Complexité et imprévisibilité des évènements à risques liés aux dysfonctionnements des réseaux
La disproportion entre les causes apparentes et leurs effets
Les risques et la vulnérabilité des systèmes territoriaux sont des problématiques généralement abordées en considérant qu’un territoire durable et robuste doit pouvoir absorber des chocs exogènes importants ; on cherche par exemple à minimiser les effets catastrophiques de «grandes causes » comme un séisme ou une inondation sur le fonctionnement des systèmes territoriaux. Dans notre cas, la perspective est un peu différente dans la mesure où nous considérons des évènements à risques dont le déclenchement peut également être d’origine endogène et lié à une perturbation de très faible intensité, localisée de manière ponctuelle dans l’espace, et pourtant capable d’engendrer des effets sociétaux importants sur des surfaces très importantes. Dans cet esprit, Jacques Theys expliquait déjà en 1987 que « ce sont les évènements beaucoup plus que les analyses théoriques, qui ont imposé l’idée de la société vulnérable (…). Les catastrophes réelles ou imaginaires ont probablement contribué à l’émergence du thème dans l’opinion publique. Mais c’est plutôt le choc de villes entières ou de grandes entreprises paralysées ou déstabilisées par des incidents ou des pannes en apparences mineures qui l’ont enraciné dans l’inconscient collectif ». (Theys, 1987). Un élément nous paraît particulièrement important et bien mis en avant dans la formulation de la citation : le contraste et le caractère disproportionné entre des effets qui sont décrits en des termes forts : «chocs », « villes entières paralysées », par opposition aux causes initiales de déclenchement de l’évènement dont la description évoque le caractère anodin : « incidents, pannes », «apparences mineures ». Ainsi peut-on penser que la recherche d’une organisation des territoires et des réseaux « optimisés » et aptes à supporter des chocs importants (le plus souvent par le biais d’améliorations du système technique), puisse conduire à sous-estimer le développement d’une autre forme de fragilité, qui consiste en une structure paradoxalement capable d’absorber certaines perturbations fortes tout en pouvant parfois être fortement déstabilisée par certaines perturbations faibles. L’analyse et l’anticipation de ces risques deviennent alors particulièrement mal aisées puisqu’elles nous conduisent à considérer non plus un mécanisme classique de cause à effets, où l’importance des impacts territoriaux est simplement relative à l’intensité de la perturbation, mais un système de risques où la gravité des impacts est relative aux systèmes territoriaux et réticulaires, susceptibles à la fois de produire, aggraver, diffuser et subir ces impacts.
L’importance des effets dominos
Cette disproportion des causes apparentes et des effets peut s’observer dans de nombreux évènements récents : la coupure électrique à petite échelle du réseau européen de novembre 2006, qui avait touché 10 millions d’européens et aurait pu se transformer en écroulement total du réseau, avait été initiée par le simple passage d’un paquebot sous une ligne électrique allemande. Ou encore en avril 2010, l’irruption du volcan Eyjafjöll dans l’Est de l’Islande avait provoqué le blocage partiel du réseau aérien européen conduisant à l’annulation de plus de 100 000 vols, pour un coût estimé variant entre un et cinq milliards d’euros pour les seules compagnies aériennes ; les exemples ne manquent pas. On peut noter également que malgré leur apparente similitude, il