De l’inquiétude à l’épouvante
Dans le monde tragique, la crainte est le sentiment humain dont la présence est la plus sensible. En un sens, nous pourrions dire que la crainte est en quelque sorte la misère de l’homme. Les personnages des tragédies ont des motifs d’angoisse variés, ils sont constamment dans l’expectative. En effet la crainte contamine d’autres sentiments, et notamment l’espoir qui semble intrinsèquement lié à l’idée que l’avenir est généralement cause de crainte. Sous toutes ses formes, la crainte joue un rôle constant dans la tension dramatique. Il suffit de s’intéresser au vocabulaire pour se rendre compte que la crainte circule tout au long des pièces. Non seulement les mots φόβος (phobos), δεῖμα (deïma), τάρβος (tarbos), φροντίς (phrontis), μέριμνα (mérimna), etc., qui signifie « la peur », « la crainte » se retrouvent à chaque instant avec leurs composés, mais aussi les expressions imagées où la crainte est décrite par ses symptômes sans être nommée directement. Chez Euripide50 et chez Sophocle, les personnages disent parfois qu’ils ont peur mais ils ne décrivent pas ce qu’ils éprouvent. Ainsi Chrysothémis nous renseigne seulement sur la peur de sa mère sans évoquer ses symptômes : Ἐκ δείματός του νυκτέρου, δοκεῖν ἐμοί, « elle obéit, je pense, à sa peur de la nuit »51 . En revanche, chez Eschyle, la crainte a beau être indicible, il y a un souci de description et les manifestations physiques constituent une série d’impressions senties de l’intérieur. C’est la raison pour laquelle la précision des détails contribue à communiquer l’angoisse. Tout d’abord, le plus simple des signes qui trahit l’émotion est le battement accéléré du cœur : ὀρχεῖται δὲ καρδία φόβῳ, « mon cœur palpite d’épouvante »52 ou encore, le bond du cœur : πέπαλται δ’ αὖτέ μοι φίλον κέαρ τόνδε κλύουσαν οἶκτον, « mon cœur de nouveau bondit, quand j’entends pareilles plaintes » 53. De manière plus animée encore, ce mouvement du cœur se matérialise par un pas, une danse54. Mais, quelle que soit la métaphore usitée, nous remarquons que ce mouvement du cœur s’exerce à l’intérieur de la poitrine. En même temps que ces battements de cœur, la crainte peut provoquer un frisson et un sentiment de froid, correspondant davantage à l’horreur qu’à l’appréhension. Le frisson s’exprime par le verbe φρίσσειν (phrissein), « frissonner », qui désigne sans doute à l’origine le hérissement de la peau qui soulève les poils. La sensation de froid s’accompagne également d’un changement de couleur qui est lié à la fois au foie : δῆγμα δὲ λύπης οὐδὲν ἐφ´ ἧπαρ προσικνεῖται, « sans que nul chagrin pénètre et morde le foie »55 et à la bile : προσέστη καρδίαν κλυδώνιον χολῆς, « un flux de bile vient heurter mon cœur »56. Devant ces bouleversements, l’homme épouvanté cesse en quelque sorte d’être lui-même. Nombreux sont les personnages qui gémissent sur l’avenir tout en versant des flots de larmes. La Pythie, elle, est sans force, lorsqu’elle voit les Érinyes, elle est prise d’une frayeur telle qu’elle ne peut plus tenir sur ses jambes57 . Généralement sous l’effet de la crainte, les personnages perdent la parole ou ont du mal à raisonner clairement, comme en témoigne l’épisode de l’Agamemnon58 où le chœur des vieillards est sous le choc. Bloc uni habituellement dans l’orchestra, le chœur éclate sous les cris d’agonie du roi, pour laisser la place à douze individus épouvantés qui essaient de délibérer. Ils ne savent que proposer des avis contradictoires et se révèlent incapables d’agir. De leur discussion, rien ne découle, ni action, ni mouvement. Victimes de la crainte, les personnages luttent pour sortir de cet état de frayeur. En tant que force contre laquelle l’âme ne commande pas et qui se déchaîne en l’homme malgré lui, la crainte est une puissance indomptable et autonome. Il la subit sans la vouloir ni la comprendre. Par ailleurs, tous les exemples cités supposent une action de la crainte dans le corps.
