La référence et les expressions référentielles
La référence, qu’est-ce que c’est ?
Abbot (2010 : 1) introduit sa monographie sur la référence avec la formulation préthéorique suivante : « reference has something to do with the way linguistic expressions are related to whatever it is that we use them to talk and write about ». Cette relation est à la fois basique et complexe. Elle est basique, parce qu’elle est au centre même du langage, formalisée par exemple dans l’Organon-Modell de Bühler (1934) comme fonction représentative du langage, puis dans sa suite comme fonction référentielle dans le modèle de Jakobson (1963). C’est en même temps une question devenue très complexe, parce qu’elle ouvre sur des champs aussi vastes et différents que la relation entre langue et pensée, la logique et l’épistémologie en philosophie, ou sémantique et pragmatique en linguistique. Cette question occupe les penseurs depuis l’Antiquité, et des réponses divergentes ont été données en fonction de la discipline du champ d’investigation, de même qu’à l’intérieur de chaque discipline les approches ont mené à des angles d’approche différents, avec une terminologie loin d’être homogène. Notre but ici n’est pas de rendre compte des développements et ramifications de différentes approches de la question de la référence1 , mais plutôt de situer différents angles exploités pour l’aborder. Nous allons donc commencer au niveau élémentaire qu’est la fonction référentielle du langage.
Fonction référentielle et relation sémiotique
L’embryon des réflexions sur la référence est à chercher dans la relation sémiotique, dont la définition la plus classique est sans doute l’aliquid (stat) pro aliquo – quelque chose tient lieu de quelque chose. Définir ce qu’il faut entendre par « quelque chose », et surtout par « tenir lieu de » est l’objet de la sémiotique et de la sémantique principalement. Selon les approches, il existe là aussi une profusion de conceptions partiellement ou totalement divergentes, et des termes qui sont employés avec des significations différentes selon les approches et auteurs. La vue la plus répandue à ce jour dans les sciences du langage est une relation triadique, dont le représentant le plus célèbre est le triangle sémiotique d’Ogden & Richards (1946 [1923]) : Nous n’avons pas l’intention ici de dresser le tableau des différentes conceptions qui ont vu le jour dans ce que Heger (1969 : 45) qualifie de « discussion millénaire ». Il nous semble cependant nécessaire de rappeler que les traditions sémiotique et sémantique ont été concernées davantage par la langue en tant que système que par le langage en tant qu’outil de communication. L’évacuation des locuteurs de ces modèles de la référence en est le témoin. Cela est reflété également par la distinction fondamentale que voit Heger (1969) entre différentes interprétations de cette relation triadique, où la référence peut être comprise soit comme « l’acte psychique individuel qui établit une relation entre le symbole et le référent », soit comme « les conditions qui rendent possible l’établissement d’une relation entre le symbole et le réfèrent » (Heger, 1969 : 46). Selon cet auteur, la première définition suppose donc une « occurrence individuelle » du symbole, l’actualisation d’un lexème dans un énoncé produit par un locuteur à un moment donné, qui tient lieu d’un référent qui peut être spécifique ou générique : « Une chose quelconque – comme par exemple le papier sur lequel j’écris cet article – ou une classe de choses – comme le papier en général si je parle de ses qualités, de sa fabrication ou de ses emplois possibles » (Heger, 1969 : 44) Quant à la seconde définition, elle permettrait au contraire seulement une définition systémique, où le symbole doit être compris comme lexème. Selon les approches, la référence sera comprise comme concept ou signifié ; et le référent n’est pas l’objet individuel, mais la classe des objets satisfaisant aux traits du concept, de la référence. Cette seconde relation est ce que dans d’autres approches sera appelé la dénotation. Ce terme aussi a connu des définitions diverses dans la littérature, et nous le comprenons ici dans le sens plutôt large de Lyons, qui l’oppose à la référence de la façon suivante : « How does denotation differ from reference? In the previous section, it was stressed that reference is an utterance-bound relation and does not hold of lexemes as such, but of expressions in context. Denotation, on the other hand, like sense, is a relation that applies in the first instance to lexemes and holds independently of particular occasions of utterance. » (Lyons, 1977a : 208) Une première distinction entre différentes conceptions de la référence opère donc au niveau langue versus langage, type versus token, système versus usage.2 La seconde distinction que nous tenons à rappeler est étroitement liée à la première, et concerne la place accordée aux locuteurs dans la schématisation de l’acte de référence. Deux conceptions de la référence coexistent, une conception dite sémantique (nous la comprenons comme sémantico-sémiotique, plutôt), et une conception dite pragmatique (voir Abbott, 2010), et qui diffèrent, entre autres, dans leur conception du rôle du locuteur. Dans la première conception, la relation référentielle est comprise comme reliant une expression linguistique à