existe une différence importante entre les deux évènements cités ; dans le cas de l’évènement de Novembre 2006, la diffusion spatiale est strictement liée au réseau électrique et à un dommage initial ponctuel, elle interroge avant tout la dimension systémique de la fragilité ; dans le cas d’Avril 2010, la diffusion des impacts est avant tout liée à la diffusion du nuage de fumée liée à l’éruption. Considérant par exemple, les dix pannes électriques les plus importantes en termes de pics de clients coupés, on s’aperçoit que la grande majorité de ces pannes sont postérieures à l’an 2000 et surtout sont déclenchées par un incident ou une combinaison d’incidents mineurs plutôt que par des évènements naturels extrêmes conduisant à la destruction de nombreux postes. La complexité et la gravité des chaînes de défaillances semblent en quelque sorte s’autonomiser vis-à-vis de leurs causes de déclenchements. Par ailleurs, l’importance des effets dominos dans le déroulement de ces évènements témoigne du caractère dynamique de la composante-réseau dans les systèmes de risques : la composante réagit de manière active et potentialise la réalisation de nouveaux impacts, elle est à la fois système cible et système source du danger pour reprendre la distinction établie dans le modèle d’analyse de dysfonctionnements des systèmes MADS (Périlhon, 1999) Sans même parler de crises à petite échelle, on retrouve également ce type de distorsions entre causes et effets à une échelle plus régionale. Par exemple, on peut mettre en parallèle la disproportion des impacts électriques entre une inondation importante dans une zone urbaine concentrant des enjeux comme Marseille où l’ennoiement de plusieurs postes électriques avait provoqué la coupure électrique de « seulement » 40 000 foyers en septembre 2003, alors qu’à quelques kilomètres, dans une zone faiblement peuplée, la simple chute d’un arbre sur une ligne électrique au milieu d’une forêt du Var avait provoqué la coupure électrique d’un million de foyers le 5 Mai 2005 en région PACA (dont une partie des habitants de Marseille). Le propos de cet exemple n’est pas de présenter les réseaux comme invulnérables aux fortes perturbations, ni même plus vulnérables aux petites perturbations qu’aux grandes. L’analyse rétrospective de plusieurs évènements déclenchés par des aléas naturels nous montrera par la suite, à quel point dans un contexte d’aléa climatique, les perturbations territoriales suscitées par les endommagements simultanés de plusieurs réseaux techniques contribuent à la propagation et l’aggravation des impacts mais aussi à la persistance du désordre et des situations dangereuses après l’évènement. Néanmoins, cet exemple met en avant une forme d’imprévisibilité des évènements liés aux réseaux et à la possibilité de certains réseaux, en l’occurrence électrique, de s’écrouler à partir de perturbations mineures. Si les impacts indirects peuvent être disproportionnés par rapport aux impacts directs, cela implique qu’une part importante des dommages est liée aux phénomènes d’effets dominos et de défaillances en cascades. Ces effets dominos sont, entre autre, diffusés par l’intermédiaire des réseaux, nous parlerons alors d’effets de réseaux pour qualifier ces dynamiques d’aggravation et de diffusion des impacts initiaux. Dans le cadre de cette recherche, les effets de réseaux qui nous intéressent sont liés à des infrastructures de réseaux ; infrastructures de réseaux techniques ou de transports, celles-ci possèdent une matérialité qui les expose physiquement à des dommages externes.
La diversité des causes apparentes masque
la récurrence de causes profondes En complément d’une explication centrée sur l’importance des effets dominos dans la complexité des évènements à risques impliquant des coupures de réseaux, on peut nuancer les interprétations sur cette apparente disproportion entre les causes et les effets en reprenant une distinction établie par Blaikie entre les causes profondes et les causes contextuelles des catastrophes (Blaikie, al., 1994). Pour illustrer cette idée, prenons un exemple classique : il est établi que la Première Guerre Mondiale a été déclenchée par l’assassinat de l’Archiduc d’Autriche François Ferdinand et son épouse, le 28 juin 1914 à Sarajevo, un évènement localisé précisément dans le Temps et dans l’Espace. Cet évènement constitue donc dans les manuels d’Histoire et toutes les chronologies de la Première Guerre, le point de départ du conflit. Pour autant, aucun historien ne considère que cet évènement « mineur » constitue la cause de la catastrophe, il est 22 simplement le point de déclenchement d’un conflit dont les causes sont bien plus profondes, complexes, incertaines et imprécises ; c’est un acte déclencheur et non un acte fondateur. Aussi, on ne pourra pas comprendre les origines, les enjeux et le déroulement du conflit simplement à partir d’informations, aussi précises puissent-elles être, sur l’assassinat en luimême. D’autre part, sans pour autant tomber dans une forme de « fatalisme historique » et oublier « comment la guerre est toujours à craindre et peut toujours être évitée » (Alain, 1913), on ne peut s’empêcher d’envisager l’hypothèse que compte tenu des tensions et de « l’effervescence » de cette époque (Alain, 1913), si cet assassinat n’avait pas eu lieu ou avait échoué, un autre incident en apparence très différent, aurait pu déclencher le conflit sans que les grandes lignes de celui-ci n’en soient profondément transformées. De la même manière, toute proportion gardée, bien qu’il existe une forte imprévisibilité et une grande diversité dans la typologie des possibles perturbations (causes contextuelles) à l’origine des dysfonctionnements ou des endommagements des réseaux, on peut penser qu’il existe également des causes plus profondes et déterminantes pour la connaissance et l’anticipation de ces évènements et des vulnérabilités qui les rendent possibles. Si en apparence quelques secondes peuvent suffire à leur déclenchement et leur diffusion, certains évènements n’ont en réalité pu survenir qu’au terme d’un processus de « maturation » du système de risque. Cette conception des risques et de la vulnérabilité des systèmes peut être rapprochée d’une observation de Jean Pierre Marchand qui explique à propos de la surfusion et de la métastabilité : « il semble qu’il y ait un lien entre la création et la destruction d’un système qui se rapprocherait de la surfusion. Le système est construit avant d’exister et un évènement aléatoire suffit à le déclencher. Il est détruit en germe, assez longtemps avant qu’une petite variation aléatoire suffise à le faire exploser. » (Marchand, 1984). Aussi, devant la diversité des scénarios et des aléas à l’origine du déclenchement des systèmes de risques de coupures de réseaux, on peut penser qu’ « une grande quantité d’actions possibles sont susceptibles de servir de déclencheur ou de prétexte, quand les conditions sont réunies, quand la situation est mûre. » (Brunet, 2000). Ce constat nous amène à considérer les systèmes de risques comme des forces en sommeil, des forces d’attraction du système territorial vers certains états de dysfonctionnements (en ce qui nous concerne par exemple un état de non approvisionnement durable en électricité, en télécommunication et en eau fortement dommageable pour la stabilité et la sûreté du système territorial), ces états, tout comme les forces qu’ils exercent, ne sont pas statiques et de nouveaux états ou de nouvelles forces peuvent apparaître, disparaître ou se transformer. Par ailleurs, il est important de préciser qu’« une force n’est pas la conséquence mécanique d’un choc, c’est une action motrice par nature. Aristote avait déjà défini la physique des mobiles non séparés, comme science des choses qui possèdent en elles-mêmes un principe de mouvement. Leibniz pense à la gravité qui en tant que force existe, même si elle ne s’applique à aucun objet : si aucun objet n’était en train de tomber, on ne pourrait pas mesurer la gravité, mais celle-ci existerait quand même. » (Baudelle, Regnaud, 2004). Ainsi, au même titre que la force de gravité n’existe pas seulement quand la pomme tombe, les forces des systèmes de 23 risques sont préexistantes au moment où la crise est déclenchée par la perturbation. Considérant une certaine « confusion entre le déclenchement et les résultats. Au point que l’on prend parfois pour évènement quelque chose qui [tient davantage] d’une mutation, c’està-dire une transformation en profondeur, un changement de système » (Brunet, 2000), il semble qu’au-delà de leur dimension évènementielle et leur « révélation » par la perturbation, l’analyse des systèmes de risques suppose également de s’interroger sur les forces de désorganisation et de déstabilisation en sommeil dans l’organisation spatiale et réticulaire des systèmes territoriaux.