Le malheur succède à la violence
Si les Grecs ont créé le genre tragique, ce n’est pas par hasard. Il n’existe pas dans l’histoire du théâtre de genre qui soit à cet égard aussi net et éloquent que la tragédie grecque en ce qui concerne l’expression de la violence et des souffrances. Confrontés à l’existence de la violence et sensibles à ses horreurs, les poètes ont créé un genre littéraire capable de protester contre elle de façon inoubliable. En faisant de la tragédie le miroir de la cité, ils se sont toujours attachés à réprouver et à condamner la violence dans leurs pièces. Pour expliquer cela, nous pourrions évidemment avoir recours à des explications se référant à la pensée d’Aristote sur la tragédie. Celle-ci représentait, selon lui, une κάθαρσις « catharsis », écrit aussi « katharsis »62, c’est-à-dire une purgation des passions et, par suite, des violences qui en sont le résultat. En montrant la violence au travail par la représentation de conflits, de divisions, d’anéantissement qui menace de tout emporter, les poètes grecs ont montré le pire sur scène pour éviter qu’il ait lieu dans la cité. Ainsi le spectacle tragique prévient le spectateur de la tentation des passions mauvaises en lui montrant leurs conséquences terrifiantes et fatales. Ces conditions ont permis de faire du spectacle des pires violences une grande protestation qui est révélatrice de la pensée grecque. Les poètes tragiques nous ont légué quantité de pièces où l’action et la tension dramatique reposent sur ce thème. Aussi pouvons-nous comprendre la place importante accordée à la violence dans ces tragédies grecques et concevoir sa présence comme un renseignement sur la pensée profonde des Grecs en ce domaine. Aristote disait que la tragédie visait à inspirer la crainte et la pitié63. Rien ne peut mieux que la violence susciter ce double sentiment. Or, la mythologie grecque fournissait à cet égard les exemples les plus monstrueux que nous puissions imaginer. La violence pouvait être liée aux passions humaines de l’amour – Clytemnestre et Égisthe ont une relation adultère –, de la jalousie – Clytemnestre prétend tuer Agamemnon à cause de Cassandre –, de la vengeance, ou simplement suite à un égarement de la pensée. Elle semble aussi très souvent liée à des circonstances extérieures comme la tyrannie en politique – celle de Clytemnestre et d’Égisthe –, ou bien sans parler des violences de la guerre civile, la guerre entre cités. L’Agamemnon d’Eschyle est tout rempli de l’image de la guerre de Troie : les souffrances du combattant, la mort des victimes, la brutalité du combat, les impiétés mêmes qui sont liées à la victoire sont évoquées. Il est donc indéniable que ce genre littéraire en tant que tel est intimement lié à la violence. Parmi toutes les formes de violence, nous pouvons dire que celle qui traite de la légende d’Oreste est sans doute la plus élémentaire et la plus caractéristique, puisqu’il s’agit de meurtres et de vengeance, au sein d’une famille. La violence des mots est alors immédiate, directe et brutale. Néanmoins, il est intéressant de remarquer que l’expression de la violence n’apparaît véritablement que dans les paroles des personnages. Ne dit-on pas communément que les mots font plus mal que les coups ? Les poètes tragiques partagent cette idée. En effet ils ont pris soin de ne jamais montrer la violence dans les actes, même s’ils ont évoqué avec beaucoup de détails la préparation de la violence, et c’est toute l’originalité de ce théâtre. Il se refuse, en général, à présenter la mort sur scène. Alors qu’une tragédie de William Shakespeare se termine par une quantité de morts violentes et de cadavres présents sous nos yeux65, la tragédie grecque ne connaît que quelques exceptions à cette règle qui veut que le meurtre, le suicide ou la mort se passent loin de notre vue. Alors que nos habitudes modernes, dominées par le cinéma ou la télévision, nous confrontent au spectacle de la violence en pleine action, la tragédie grecque évite de le faire. Jamais nous ne voyons Oreste tuer Clytemnestre et Égisthe ; soit un messager nous rapporte la mort d’un personnage, comme la mort d’Égisthe chez Euripide, soit nous entendons des cris de supplications et d’agonie venus du palais, comme la mort de Clytemnestre chez Sophocle par exemple. En revanche, les poètes grecs se sont plu à montrer le résultat de la violence en dévoilant des cadavres sur scène, et ceci dans le seul but de faire accroître les souffrances humaines.
Une situation royale et familiale en péril
Les Atrides non seulement appartiennent à une cité mais sont aussi étroitement intégrés dans une lignée. Les événements qui se déroulent dans les pièces montrent des êtres en perpétuelle évolution : les personnages changent de catégorie sociale au fur et à mesure des péripéties de l’action. Sur les plans moral et civique, les conséquences de ces changements de statuts trouvent une résonance dans les valeurs perverties des protagonistes. Dans la mentalité grecque, erreurs et fautes se transmettent d’une génération à l’autre, mais pas seulement. Leurs faiblesses et leurs manques de discernement se répercutent comme une onde de choc dans la cité.
