CHAMBRES D’ENFANTS , SEPARER, RELIER.

CHAMBRES D’ENFANTS , SEPARER, RELIER

La chambre apparaît normée comme un espace qui vise à créer un certain type d’enfant en lui proposant des techniques de soi par les objets. Dans un espace à eux, les enfants, éloignés des adultes, sont censés se développer dans leur singularité. La chambre est conçue pour opérer une séparation générationnelle et une séparation entre les enfants. Toutefois, les enfants changent, la fratrie s’accroît et les uns et les autres grandissent. Les parents sont amenés à aménager les espaces en fonction des multiples injonctions (séparation, affection, surveillance, proximité) qui se transforment constamment. Surtout, les enfants s’avèrent rarement suivre les projets parentaux et leurs envies de proximité remettent en cause les divisions imposées. Ainsi, alors que les normes établissent les enfants séparés entre eux et séparés des parents, les uns et les autres se retrouvent tous parfois dans la même chambre. 

La chambre : lieu de production de l’enfant autonome ?

La chambre marque tout d’abord bien la différence entre le collectif et l’individuel, ce qu’exprime madame Giron, mère d’Estelle : Dans sa chambre elle peut faire… non pas encore ce qu’elle veut… c’est son espace, donc elle peut y mettre le foutoir si elle veut mais pas dans le salon parce que ça, c’est une pièce commune. Pour la majorité des adultes rencontrés, la chambre individuelle est un idéal parce qu’elle permet « l’isolement ». Comme le dit monsieur Raspegui, c’est un endroit qui permet de se séparer des autres (ce qui, on le verra, correspond à une des définitions de l’autonomie). Voyons ce qu’il en est chez Mathilde. 

La chambre de Mathilde 

Chez Mathilde (7 ans), qui vit dans un grand appartement de 120 m2 avec deux adultes et deux autres enfants (de 5 et 2 ans), chaque enfant a sa chambre. La chambre de Mathilde comprend un ensemble d’objets très variés ayant des fonctions différentes.L’ameublement comprend une armoire, un porte-manteau, une commode pour ranger les habits, un lit pour dormir, une bibliothèque pour ranger les livres, une petite table basse avec une chaise d’enfant. Mathilde dispose ainsi d’un espace à soi : ses jouets, ses meubles, ses habits. Elle possède également un réveil, doté d’une veilleuse, qu’elle allume pour la nuit et éteint le matin. Ses parents stockent une part de ses habits dans leur chambre, mais il est clair que l’ameublement et le contenu des meubles induisent une sorte d’indépendance de l’enfant. Pendant la visite, Mathilde me montre ses poupées et ses peluches, qu’elle dispose sur le lit. Les peluches et poupées composent une famille. Chacune est dotée d’un nom, chacune a un rôle particulier dans les différentes histoires mises en scènes. Mathilde a beaucoup de jouets, qui se répartissent dans des bacs ou sur le sol. Elle fouille dans ses boîtes et me montre un cheval de Lego Friends.Au cours de la visite de sa chambre, Mathilde me montre divers objet qui ne sont pas des jouets provenant du secteur marchand : des objets qu’elle a fabriqués, soit à la maison, soit à l’école maternelle (quand elle y était), soit à l’école élémentaire, soit « au périscolaire », dont une partie décore sa chambre. Les objets ne sont pas des matériaux inertes ; ils agissent sur les personnes. Les travaux sur la « matérialité » ont montré, comme nous l’avons déjà souligné, que les objets et la consommation participent de la construction des identités (Dassié 2010, Kaufman, 1997, Julien et Rosselin 2005, Miller 2001). Une des caractéristiques des chambres d’enfant observées est la surabondance d’objets. Presque toutes les chambres contiennent une plus grande proportion d’objets au mètre carré que les autres espaces habités de la maison. Certes, beaucoup sont des objets miniatures.

