Maladie d’Alzheimer méthode d’analyse de la scène prédicative

Maladie d’Alzheimer

La fréquence et la gravité des troubles du comportement croissent avec la progression des troubles cognitifs associés à la maladie d’Alzheimer (157, 431). Ils sont difficiles à appréhender pour l’entourage. Ils participent avec la prise en charge de la dépendance au fardeau à gérer par les aidants. Ils sont liés à la confusion du malade, à l’approximation de ses jugements et d’autres part aux tensions internes auxquelles il est en butte. Certaines pratiques maladroites du patient sont qualifiées parfois trop vite comme aberrantes ou comme troubles du comportement. Dans ses actes le malade trouve du sens et inscrit une identité. Il dit par leur intermédiaire quelque chose et s’adresse à quelqu’un. Les altérations de la mémoire épisodique et du jugement accentuent la vulnérabilité et la dépendance du patient. La mémoire procédurale, les émotions, les affects sont longtemps préservés chez le patient. Le malade s’appuie sur ces ressources cognitives résiduelles et il lutte pour maintenir une inscription sociale et familiale. Ses praxies sont détériorées creusant souvent dans son vécu un écart entre ce qu’il cherche à actualiser et ce qu’il réalise effectivement dans ses entreprises. Il bute aujourd’hui sur des obstacles incontournables, contrastant avec ce qu’il réalisait habituellement facilement autrefois. Il s’entête et il n’ajuste pas sa pratique. Il n’en a plus les moyens cognitifs. Donc il persiste dans ce qu’il fait jusqu’à ce qu’il se lasse de ses répétitions. Ses échecs le conduisent à renoncer et à se confronter peu à peu à un apprentissage de l’impuissance (252), puis à la démotivation. Les troubles praxiques exposent parfois au délabrement de l’espace de vie et à la mise en danger du patient ou de son entourage : gaz non éteint, robinet d’eau non arrêté… Les désordres praxiques, les échecs vécus par le malade ont encore de graves retentissements sur l’anxiété et la dépression. Ils éliment l’estime de soi et sont source d’angoisse.La démence altère les fonctions exécutives* et par-là les praxies. L’absence de réussite des entreprises est rebutante pour le malade. Il peut encore être découragé par l’incompréhension de son entourage. Une circularité pathologique s’installe : action stérile du malade-incompréhension de l’entourage-action stérile du malade. Ses proches ne le reconnaissent plus à travers des comportements jugés déraisonnables, rattachés à la maladie et non au malade, ce qui est dépersonnalisant. Les aidants peuvent craindre la récurrence des désordres comportementaux épuisants à contenir. En ne soutenant pas les efforts du patient, ils se privent ainsi d’une ressource de soins. Le renoncement à entreprendre, le repli sur soi et le désapprentissage progressif favorisé par les troubles mnésiques, accentuent les troubles exécutifs (351) et majorent les pertes d’autonomie du malade. L’aider, c’est prévenir l’accroissement de la dépendance. Les désordres comportementaux ne sont qu’une manifestation superficielle des troubles praxiques. S’ouvrir au sens du symptôme soustendant ce que les aidants qualifient comme un trouble du comportement lié à la démence, est une première ouverture vers le soin centré sur la personne et vers l’étayage identitaire de la personne malade. Nous l’illustrons par l’analyse d’un cas clinique concernant Mr Gilbert H. L’analyse d’une situation présentée vécue par ce patient porte sur les interactions entre les composants d’une scène pratique. Ils convoquent des questions de sens pour le malade comme pour les soignants qui le prennent en charge. Une tension nait entre eux par leur approche différente du sens. Les désordres praxiques naissent des anomalies de ces interactions qui pourraient se corriger et des contre-sens. Nous les avons déclinés dans un article médical fait dans le cadre de cette thèse (24). Nous les reprenons et les complétons. À travers la mise en œuvre de soi dans une pratique se dessine la marque de l’identité, l’Homo faber* 190 (264), l’Être qui se manifeste en tant que présence intelligente au monde, présence créatrice et inventive, architecte du réel. L’Être est à la fois inscrit dans l’élan vital (264) et est actant de contrôle de sa manifestation pour maintenir le contact avec le réel et le transformer (31). Le « je » prend place dans une action d’énonciation de l’énoncé de l’action à travers ses dimensions syntagmatique et paradigmatique*. Le malade affirme et assume quelque chose à travers ses actes. Il transforme à travers eux l’interprétation du monde où il vit. Il s’adresse à un énonciataire, formulant dans ses pratiques une à son entourage. Le « je » est la marque de la présence, le pivot du choix de la direction de la signification dans l’entreprise et la singularité de l’intention. Le « je » peut cependant être exclu de l’action, et sa présence s’effacer dans la programmation d’une pratique réduite à une simple mise en œuvre d’actions issues de la mémoire procédurale. Le « il » déroule alors un programme issu des habitudes et des gestes surappris dont le sujet n’a qu’une faible conscience. Le « je » peut s’exclure, se débrayer de l’action, le sujet cramponnant une pensée opposée au réel auquel pourtant il donne une forme. Le sujet devient un « il » dans ce qu’il fait, dépersonnalisant volontairement ses actes. La présence à soi est dans l’opposition au monde et aux autres, l’action est dans le retrait du monde à soi et l’investissement dans un « petit monde » différent de celui du quotidien qu’il rejette. Dans ce qu’il fait, Monsieur Gilbert dira de lui : « Il n’est plus rien, Monsieur Gilbert ». Trois mondes sont rencontrés dans la maladie d’Alzheimer. Le monde du quotidien du malade, le réel qu’il partage et avec ses aidants, sa famille et avec lesquels il interfère, le monde où il est présent dans un champ spatial, temporel et actanciel. Ce monde reste accessible au début de la maladie. Avec la progression de la maladie, il se désynchronise de ce monde, l’espace se rétrécit tous les jours un peu, comme l’univers de Chloé dans « L’écume des jours » de Sartre. Ses actions ont de moins en moins de consistance et de cohérence. La présence du malade s’efface progressivement du monde, passivement, mais bientôt il s’en retire activement, dans un esprit de polémique, comme reprochant aux autres et au monde leur inaccessibilité. Il les rejette parce qu’il y est incompris et que lui-même devient incompréhensible. Le malade se réfugie dans un « petit monde » 

