L’influence de la reconnaissance sur la puissance d’agir
La pratique du journal : un traceur biographique
Depuis 2008, je suis entrée dans la pratique du journal qui me permet d’avoir un lieu qui développe mes idées et les organise, le Récit d’investigation professionnelle est également un instrument « journal ». Jean-Jacques Schaller, lors d’une rencontre, en 2012, avec des étudiants guyanais, leur expliquait que cet outil n’était pas de l’esthétisme, mais quelque chose qui permet de laisser des traces. C’est une forme de réflexivité, un lieu où aucune contrainte n’est ressentie, c’est un outil propre à chacun, un lieu d’expression libre. Nous pouvons considérer le journal comme un tiers lieu, un espace hétérotopique au sens de Michel Foucault159 et aussi un espace de braconnage selon Michel de Certeau160. Tout comme les récits ou les histoires de vie, le journal intègre le champ de l’approche biographique. Il se pose comme une des techniques de soi qui s’institue dans une démarche heuristique c’est à dire une démarche ouverte à la découverte et non fermée à l’intuition. La pratique du journal, via les travaux de René Barbier sur le journal de recherche et ceux de Rémi Hess, a accompagné l’ensemble de cette recherche. Le champ de la recherche biographique initié et développé par Christine Delory-Momberger permet de relier le concept de la pratique du journal à la mise en intrigue de soi-même hors d’un récit autobiographique. Cette pratique diariste est un principe heuristique d’accès à la connaissance, elle permet de suivre l’évolution de sa pensée et d’organiser ses idées, ce qui est indiscutablement essentiel dans le cadre d’une recherche. Le nom commun « journal » nous fait inévitablement glisser vers le mot « écrire ». Le stylo qui glisse sur la feuille où les doigts qui courent sur un clavier d’ordinateur sont un prolongement naturel de la pensée. Il s’agit d’une intersection entre le sens et la matière. L’écriture est un acte de représentation de soi au monde. Les lettres, juxtaposition de signes qui n’ont aucun sens en eux-mêmes sont un voyage du passage du signe au sens. Écrire « c’est le voyage intellectuel, le plus gigantesque de notre vie » Le journal ne date pas d’aujourd’hui et il a eu toute sa place au sein des structures familiales, mais aussi dans la littérature. Ainsi, il est possible de citer les livres de raison du quinzième siècle. Ces journaux, nommés livres de raison, étaient tenus par des gentilshommes, des marchands et des religieux ; ils ne concernent que très rarement la couche populaire comme nous l’indique le tableau162 consulté sur Internet et qui rassemble l’intitulé des livres de raison conservés dans des fonds publics, il y en a 1245163 , du quinzième au vingtième siècle. Le journal intime ou journal de confessions a également toute sa place dans le champ de la recherche biographique. Le journal intime mis en relation avec les progrès technologiques connaît une explosion massive. En 2009, nous pouvions observer 482 000 occurrences sur Google avec la phrase « créer son journal intime ». En 2016, nous en observions 530 000 et en 2017 560 00 occurrences. Ce type de journal est une forme d’écriture pour soi qui n’est pas destiné, normalement, à être socialisé. Le journal intime n’est pas toujours cité en tant que tel, il n’est pas toujours un lieu de papier précis, il peut se disperser dans divers documents, il ne constitue pas toujours une unité, nous pourrions donc parler parfois de pages intimes. Dans certains de ces journaux, nous pouvons concevoir aussi clairement que dans un journal de recherche, comment les idées prennent forme et s’organisent et comment le rédacteur biographise son expérience. Deux journaux font référence en la matière : – Le journal de Henri-Frédéric Amiel (1821-1881) tenu de 1839 à 1881, journal qui comportait 17 000 pages. Il atteignit la postérité grâce à ce document retrouvé après sa mort. « Les courts extraits qui furent publiés, en deux volumes, provoquèrent une grande sensation à cause de la clarté de sa pensée, de la sincérité de son introspection, de l’exactitude des détails, de sa vision découragée de l’existence et de sa tendance à la critique de soi » 164 . Il ne se contentait pas de laisser des vides dans son journal, même s’il n’avait rien à dire et se contredisait lui-même en écrivant « aujourd’hui rien à écrire », cela signifie donc que même les ellipses, les manques, les absences peuvent s’écrire au sein d’un journal. Et d’ailleurs combien de « aujourd’hui rien à écrire » en 17 000 pages ? – Marc-Antoine Jullien, avec son ouvrage Essai sur l’Emploi du Temps en 1808, propose quant à lui, une méthode d’introspection de soi-même via l’outil journal. Cette introspection se découpe par moment. Cette pratique permet d’avoir la libre disposition de ses idées grâce au système diaristique de l’introspection.
Le choix des structures associatives
J’ai choisi deux terrains pour faire le pendant des difficultés liées au handicap physique à celles liées au handicap social. Ainsi, j’ai pu avoir le matériau nécessaire pour démontrer la similitude des mécanismes de la reconnaissance et des capacités d’action liées aux situations des personnes et en situation de vulnérabilité. La question de l’importance du regard se posait également dans les mêmes conditions pour les sujets des deux terrains choisis. Je n’ai pas choisi mon lieu de travail comme terrain, bien que parallèlement je m’en sois nourrie pendant une dizaine d’années, ce qui m’a permis de développer mes connaissances en termes de situations de vulnérabilité et d’aller à la rencontre des sujets que l’institution nomme « usagers ». Pour ma part, je les nommerai « sujets », terme bien plus vivant et non connoté « usés » ou « usagés ». J’évite également volontairement le terme de « bénéficiaire » qu’utilisent également certaines institutions. En effet, prenons l’exemple de la caisse d’allocation familiale qui verse les prestations aux personnes les plus en difficultés, comment peut-on nommer une personne, qui survit avec un revenu minimum, un bénéficiaire ? C’est humiliant. Le degré d’implication du sentiment de reconnaissance connaît un pouvoir similaire sur les capacités d’agir du sujet, et par extension de sa puissance d’agir, qu’il soit en situation de handicap moteur ou en situation de fracture sociale. C’est à partir de cette intuition que j’ai décidé de me rendre sur les deux terrains que sont la structure l’Étincelle et l’association Emmaüs défi. Il s’agissait d’aller à la rencontre d’autrui et non pas de prendre ce que je cherchais pour ensuite « m’enfuir ». J’ai donc eu des échanges entre pairs humains qui vivaient chacun des situations différentes liées au handicap physique, mental ou social. Ils m’ont prêté leur parole et je leur ai rendu en retour sous diverses formes comme nous le verrons dans le détail de mes investigations aux chapitres suivants. Dans un premier temps, je présenterai chaque structure puis dans un second temps, pour chacune d’entre elles, je ferai un point sur la commande et ses conditions de réalisation puis j’expliquerai comment le projet a mué et convergé vers ma question de recherche. Enfin, je présenterai tour à tour les protagonistes de ma recherche.
Le foyer l’Étincelle
De 2012 à 2013, un groupe de travail composé de quatre étudiantes de Paris XIII et du CNAM (centre national des arts et métiers) et de la nouvelle direction de la structure, s’est constitué afin de répondre à une commande faite par la directrice du foyer l’Étincelle. Il s’agit d’un foyer d’hébergement pour personnes handicapées, situé en bordure immédiate de Creil à Verneuil-en-Halatte, mais il est communément appelé le foyer Étincelle de Creil. C’est également un « Ésat » (Établissement et Service d’Aide par le Travail), ce que l’on appelait les « CAT » (Centre d’Aide par le Travail), jusqu’à la loi du 11 février 2005167 ; les « Ésat » ont reçu la mission renforcée d’avoir des activités aidant leurs travailleurs handicapés. Ce foyer est géré par une « association loi de 1901 » 168; il existe depuis une cinquantaine d’années et accueille des personnes en situation de handicap de type IMC (incapacité motrice et cérébrale) ainsi que d’autres types de handicaps nécessitant une prise en charge quotidienne adaptée. Elle a été créée par mademoiselle Borin et financée par son père Philibert Borin, un notable de la région, mademoiselle Borin est atteinte de handicap. Cette structure n’hébergeait initialement que des jeunes femmes puis l’établissement est devenu mixte en 1990. Le nom de la rue où est situé le foyer d’hébergement porte le nom du grand-père de mademoiselle Borin. Elle loge toujours dans la structure, elle vit donc sur place dans un logement de fonction ; elle a 85 ans et a dirigé le foyer durant dix ans. Une direction qui avait comme objectif de faire plus d’économies a succédé à mademoiselle Borin, en adoptant une gestion pyramidale, à l’ancienne. Depuis 2012, Johane Allouch assure la direction de la structure, avec une approche tentant d’associer davantage les membres du foyer à diverses décisions administratives. C’est elle qui est à l’origine de la demande d’intervention de quelques universitaires pour apporter un regard extérieur sur sa structure. La résidence n’est pas isolée, ce qui est important pour l’intégration des résidents, car ils peuvent ainsi plus aisément garder un lien avec la société. De nos jours, les mentalités sont plus ouvertes qu’à l’époque de la première maison pour handicapés mentaux qu’avait ouverte Lino Ventura qui a dû se battre pour que sa première maison d’accueil puisse être implantée près d’habitation : les riverains hurlaient au scandale169 ! Un projet d’extension du foyer Étincelle, remontant à une quinzaine d’années, a eu du mal à voir le jour. En effet, il fut abandonné au bout de huit ans puis reprit en l’état et il a fallu attendre cinq ans supplémentaires pour que le projet démarre et que les travaux commencent. Le 11 mai 2011, quinze jours avant l’inauguration, un incendie se déclarait. La nouvelle construction comportait 14 studios avec des locaux collectifs, tout a pris feu. L’origine de cet incendie était liée à un problème de soudure de la part d’un des plombiers. Cet incendie a créé un véritable traumatisme pour l’ensemble des résidents, mais a été révélateur dans la non-prise en compte de la parole de ces derniers. Effectivement, la nouvelle direction a pu diagnostiquer que l’ensemble des résidents n’avaient pas été consultés et impliqués dans le projet de construction des 14 studios.