La chambre comme espace d’activités « autonomes »

Selon la norme de séparation des corps entre adultes et enfants, l’enfant, quasiment dès sa naissance, dispose de sa chambre (Lallemand et Delaisi de Parseval 2001). Pendant les premières années, nombreux sont les parents rencontrés qui, assignant déjà l’enfant à sa chambre individuelle, font en fait des allers-retours la nuit pour calmer l’enfant qui pleure, restant dans sa chambre ou en le ramenant dans la chambre conjugale. Lorsque les enfants sont petits, entre 0 et 3 ans, il n’est pas rare, même, qu’ils dorment dans la chambre des parents, même s’ils ont une chambre, à eux seuls ou partagée avec leur frère ou leur sœur plus âgée. Les normes sont variables en la matière, mais vers l’âge de 3-4 ans, ce partage de la chambre des adultes, et souvent du lit, n’est plus considéré comme « normal ». Les parents conduisent l’enfant dans sa chambre (qui existe déjà) au moyen de différentes techniques. Lorsque les enfants m’ont fait visiter leur maison, j’aurais pu passer facilement toute la journée dans la chambre, tant celle-ci regorge d’objets de toutes sortes auxquels les enfants sont attachés. C’est notamment grâce à la chambre, en tant que pièce distincte, mais aussi et surtout grâce à l’univers matériel que la chambre comprend, que les enfants sont séparés des adultes. Contrairement à la rue, pleine de danger, la chambre apparaît comme un espace sûr, aux yeux des parents. C’est là que l’enfant peut devenir ce qu’il est. Par la séparation spatiale, par le nombre de jouets qui s’y trouvent concentrés, par la pluralité des objets à soi, la chambre apparaît comme l’espace des « techniques de soi » de l’enfant. La chambre propose un certain nombre de techniques pour fixer et transformer l’identité de l’enfant. La première de ces techniques est la construction d’un espace ludique qui permette le jeu « autonome », c’est à dire sans les parents. Une deuxième technique, à laquelle n’ont pas recours toutes les familles, est l’usage la mise en place d’un bureau pour « faire les devoirs ». A partir de 6 ans, la scolarité commence à imposer les « devoirs », et certains parents inscrivent ce changement dans l’organisation de la chambre. C’est le cas de la majorité des enfants qui disposent d’une chambre individuelle. Mais cela n’implique pas que les enfants l’utilisent. Comme on le verra plus bas, monsieur et madame Lett encouragent vivement les enfants à « faire leurs devoirs » dans leur chambre, tandis que chez beaucoup d’autres, pris par les activités de préparation culinaire tout autant que la volonté de proximité des enfants, les devoirs se font dans la cuisine. Les chambres d’enfants sont organisées comme un espace plurifonctionnel où l’enfant peut dormir, mais aussi jouer, faire ses devoirs, dessiner, lire, entreposer ses souvenirs, écouter de la musique, s’habiller, et parfois « faire de l’ordinateur » ou regarder la télévision. Cette pluralité d’activités potentielles s’adresse à l’enfant par les objets : lit, miroir, armoire, étagère, chaine hifi, jouets, livres, réveil. Cette variété d’objets institue l’enfant en tant que sujet séparé des autres, elle balise une « autonomie ». L’enfant pourrait ne sortir que pour manger. Le reste des activités – dormir, s’habiller, jouer, lire, faire ses devoirs – pourraient s’y dérouler. Cet isolement est aussi celui de la nuit. L’isolement – relatif, on le verra – crée la possibilité de construire une vie intérieure. Ainsi, Madame Rollot reconnaît à son enfant le besoin, le droit même de pouvoir se retrouver seul : en parlant de sa fille de 8 ans, elle souligne l’importance « d’avoir un endroit à elle, de savoir que c’est sa chambre, et que c’est un endroit qu’à elle, donc si elle a envie de se retrouver seule, si elle a envie de faire quelque chose dans sa chambre, c’est sa chambre ». La chambre apparaît comme une réponse à l’impératif selon lequel l’enfant doit avoir une « intimité », une vie privée. La chambre est présentée par les parents, comme un espace qui construit l’enfant en tant qu’individu : dans les entretiens, les parents n’ont cessé d’utiliser le possessif pour caractériser cet espace : il ou elle a « sa » chambre, et « ses objets » et « c’est important qu’il ait sa chambre ». La chambre est souvent prête dès la période de gestation de l’enfant. Plusieurs adultes ont déménagé afin de pouvoir disposer d’une pièce supplémentaire, pour que l’enfant ait « sa chambre ». Cette propriété indique la volonté d’individualisation de l’enfant, qui « a des choses à lui », « son espace ». Dans une recherche sur les biens de l’enfant dans l’espace domestique, Nathalie Roucous et Antoine Dauphragne (2017) portent leur attention sur le point de vue de l’enfant sur les objets qui lui appartiennent et ceux qui ne lui appartiennent pas. Ils observent que Très souvent, lorsqu’on les interroge sur leurs biens, les enfants introduisent immédiatement un lien entre la propriété des objets et leur localisation, ou plus exactement la localisation dans leur chambre […] A l’inverse, lorsque les objets migrent vers d’autres espaces de la maison lors de réaménagements des pièces par exemple, la propriété disparaît ou se dissout et les enfants sont pour ainsi dire « désappropriés » […] Apparaît ainsi une connexion forte entre la propriété des objets et la chambre de l’enfant : les objets deviennent propriété lorsqu’ils sont dans la chambre d’enfant (Roucous et Dauphragne, 2017 : 240).