l’entité à laquelle elle réfère, comme dans le schéma d’Ogden & Richards (1946 [1923]) par exemple. Ceci revient à considérer que, si je dis cette chaise est inconfortable, c’est l’expression cette chaise qui réfère à la chaise réelle sur laquelle je suis en ce moment assise. Cette conception sémantique laisse donc en dehors le locuteur. Dans son article « On Referring », Strawson (1950) critique explicitement cette position en distinguant les expressions linguistiques et leurs usages, en disant que « “mentioning”, or “referring”, is not something an expression does ; it is something that someone can use an expression to do »(1950 : 326). Dans cette seconde conception, davantage pragmatique, c’est donc le locuteur qui réfère à telle ou telle entité par le moyen d’une expression linguistique. Lorsque nous nous intéressons non pas aux caractéristiques des expressions linguistiques dans la langue-système, mais au contraire au langage-discours et aux facteurs qui conduisent le locuteur à choisir telle ou telle expression linguistique pour référer dans un contexte donné, il semble évident qu’inclure et le locuteur et l’interlocuteur dans ces réflexions est nécessaire. Pour Strawson, ne pas considérer le locuteur équivaut à s’intéresser aux expressions en tant que type ou expression de la langue, plutôt qu’aux expressions token ou en usage, utilisées par un locuteur donné à un moment donné. Or cela, selon Strawson, serait confondre l’acte actuel de référence et ce qu’il appelle meaning : « […] to talk about the meaning of an expression or sentence is not to talk about its use on a particular occasion, but about the rules, habits, conventions governing its correct use, on all occasions, to refer or to assert. »(Strawson, 1950 : 327) En cette dernière position, nous retrouvons les distinctions opérées par Lyons entre dénotation et référence (cf. ci-dessus).
Référent ou Objet de Discours ?
Dans l’introduction à ce chapitre, nous avons employé à dessein le terme chose pour désigner ce dont on parle, pour éviter d’avoir recours à d’autres termes, nécessairement tout aussi vagues à ce stade du chapitre, comme objet. Ces termes, pour lesquels il serait nécessaire également de donner une définition, présentent le désavantage de pouvoir orienter le lecteur d’emblée et malgré nous vers une certaine acception (objet pouvant suggérer par exemple une certaine constance physique). Cette « chose », nous allons la définir comme une entité, dans le sens de Lyons (1977b). Lyons distingue entre entités de premier, second et troisième ordre (first-, second- and third-order entities (1977b; chap. 11.3)). Nous n’allons pas nous attarder ici sur les différences entre ces trois types d’entités (qui diffèrent dans leur degré d’abstraction et d’ancrage spatio-temporel) ; ce qui nous intéresse ici est l’étendue des entités auxquelles il est possible de référer par le moyen d’expressions linguistiques. En effet, pour le dire avec Lyons (1977b : 445), appeler quelque chose une entité ne veut dire rien d’autre que cette chose existe (ou est considérée comme telle) et que l’on peut y référer. Pour donner des exemples rapides de chaque catégorie, les entités de premier ordre sont des personnes et objets, concrets, distincts et individuels (comme chat, arbre, bébé). Les entités de second et troisième ordre sont toutes abstraites, mais diffèrent quant à leur ancrage spatio-temporel : « By second-order entities* we shall mean events, processes, states-of-affairs, etc., which are located in time and which, in English, are said to occur or take place, rather than to exist; and by third-order entities*we shall mean such abstract entities as propositions, which are outside space and time. » (Lyons, 1977b : 443; les astérisques sont de l’auteur et renvoient à l’index) Pour les entités de second ordre, telles que EVENT, PROCESS, STATE, l’on dira qu’elles ‘ont lieu’, alors que celles de troisième ordre ne sont pas présentées comme se déroulant, mais comme existantes, telles que REASON, PROPOSITION, THEOREM. Ce à quoi il est possible de référer inclut alors aussi bien des personnes et objets comme PAUL ou la CHAISE que des entités plus abstraites comme le COUCHER DU SOLEIL ou L’AMOUR. Qu’en est-il alors des entités fictives telles qu’une LICORNE ou le PERE NOËL ? S’il y a eu tellement de débats autour de cette question, c’est parce que logiciens et philosophes se sont attachés à la question de l’existence ainsi qu’à celle des conditions sous lesquelles une proposition pouvait être considérée comme vraie, congruente avec les états et faits du monde qu’elle est censée représenter (valeurs de vérité). Selon Lyons (1977a : 183), « existence is a tricky concept in any case, and we must allow for various kinds of existence pertaining to fictional and abstract referents ». Ceci tiendrait compte des cas de référents qui existent seulement dans un univers fictif 3 , mais permettrait également de contourner le problème des cas où une description est fausse : Lyons cite en exemple le cas d’une personne qui confond (par méconnaissance ou délibérément) un professeur de linguistique avec le facteur : « The speaker (and perhaps also the hearer) may mistakenly believe that some person is the postman, when he is in fact the professor of linguistics, and incorrectly, though successfully, refer to him by means of the expression ‘the postman’. It is not even necessary that the speaker should believe that the description is true of the referent. He may be ironically employing a description he knows to be false or diplomatically accepting as correct a false description which his hearer believes to be true of the referent »(Lyons, 1977a : 182) Un deuxième problème de la définition de la notion de référent a été traité comme une autre question d’ordre ontologique, lié non plus à la question d’existence, mais à celle de persistance du référent dans le temps du discours, celle d’identité. Selon Charolles & Schnedecker (1993), le problème de l’identité et de ses transformations a déjà occupé les philosophes et logiciens depuis l’Antiquité. Toutefois, la dimension linguistique de ce problème apparaît, toujours selon ces auteurs, pour la première fois dans les travaux de Yule (1982) et Brown & Yule (1988 [1983]) avec le problème des référents dits évolutifs, qui subissent des transformations mais auxquels il est néanmoins fait référence par des pronoms consécutifs et qui sont interprétés comme coréférentiels : Exemple I-1 – Brown & Yule (1988 [1983]), cité de Charolles & Schnedecker (1993 : 109) Tuez un poulet actif et bien gras. Préparez-le pour le four. Coupez-le en quatre morceaux et faites-le rôtir avec du thym pendant une heure. Le problème est alors celui de l’identité ou de coréférence entre les anaphores pronominales et l’antécédent lexical de la première phrase : notamment le fait que le poulet, une fois tué, ne peut plus être qualifié d’actif et que dès lors le remplacement du pronom anaphorique par son antécédent donne un résultat étrange. Après avoir examiné différentes propositions de solution pour ce problème, les auteurs concluent qu’il serait salutaire de distinguer identité et coréférence, et que « Le pronom ni ne marque ni ne garantit que l’entité à laquelle il réfère se trouve dans le même état que celui qui était le sien au moment où elle a été introduite dans le discours comme réfèrent de son antécédent. Il se contente de signaler que, relativement à certains critères d’individuation sortaux, une certaine entité ayant été préalablement fixée dans le discours continue à exister ou, plus exactement, est encore accessible, et même hautement accessible. » (Charolles & Schnedecker, 1993 : 121) L’emploi de la notion de sortal revient, selon la critique d’Apothéloz & Reichler-Béguelin (1995), à s’interroger sur l’essence des objets physiques. Selon ces auteurs, la tâche du linguiste n’est pas dans ce qu’ils qualifient de physique naïve : Il ne s’agit pas alors d’une question d’ontologie, mais de la question du référent tel qu’il est donné et transformé dans et par le discours, ou plus précisément, de la construction discursive du référent (voir notamment Mondada, 1994; Mondada & Dubois, 1995). Une telle conception constructiviste de la référence est aussi ce qu’adoptent explicitement Apothéloz & Reichler-Béguelin (1995)4 . Ils proposent de distinguer le référent en tant que « la chose extralinguistique – comme réalité mondaine externe » et « l’objet-de-discours, représentation alimentée par l’activité langagière ». Les objets-de-discours sont conçus comme des « construits culturels », et reflètent « l’état de la mémoire discursive » plutôt que « l’état du monde » (1995 : 239). Nous allons, dans cette thèse, utiliser principalement le terme de référent, et comprendre par là l’objet extra-linguistique auquel les locuteurs réfèrent. Nous ne souhaitons pas remplacer systématiquement référent par objet-de-discours (OD dorénavant) – solution radicale contre laquelle se défendent aussi Apothéloz & Reichler-Béguelin en la qualifiant de « sémiose déconnectée de la réalité »(1995 : 240). De plus, dans une dimension référentielle en lien avec le développement enfantin, nous ne pouvons savoir quelles représentations mentales ont les enfants des objets extralinguistiques dont ils parlent et dont on leur parle, mais il paraît possible que cette représentation mentale soit très simple et concrète. Enfin, d’un point de vue méthodologique, enregistrer et traiter toutes les transformations subies par un OD au fur et à mesure de sa construction n’était pas le but principal de notre travail et peut-être peu fructueux avec ce type de données, où le discours semble porter avant tout sur des objets concrets présents dans la situation d’interaction. Nous opérons donc essentiellement avec des référents en tant qu’entités de la réalité extralinguistique, sans pour autant laisser complètement de côté la question de la représentation mentale de ces dernières. Nous avons alors tenu compte des liens qui peuvent exister entre ce que nous avons identifié comme deux référents-objets différents, mais qui peuvent être traités par les locuteurs comme un seul OD en cours de construction. Pour donner un seul exemple, les relations méronymiques du type contenant-contenu peuvent donner lieu à des références par pronom lorsque les locuteurs parlent alternativement du contenant, puis du contenu, ou l’inverse, et il est possible de dire le ketchup pour parler soit de la sauce, soit de la bouteille qui la contient. L’Exemple I-2 cidessous illustre un des rares cas de référent évolutif en (b), ou le pronom démonstratif ça ne renvoie plus à la seule sauce ketchup, mais au ketchup dans lequel du sel aura été ajouté.