Catégories, classements et relations de travail

Catégories, classements et relations de travail

DOMAINES DE CLASSIFICATIONS

« Les anthropologues s’intéressent professionnellement aux principes de classifications populaires. Celles-ci comportent de nombreuses subdivisions classificatoires et correspondent en dernière instance à des jugements d’ordre moral et politique. » Mary Douglas1 Je propose dans un premier temps de focaliser mon propos sur les premiers échanges entre intérimaires et titulaires afin de mettre en relief leur caractère classant. Ceci au travers des catégorisations internes et informelles dont les intérimaires sont l’objet (les façons dont-elles s’expriment et les critères qui les fondent). Il s’agira d’observer les points de vue des intérimaires et des titulaires participant de cette co-construction de catégories qui relèvent d’un processus « d’étiquetage » (pour employer la terminologie d’Howard Becker2 ). Permettent-elles à l’intérimaire de construire une place spécifique alors qu’il intègre un groupe de travail déjà formé ? Peut-il les refuser, s’en contenter, voire tenter de les orienter à son avantage ? Enfin, ces catégorisations vont-elles favoriser l’insertion du travailleur dans l’atelier ou, au contraire, le cantonner à un « rôle » étroitement corrélé au caractère temporaire de son contrat ? En effet, nous verrons que ces assignations d’identité ne sont pas toujours valorisantes, ou acceptées. Les réactions à ces désignations (ce que Ian Hacking nomme « looping effect3 ») feront évidemment parties intégrantes de l’analyse. Prêter attention aux relations aux plaisanteries et aux surnoms qui en découlent permettra ainsi d’en examiner les modalités. Nous allons voir combien les relations entre ouvriers – médiatisées par des termes d’adresses,des modes d’interpellation et d’identification – expriment un rapport à l’autre (le subordonné en l’occurrence) et lui confèrent une place.

La durée de la mission et les critères de catégorisation

Jusqu’ici, nous avons vu que les intérimaires pouvaient être isolés et n’avoir que peu de relations avec les titulaires. Placés à l’écart des autres salariés, ils effectuent un contrat plus ou moins long puis sont remplacés par d’autres intérimaires. Parfois, la présence des travailleurs temporaires dans les unités de production est si courte qu’elle empêche toute relation de se former. Différents intérimaires occupent un poste de travail pour une durée limitée, perpétuant ainsi une circulation ininterrompue tout au long de l’année. D’autres fois, les travailleurs temporaires sont amenés à rester durant de longues périodes à ces places « d’intérimaires » (Chapitre 3). Dès lors, l’anonymat qui frappe généralement les salariés temporaires ne peut s’exprimer aussi nettement. Lorsque les intérimaires côtoient leurs collègues permanents durant plusieurs mois, qu’ils coopèrent et se familiarisent avec eux tout en s’habituant au travail, etc., leur position de travailleurs « extérieurs », d’inconnus, voire d’étrangers, ne peut se maintenir avec autant de prégnance. La durée de la mission et la proximité avec les autres salariés ont donc évidemment une importance non-négligeable dans la (re)connaissance de l’autre. Aussi, une entreprise retiendra particulièrement mon attention dans ce chapitre : Profalu. Ayant fréquenté ce terrain durant plusieurs années, je prendrai principalement le secteur du « Brut2 » de cette usine comme un point fixe me permettant d’observer les processus de catégorisation mis en œuvre par les ouvriers permanents sur différentes « classes » d’intérimaires. Ce qui n’empêchera pas de comparer ces classifications à l’aune d’autres terrains observés et d’autres missions décrites au cours d’entretiens. Il reste que la fréquentation prolongée de cette usine m’a permis de collecter de nombreuses données sur les modes de relations entre ouvriers permanents et temporaires. En relisant mes carnets de terrain, j’ai pu constater des processus de catégorisation récurrents dans les discours sur les intérimaires. En premier lieu, les titulaires soulignent généralement l’hétérogénéité de la main d’œuvre et des travailleurs temporaires qu’ils ont côtoyés. Et des galeries de portraits sont régulièrement dépeintes dans les conversations de l’atelier (et les entretiens libres) durant lesquelles les titulaires énumèrent les « cas » les plus marquants. Les ouvriers du « Brut » disent souvent voir « de tout » : « Ça va du taulard multirécidiviste, au jeune étudiant qui teste l’intérim comme job d’été. Il y a eu des arabes, des noirs, des espagnols, des français… Tous les pays sont passés chez nous. Les intérimaires, c’est généralement des jeunes mais il y a eu aussi des vieux, même une femme, pour te dire ! En fait, on a eu vraiment de tout : un boxeur qui faisait toujours des pompes, beaucoup de « drogués », comme des gars sérieux. De tout ! » (David, 31 ans, titulaire). Lorsque David évoque les « aides préparateurs1 » temporaires passés par le « Brut », il déclare qu’il est difficile de définir de manière univoque ce « type2 » de travailleurs. Les découpages que David opère pour exprimer la diversité des intérimaires qu’il a rencontrés seront repris, sans les réifier, afin de mettre en évidence les façons dont les classements influent sur les relations qu’entretiennent ces salariés aux statuts divers. Ceci afin de postuler que l’intérim (et la rotation de la main d’œuvre qu’il implique) engendre un mode particulier de catégorisations et d’évaluations mutuelles entre ouvriers permanents et temporaires. Les choix des domaines de classification que je vais balayer ici sont multiples et très classiques. L’âge, le sexe, l’origine sociale ou ethnique, les goûts et les styles vestimentaires, sont autant d’éléments générateurs de distinctions dans le monde social.