L’appropriation d’un univers matériel qui construit un enfant singulier

À la différence de l’école, qui accueille l’enfant en tant que membre du groupe classe, la chambre est un espace où les objets et leurs agencements dépendent de, et traduisent, les qualités uniques de l’individu (Thorne 1993). L’enfant dispose de photographies, de dessins, d’images qui lui sont personnelles. Ainsi, pour Hugo (6 ans), les dessins et figurines accrochés aux murs proviennent à la fois de son activité personnelle de dessin et des cadeaux qui lui ont été faits. Les objets matérialisent leurs attaches affectives au cours du temps (Miller 2001, Dassié 2010). Les jouets, les peluches qu’ils ont eus quand ils étaient petits sont en partie conservés et permettent de voyager dans le temps, même si les parents, comme on le verra, souhaitent en jeter une partie parce qu’ils s’accumulent de manière excessive alors « qu’ils ne les utilisent plus parce que c’est plus de leur âge » dit madame Wilton. Lucas (famille Schül) dispose d’un album photo dans lequel il peut voir les photographies de lui-même à sa naissance, puis à différents âges de son enfance, mais aussi des différentes classes d’écoles, où il me montre ses maîtresses et ses « chéries ». Ces albums photo, ces images dans lesquelles sont inscrits des textes, des notes, sont l’occasion de s’essayer à la lecture. Lucas déchiffre avec moi dans son album les mots qui figurent sur une feuille imprimée indiquant les signes du zodiaque et les caractères qui leurs sont associés. Il compare la taille de ses mains et de ses pieds avec les empreintes faites à la peinture sur du papier à dessin il y a quelques années. Dans la chambre se trouvent des objets qui permettent de se mesurer, s’objectiver, se situer à la fois dans un rapport à soi et dans un rapport aux autres. La sociabilité personnelle de l’enfant peut, dans certains cas, être permise par un lit gigogne, qui permet d’accueillir les amis pour les nuits. L’enfant accueille alors « ses amis » dans « sa chambre ». La chambre est ainsi un dispositif88 (Foucault 2001b) destiné à transformer les jeunes êtres humains en enfants par les objets qui y sont placés et par l’action que les enfants sont censés avoir sur eux. Les objets invitent à développer certaines techniques de soi. La chambre institue l’enfant en tant qu’individu, distinct des autres membres de la famille. Cet individu est un sujet qui possède des biens, qui a son histoire, sa personnalité unique, qui appartient à une catégorie genrée et qui est relié à sa famille élargie, à ses amis. Les objets de la chambre changent au fur et à mesure que l’enfant grandit. Mais nous avons montré aussi qu’ils « font grandir l’enfant ». Ainsi la chambre peut changer de position. Elle peut être aussi utilisée comme lieu de punition. Elle permet tantôt une mise à l’écart forcée, tantôt la création libre. Mais la chambre comme lieu d’isolement est aussi une chambre partagée. En fait, ce « modèle », cet « idéal » pour les parents connaît des variations importantes qui relativisent l’individualisation de l’enfant par la chambre.

Cours gratuitTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *