Analyse des dispositifs pédagogiques de débats
Que peut-on dire des dispositifs pédagogiques conçus et mis en place par les enseignants au cours des débats ? Ces dispositifs de débat présentent-ils des variations pédagogiques et/ou disciplinaires ? Les enseignants des quatre classes observées planifient la mise en place des débats selon des modalités pédagogiques clairement identifiées (classe n°3 à pédagogie Freinet) et disciplinaires selon les débats en lecture-littérature, en sciences et en philosophie. Ces dispositifs élaborés par ces enseignants font partie de ce que Robert Bouchard et Véronique Traverso (2006) identifient comme constituant le cadre planifié, considéré par les auteurs comme le cadre de mise en œuvre effective des débats, et se distinguant du cadre émergent (cf. chapitres 9 et 10). Ce cadre posé est planifié a priori par les enseignants. Précisons tout de même que le découpage, entre cadre planifié et émergent, est ici purement heuristique et n’occultons pas les limites d’un tel découpage. En effet, ces cadres ne peuvent être considérés comme des cadres indépendants et sont, au contraire, intimement corrélés. Précisons encore que la description de ces dispositifs n’a pour but de modéliser les pratiques enseignantes observées ou porter un jugement sur les choix des enseignants. L’enjeu se situe pour nous à un autre niveau. Nous cherchons effectivement, au travers la description des pratiques de débat à comprendre les variations entre trois débats disciplinaires menés par un même enseignant avec les élèves de sa classe. Pour décrire ce cadre planifié par les enseignants, nous nous attacherons à décrire, dans un premier temps, les cadres communicatifs (Kerbrat-Orecchioni, 1990) des débats en précisant l’organisation spatiale et les rôles institutionnels (Vion, 1992) prévus pour les élèves par les enseignants, puis préciserons dans un second temps l’univers des écrits (Giguère et Reuter, 2003) accompagnants la mise en place des débats.
Planification du contexte des interactions
Au chapitre précédent, nous avions précisé pour chacune des classes l’organisation spatiale de l’espace-classe ainsi que la présentation générale des débats observés (supra, p. 254 et s.). Il s’agit dans cette partie de rendre compte des variations disciplinaires du cadre de l’énonciation. Ce cadre relève de la planification dans le sens où les enseignants ont pensé ces éléments contextuels avant le déroulement des débats. Pour décrire les formalisations disciplinaires en acte des enseignants au cours des débats, commençons par préciser les variations du contexte de communication. La notion de cadre communicatif (Kerbrat-Orecchioni, 1990, p. 75) permet de décrire a priori les éléments constitutifs du contexte de communication de chacun des débats, autrement dit, « les données in situ » pour reprendre l’expression de Catherine Kerbrat-Orecchioni (ibid. p. 76). Bien que notre propos soit essentiellement didactique, nous nous accordons avec Catherine KerbratOrecchioni (ibidem) sur le fait que « les éléments du contexte déterminent entièrement les opérations de production des énoncés aussi bien que leur interprétation ». Ajoutons que le contexte est déterminé par la discipline et la conscience que les enseignants ont de la discipline. La conscience disciplinaire (Reuter, 2003, 2007b, 2010a ; Cohen-Azria, LahanierReuter & Reuter, 2013) des enseignants est en effet un facteur significatif dans les choix opérés par les enseignants pour penser l’organisation des débats dans leur classe. Ainsi, les ingrédients du contexte donnent à voir bien plus que des éléments de description des situations observées ; ils sont des indicateurs de la manière dont les enseignants reconfigurent disciplinairement les débats a priori. A la suite de Catherine Kerbrat-Orecchioni (1990), nous décrivons les ingrédients du contexte à partir de plusieurs entrées : le site, le but et les participants.
Le site
Le site est entendu à la fois comme le « cadre spatio-temporel » (Kerbrat-Orecchioni, 1990, p. 77) et le « cadre temporel » (ibid. p. 78).
