CATHARSIS ET RELIGION LE REFLET D’UNE CRISE DES VALEURS

 CATHARSIS ET RELIGION LE REFLET D’UNE CRISE DES VALEURS

La religion est une donnée essentielle du genre tragique, qui est intrinsèquement lié à la question de la transcendance. Le traitement d’un sujet antique ajoute nécessairement une difficulté, celle de la confrontation entre christianisme et paganisme : comment des dramaturges chrétiens parviennent-ils à évoquer les dieux grecs ? Dans le cas des tragédies de Cléopâtre, il convient même de noter la présence de divinités égyptiennes. Dans notre corpus, l’invocation au(x) dieu(x) est toujours marquée par le polythéisme ; seuls les appels au « Ciel » pourraient éventuellement laisser penser à la présence implicite d’un Dieu unique. Néanmoins, ces premières considérations ne constituent pas le sujet de ce chapitre : en effet, il n’apparaît pas essentiel de préciser la religion des auteurs, mais plutôt de discerner la fonction des figures transcendantes dans la dramaturgie tragique. Nous rejoignons sur ce point l’analyse de Jean-Raymond Fanlo : Ces tragédies ne tiennent pas un discours sur Dieu, sur son essence ou ses attributs. Elles en confrontent différentes figures par rapport à l’exigence de justice qu’éveille le spectacle du malheur et que formulent les débats rhétoriques En somme, la tragédie, en tant que genre à visée morale, s’interrogerait davantage sur la punition des criminels que sur un dogme religieux. Dès lors, il paraît pertinent d’étudier la position des héros par rapport à la divinité, figure essentielle du genre, dont la présence est sans cesse réaffirmée. Ensuite, il faut de confronter piété et impiété des personnages afin de comprendre comment l’idée d’un ou plusieurs dieux contribue au fonctionnement de la machine tragique. En d’autres termes, c’est le rôle et la signification de la transcendance qui nous intéressent ici.

Dieu et les Dieux sur scène : la présence fascinante d’une instance invisible

Les personnages tragiques n’échappent pas à la problématique religieuse : en premier lieu, il est intéressant d’étudier la topique de la démesure, du « péché » d’hybris. Les héros, fascinés par l’idéal de l’immortalité, connaissent ou ont connu une gloire intense1 ; dès lors ils sont tentés – ou l’ont été – de se mesurer aux Dieux et de se diviniser. À la manière des constructeurs de la Tour de Babel, ils rivalisent avec la transcendance : dans le cas de Cléopâtre, cette faute a été commise avant le début de la tragédie mais des mentions rétrospectives en sont faites. Ainsi dans la pièce de Jodelle, le Chœur rappelle-t-il : Elle, qui orgueilleuse Le nom d’Isis portoit, Qui de blancheur pompeuse Richement se vestoit, Comme Isis l’ancienne, Deesse Egyptienne2 Cléopâtre est coupable d’avoir voulu être considérée comme l’égale d’Isis ; Garnier ajoute qu’en plus de cet affront à la déesse égyptienne, la reine a offensé le panthéon grec : Quel orgueil outrageux, mais quelle impieté Contre l’honneur des Dieux le tenoit agité, Lors que ses deux enfans deux jumeaux d’adultere, Comparant à Diane et à Phebus son frere, Race Latonienne, il les fist appeler L’un Soleil, l’autre Lune ? est-ce pas affoler ? Est-ce pas provoquer des grands Dieux le colere ? Est-ce pas procurer soymesmes sa misere ?1 Ce deuxième extrait prolonge la réflexion pour faire le lien entre l’orgueil et le châtiment ; la décadence de Cléopâtre serait imputable à cette tendance à la démesure. Mairet reprend ces deux sources et condense son propos : Les Dieux me sont témoins que j’ai fait auprès d’elle, Tout ce qu’y devait faire un Ministre fidèle, Que ne lui dis-je point pour lui faire quitter, L’habillement d’Isis qu’elle a voulu porter, En lui représentant que cette irrévérence Irritait la Déesse avec trop d’apparence ? Qui voudrait avoir fait les choses que je fis, Quand elle fit nommer, et sa fille, et son fils, Avec une insolence aux mortels non commune, L’un du nom du Soleil, et l’autre de la Lune ?2 Ici c’est Aristée, le prêtre du temple, qui s’exprime et avance ainsi un argument d’autorité. En outre, il précise avoir prévenu la reine de son « péché », ce qui fait d’elle une relapsa. Quant à La Chapelle, il utilise la confrontation, qu’il invente, entre Cléopâtre et sa rivale Octavie pour donner un relief nouveau à ces accusations topiques : Ces honneurs plus qu’humains que vous rendoit la Grece, Cet Encens, ces Autels, ces noms ambitieux, Ces Ornemens pareils à ceux qu’on donne aux Dieux3 Néanmoins, le blâme provient ici d’une incompréhension, d’un contre-sens culturel et historique : L’interprétation transforme une habitude religieuse de l’Égypte ancienne en exemple de démesure tragique : Cléopâtre a osé s’élever à la divinité, elle subit donc un châtiment exemplaire.4 Est-ce à dire que la reine est punie à cause de l’ignorance de ses détracteurs, peu au fait des coutumes égyptiennes ? Victime d’une désinformation, Cléopâtre est aussi le bouc-émissaire de la culture exotique. Dans la pièce de Montreux, la suivante Carmion surenchérit en expliquant que cette faute est héréditaire ; la lignée des Lagides porte le poids de l’hybris : Helas ! souvienne toy que tes premiers ayeulx Furent roys de la terre, et mis au rang des Dieux.1 Il ne faut en effet guère s’y tromper : l’emploi du passif « furent […] mis » est probablement rhétorique ; un homme considéré comme une divinité n’est jamais innocent. Il suffit de se rappeler la triste fin de Jules César, assassiné à cause notamment de son hybris2 . Bien plus, il semble que Cléopâtre soit intrinsèquement liée, parfois malgré elle, à cet excès d’orgueil ; ainsi Diomède, dans la pièce de Garnier, lui prête-t-il un pouvoir proprement démesuré : Las ! et si Jupiter, au milieu de son ire Le foudre dans la main pour un peuple destruire, Avoit jetté ses yeux sur ma Royne, soudain Le foudre punisseur luy cherroit de la main : Le feu de son courroux s’en iroit en fumee, Et d’autre feu seroit sa poitrine allumee.

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