Le renversement des statuts sociaux
Le monde dans lequel évoluent les personnages est un monde où règne le chaos le plus total. Dans l’univers tragique, « le désordre est bien grand dans les choses divines comme dans les choses humaines », πολὺς ταραγμὸς ἔν τε τοῖς θείοις ἔνι κἀν τοῖς βροτείοις70. Le monde divin et le monde humain s’interpénètrent dès lors que l’homme se laisse aller à la démesure. Mais qu’en est-il des personnages eux-mêmes ? Comment leur situation évolue-t-elle ? Tous les protagonistes des pièces opèrent un changement de statut social qui s’accompagne d’une remise en questions de leurs privilèges. Ce bouleversement social se révèle à trois niveaux distincts. Tout d’abord, le changement le plus brutal et le plus irrévocable concerne la perte totale de tout statut. Agamemnon était un roi bon et juste, responsable du peuple, il était écouté et il le guidait dans les épreuves, en respectant la justice et la volonté des dieux. Il était un souverain respecté et aimé71 qui, malgré toute sa perspicacité, est mort des mains de sa femme et de celles de son amant. Dans la pensée grecque, lorsque se réalise un assassinat, cette mort devient un refus de statut opéré par l’assassin vis-à-vis de l’homme assassiné. Par ailleurs si, comme bien souvent dans ce cas, les rituels de funérailles ne sont pas accomplis, cela montre une double volonté d’anéantir l’identité du mort.
Le renversement des valeurs morales civiques
Le danger encouru du fait des crimes commis à chaque génération prend davantage d’importance dans la mesure où ces meurtres ont lieu au sein d’une famille royale. Agamemnon, le chef de famille et le chef de l’État, fait partie de ces personnages qui compromettent l’équilibre de la cité en se laissant aller à leurs passions et à leurs faiblesses. En effet dans ce monde où les ambitions éclatent, les hommes se soucient peu de respecter les lois morales. Ainsi Agamemnon choisit-il de sacrifier sa propre fille, Iphigénie, pour le salut de l’armée. Or, si nous observons le texte avec attention, Artémis n’exige pas du roi qu’il la sacrifie, elle lui offre plutôt une sorte de marché : s’il veut détruire Troie, il doit en payer le prix. Or, non seulement Agamemnon accepte de le payer, mais il le désire et ose affirmer : Παυσανέμου γὰρ θυσίας παρθενίου θ᾽ αἵματος ὀργᾷ περιοργῶς ἐπιθυμεῖν θέμις. « Si ce sacrifice, ce sang virginal enchaîne les vents, avec ardeur, ardeur profonde, on peut le désirer sans crime. » 83 Quant à l’anéantissement complet de Troie, il prétend encore que c’est la volonté des dieux, mais il reconnaît la part qu’il a prise lui-même dans ce châtiment sans mesure. En effet, pour faire cette guerre, la volonté des deux Atrides s’accorde à la volonté de Zeus – punir Pâris d’avoir enlevé Hélène et d’avoir emporté avec lui les richesses de Ménélas. Lui qui a sacrifié à sa volonté passionnée de vengeance, à son orgueil de chef et de conquérant, la vie de sa propre fille, puis celle de tant de guerriers et d’innocents massacrés à Troie, est incontestablement coupable de démesure et d’ambition. Agamemnon avance le prétexte d’avoir suivi le désir de l’armée en choisissant de sacrifier Iphigénie : φήμη γε μέντοι δημόθρους μέγα σθένει, « de la voix de mon peuple grande est la puissance »84. Or, il se rend coupable de mensonge dans la mesure où il suit sa propre inclination. Que se serait-il passé si l’armée d’Agamemnon avait été vaincue par les Troyens ? Nous pouvons supposer que le peuple argien serait passé sous la domination de Troie ou réduit en esclavage. Le bon fonctionnent de la cité dépend par conséquent du jugement d’un seul homme lorsqu’il est question d’ambition politique. Agamemnon, sûr de sa supériorité, choisit la guerre parce que justement il incarne les valeurs de l’homme qui ne peut supporter d’avoir été insulté, à travers son frère Ménélas. Nous pourrions émettre toutefois une nuance quant au personnage d’Agamemnon. Au-delà de son manque de discernement au sujet de la guerre de Troie, c’est un roi dont les sujets sont loyaux et fidèles. Le peuple ne murmure contre lui que lorsqu’il est responsable des nombreuses morts causées par la guerre et ces murmures ne sont alors que le signe de sa faute et l’annonce du châtiment que lui imposeront les dieux.