Le cadre spatial
Comme le souligne Catherine Kerbrat-Orecchioni (1990, p. 77), le cadre spatial est défini par les caractéristiques architecturales du lieu mais aussi par une « organisation proxémique de l’espace ». C’est sous cette double déclinaison de l’espace que peuvent se donner à voir les débats. Le changement de places des élèves pour les moments de débats, le changement de classe ou la diversité des formes de travail modifient la disposition des élèves et la distance les séparant les uns des autres. Pour apprécier le cadre spatial des débats, nous reprenons donc le lieu, l’organisation spatiale des élèves et les modalités de travail (autres que collectives) pour chacun des douze débats observés dans le tableau n°47 présenté à la page suivante. La lecture de ce tableau met en évidence deux variables significatives dans l’établissement du cadre spatial des débats : une variable disciplinaire et une variable pédagogique. Le choix du lieu, de l’organisation spatiale et des modalités de travail sont, en effet, variables selon les disciplines. Pour le débat en philosophie, nous notons une volonté marquée des enseignants, sauf pour l’enseignant de la classe n°3, à pédagogie Freinet, de changer l’organisation spatiale de la classe (cf. enseignants des classes n°2 et 4), voire de lieu (cf. enseignant de la classe n°1). L’important est sans doute de rompre, volontairement, avec une forme scolaire des apprentissages, la philosophie n’étant pas pour les enseignants observés, une discipline comme les autres. Au-delà d’une volonté de différenciation ou de rupture, il y a un intérêt pour les enseignants de modifier l’organisation spatiale au cours des débats en philosophie pour permettre un rapprochement entre les élèves, en les disposant notamment en cercle ou demi-cercle. Pour les classes n°1, n°2 et n°4 et à la différence de la disposition spatiale habituelle contrainte par l’architecture du lieu de la classe (supra, p. 246 et s.), les élèves sont disposés de manière à tous se voir et être vus. Les deux autres débats ne nécessitent ni changement de places ni de lieu, à l’exception du débat en lecture-littérature pour la classe n°4. Les débats dans ces deux disciplines, soit en lecture-littérature et en sciences se déroulent ainsi dans la classe, les élèves restant à leur place. On note toutefois pour le débat en sciences que les quatre enseignants privilégient au cours des séances observées des moments de recherche et de collaboration par groupe. Au cours de ces moments, l’espace proxémique entre les élèves est plus proche qu’au cours des moments d’échanges collectifs, où le fonctionnement par groupe est abandonné au profit d’une organisation collective. A cette variable disciplinaire s’ajoute une variable pédagogique significative. Attardons- nous ici sur le cadre spatial de la classe n°3 à pédagogie Freinet. Cette classe se distingue des autres classes car le cadre spatial ne semble pas ou est peu marqué par les disciplines d’inscription des débats. Les élèves restent effectivement à leur place pour les trois débats. Nous avançons, mais d’autres éléments corroboreront cette hypothèse, que les ingrédients du contexte constituant le cadre communicatif la classe n°3 sont marqués par un cadre pédagogique très présent.
Le cadre temporel
Le cadre temporel est également une donnée in situ constitutive du cadre communicatif. Seule l’enseignante de la classe n°3 à pédagogie Freinet, pose des contraintes de durée pour les débats. Un responsable du temps veille d’ailleurs au respect de la durée des débats,mesurée à l’aide de sablier. Les débats durent ainsi 5 sabliers, soit de 15 minutes à 20 minutes suivant la durée du sablier. Pour les autres classes, la durée n’est pas contrainte. Les débats durent le temps d’une séance dont la durée est variable selon les classes et les débats. Pour autant, les débats sont rythmés par l’alternance des activités et des phases au cours des séances observées L’analyse du cadre temporel n’est pas sans soulever de difficultés, notamment une qui revêt un caractère méthodologique crucial. Analyser les débats signifie en effet identifier le moment du débat au cours de la séance observée, en en précisant le début et la fin. Quels sont alors les éléments à prendre en compte pour apprécier ces moments de débat ? La question de la délimitation du débat dans les séances observées parait plus simple pour les débats en philosophie observés, la modification du cadre spatial, comme le changement de lieu (classe n°1) ou de places (classe n°2 et n°4), permettant de borner facilement le débat. Cela n’est pas aussi évident pour les débats en sciences et den littérature. Deux possibilités d’identification des débats sont alors envisageables. Une première solution est de poser que les débats correspondent aux moments d’échanges collectifs entre les élèves. Une deuxième solution est de considérer le débat comme étant constitué par l’ensemble des phases de travail. Alors que pour la deuxième possibilité, nous nous appuyons sur ce que les enseignants considèrent comme relevant du débat, la première solution relève d’une décision du chercheur de restreindre le débat à certaines phases de la séance.