de sympathie par les collègues historiens. « Ce discours fait l’historien » (De Certeau, 1974). De plus, chaque étude individuelle s’inscrit dans un réseau de travaux dont les éléments sont liés les uns aux autres. Par exemple, un ouvrage qui représente un progrès par rapport à un « état de la question » constitue un ouvrage de valeur. Il faut apprendre et pratiquer les bonnes méthodes, sans que celles-ci soient forcément explicitées dans les ouvrages : seuls les initiés les reconnaitront. Ce travail est donc lié à un enseignement, à une formation particulière. Une idéologie du « fait » historique « réel » ou « vrai » demeure encore aujourd’hui. L’analyse scientifique construit un discours entendu comme une vérité. Elle rend les données intelligibles les unes par rapport aux autres, et dans ce sens l’histoire porte effectivement bien son nom. En effet, les procédés d’écritures en histoire et plus largement en sciences sociales induisent des procédés rhétoriques qui mettent en lien les éléments les uns par rapport aux autres dans une analyse construite.
L’observateur face aux vestiges : le médiéviste et le médiévaliste
La période du Moyen Âge ainsi que tout l’imaginaire, toutes les images et toutes les valeurs qui lui sont associées constitue aujourd’hui un univers dans lequel il est possible de puiser pour réinventer sa propre « façon d’être au monde » (Ricœur). Certains souhaitent lui rester fidèle, lui rendre son historicité et tenter d’écrire ce que fut réellement cette période de l’histoire. D’autres traitent du Moyen Âge plus librement, en le considérant comme une source d’inspiration parmi d’autres. Finalement, ce que nous entendons aujourd’hui par « Moyen Âge » est le fruit des idées que nous avons sur les vestiges matériels qu’il nous reste de cette période. Ces vestiges sont conservés parce qu’ils renferment des valeurs inestimables liées à la mémoire, à l’authenticité et à l’ancestralité. Ces vestiges renvoient à des « mondes qui existaient mais qui n’existent plus et qui sont donc des mondes possibles, des mondes hypothétiques que nous devons imaginer que nous devons imaginer à peu près de la même façon que nous imaginons les mondes hypothétiques projetés par une fiction » (Rider, 2010). Autrement dit, le passé devient un « monde possible » dans lequel on se projette à l’aide de supports matériels : les vestiges (Heinich, 2009 ; Rider, 2010). Par un travail d’imagination, la proposition d’un monde s’impose à l’observateur de vestiges. L’observateur se réapproprie le passé des vestiges si l’on admet que l’appropriation désigne le « processus par lequel la révélation de nouveaux modes d’être donnent au sujet de nouvelles capacités pour se connaître » (Rider, 2010). Les mondes imaginés par les visiteurs sont étranges, ils sont différents de la « conformité » des mondes passés admises par les historiens. Parce que leurs approches du passé diffèrent, la liberté d’imaginer des mondes passés par le biais des vestiges est beaucoup plus grande dans la société en générale que chez les historiens (Rider, 2010). Dès lors, le terme « Moyen Âge » ne désigne plus seulement une période dans le Temps, qui serait exclusivement investie par les disciplines historiques et dont il faudrait rendre compte de la façon la plus nette et la plus fidèle possible. L’intérêt pour le Moyen Âge transcende le désir d’historicité, le Moyen Âge devient une émanation visuelle. « Le passé est une catégorie esthétique et dramatique à part entière […] Dans quantité d’œuvres et de pratiques, le passé est présent sans historicité » (Bartholeyns, 2010 : 48-49). La présence du passé dans notre société se manifeste par des processus de création, de réception, d’immersion. Au fond on se rend compte que l’on a affaire à un « passé sans histoire » (Bartholeyns, 2010).