L’âge de l’intérimaire

 En France, les intérimaires sont généralement jeunes (les deux tiers ont moins de 35 ans et presque un tiers moins de 25 ans4 ). Toutefois, de plus en plus de travailleurs âgés sont amenés à passer par l’intérim pour obtenir un emploi. Souvent évalué sans être demandé, l’âge de l’intérimaire a des effets directs sur les conduites des salariés qui « l’accueillent ». Dans les entretiens et dans les observations, il est apparu que les ouvriers permanents montraient une attitude plus « respectueuse » vis-à-vis des intérimaires plus âgés qu’eux. David (31 ans, titulaire à Profalu) déclare : « C’est pas évident quand c’est des intérimaires plus vieux que moi. C’est plus dur de donner des ordres. Je les brusque moins mais souvent les gars c’est des bosseurs. Avec certains on rigole bien aussi. Mais c’est les premiers jours qui sont difficiles, quand tu ne connais pas les gens et que tu leur donnes des trucs à faire. C’est clair qu’avec les jeunes, je m’embête moins. » La présence de travailleurs plus âgés à des postes généralement occupés par des jeunes engendre un certain malaise chez les ouvriers. Dans cette situation, l’âge et la position hiérarchique sont en inadéquations. Les postes les plus pénibles (physiquement et symboliquement) sont généralement réservés aux « jeunes » travailleurs qui, après les avoir occupé assez de temps, pourront être affectés à une place moins contraignante. La laverie en usine est, comme nous l’avons vu (Chapitre 3), un de ces postes. Au cours d’une mission, Fabienne (48 ans, agent de production à Robertet) déplorait que l’agence d’intérim ait placé un « sénior » (André, 54 ans) à la vaisselle : « c’est pas un poste pour quelqu’un de son âge. C’est pas normal qu’il se retrouve là alors qu’il a travaillé toute sa vie ». Ces travailleurs qui, selon les aléas de leurs carrières, sont amenés à devoir travailler en intérim se retrouvent régulièrement placés à ces postes de « jeunes ». Cette situation a également été jugé « anormale » par plusieurs intérimaires au cours de cette recherche. Ainsi, Jérôme (29 ans), dit qu’il se fait un point d’honneur à aider les « anciens » : « Ça fait vraiment de la peine de voir des vieux qui sont intérimaires. Moi, je viens toujours donner des coups de mains. Pas qu’aux anciens d’ailleurs. Mais lorsque je vois qu’ils ont du mal et tout, je les aide. Comme ma mission comme cariste de la dernière fois. Il y avait une dame qui faisait le ménage dans l’atelier et, peuchère, elle avait du mal à mettre les gros sacs pleins dans les containers. Alors, je descendais du Fenwick1 pour aller l’aider. Les autres, ils n’avaient pas intérêt à me dire quelque chose. C’est vrai, ce n’est pas normal qu’un intérimaire soit vieux. » Tous les intérimaires ne font pas preuve d’une telle compassion et les travailleurs plus âgés rencontrés sur le terrain m’ont fait part de leurs difficultés à trouver des missions correspondant à leurs qualifications. Ces intérimaires ont souvent travaillé durant de longues années dans des usines qui s’en sont séparés pour divers motifs. Comme André, 54 ans, qui a été ajusteur pendant plus de trente ans avant que son usine ferme ou Patrick avoisinant la soixantaine qui intervient dans l’entreprise qui a racheté l’usine de parfum qui l’employait précédemment. Les titulaires qu’ils côtoient tiennent généralement compte de leurs parcours heurtés. Le « mépris croisé » entre jeunes et vieux mis en évidence par Stéphane Beaud et Michel Pialoux1 (qui correspond dans une large mesure au couple embauchés/intérimaires) s’en trouve bouleversé. En intérim par dépit, ces ouvriers enchaînent les missions courtes. « Handicapés » par leur âge, ces intérimaires ne pourront plus être embauchés de manière durable par les entreprises utilisatrices qui leur préfèrent des ouvriers plus jeunes et prêts à « faire leurs preuves ».

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