Cas clinique de Mr Gilbert H

Monsieur Gilbert H est un ancien éditorialiste dans un grand journal à diffusion nationale. Il a 87 ans et il est en retraite depuis une vingtaine d’années. Il a un très bon niveau culturel, docteur en littérature. Ses troubles cognitifs évoluent depuis au moins 5 ans et l’ont conduit il y a quelques mois en Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes (EHPAD). Son épouse épuisée et âgée ne pouvait plus le prendre en charge, car il était devenu trop dépendant pour les actes de la vie quotidienne et parce qu’il présentait des troubles du comportement. Avant que la maladie ne révèle ses traits, Mr Gilbert avait une vie sociale très riche. Il était alors facile et agréable à vivre selon sa femme. Pourtant, il a changé avec la maladie et une agressivité est apparue, notamment lorsqu’à toute heure du jour ou de la nuit, de façon angoissée, il réclamait papier et crayon pour écrire une soi disant ligne éditoriale urgemment attendue par son journal et qu’elle essayait de le raisonner. Pourtant bloc-notes et crayons étaient à sa disposition sur la table de sa chambre. Il était même parfois violent physiquement avec elle : « Il a levé la main plusieurs fois sur moi », nous dit-elle. Lorsque la violence s’estompait, Monsieur Gilbert était abattu et pleurait abondamment. Selon sa femme, ce qu’il écrivait « n’avait ni queue ni tête ». Elle précise que depuis des mois, il était illisible. Il écrivait « n’importe quoi », des mots décousus ou sans aucun sens. Mais il couvrait des pages entières de gribouillis qui ressemblaient vaguement à des lignes. Monsieur Gilbert H dans l’EHPAD est d’un premier abord courtois. Le « vernis social » est cependant fragile. Il ne re cherche pas le dialogue avec les autres résidents. Il rabroue ceux qui s’approchent trop près de lui et il ne cherche pas à discuter. La démence est déjà bien installée (MMSE : 12/30) (162). Son discours présente de nombreux lieux communs ou des phrases toutes faites. Lorsqu’on lui demande de ses nouvelles, il dit de façon stéréotypée : « Monsieur Gilbert, monsieur Gilbert, il n’est plus rien, monsieur Gilbert » et au plan non verbal, il montre une tristesse. L’orientation spatiale et temporelle est altérée : « Monsieur Gilbert, il est au bureau à cette heure-ci, ne le dérangez pas. » Habituellement son comportement ne pose pas trop de problèmes sauf s’il est contrarié dans ce qu’il entreprend. La nuit, il erre dans les couloirs, cherchant de quoi écrire. Lui proposer de retourner dans sa chambre ou de s’asseoir à une table provoque colère et insultes. Monsieur Gilbert préfère être seul. Il reste souvent devant sa table dans sa chambre, parfois dans des endroits variés de l’EHPAD, de façon très ritualisée s’il a de quoi écrire, et ce à n’importe quelle heure. Il écrit pendant de longs moments, très concentré. Les mots qu’il trace n’ont guère de sens. Son écriture est irrégulière, mais un certain alignement sur la feuille. « Des gribouillis ordonnés », dit la psychologue de l’EHPAD, reprenant le terme de son épouse. La figure 1 présente monsieur Gilbert H en train d’écrire dans une scène que nous nous proposons d’analyser. En tenue estivale comme il faisait beau, monsieur Gilbert s’est installé dans un banc du jardin. Dans sa confusion, il a pris sur une table ce qui ressemblait vaguement à un crayon, une petite cuillère. Il écrit de façon appliquée depuis un moment quand une soignante lui fait cette remarque : « Monsieur Gilbert, vous utilisez une cuillère au lieu d’un crayon ». Monsieur Gilbert répond de façon agressive : « Occupez-vous de vos affaires. Monsieur Gilbert, il travaille ! » 

Méthode d’analyse de la scène prédicative

Nous ne reprendrons ici que succinctement la méthode d’analyse utilisée, car préalablement publiée (24). Nous nous appuyons ici dans cette analyse sur la sémiotique des pratiques développées par le Pr Fontanille (46). Le sens qui se dégage d’une pratique découle d’une stratification ordonnée de différents plans. L’expression de la signification déroule ainsi une hiérarchisation à partir des niveaux les plus élémentaires jusqu’aux plus complexes, chaque niveau englobant le précédent : signes et figures, textes-énoncés, objets et supports, pratiques et scènes, situations et stratégies, formes de vie (Chapitre 5). Le niveau choisi ici concerne les pratiques et la scène (222, 432). L’analyse dépend du point de vue adopté. Elle peut être centrée sur la personne malade ou bien s’inscrire dans la visée soignante. Le patient, dans la deuxième situation n’est plus dans le choix d’un agir mais dans un subir : ce qui convient de faire pour pallier ses insuffisances et pour soulager sa souffrance mal ou non  exprimée du fait de la maladie démentielle. Entre ce que vise le malade dans ce qu’il entreprend et l’horizon normatif des soignants se situe le sens du symptôme. Une dialectique devrait s’y installer.

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