Analyse de corpus d’interprétation vers l’ALM – Une
double étude de cas
La consultation d’un certain nombre d’études théoriques et empiriques sur le thème de la compétence et de la spécificité linguistico-culturelle en interprétation de conférence (chapitre I) nous a permis de relever certains aspects discursifs de la langue arabe telle qu’elle se présente sur le terrain et l’appropriation de celle-ci par l’orateur et l’interprète dans les conférences et réunions multilingues. Nous avons exposé théoriquement ses effets potentiels sur la simultanée, et ce, notamment dans la compréhension et la production. D’après ces études, des spécificités linguistico-culturelles (arabe-français et/ou anglais) peuvent sensiblement affecter le travail de l’interprète, car elles présentent des difficultés particulières. Les incidences pratiques qu’ont ces spécificités en interprétation ont été discutées en détail au chapitre II. Par le biais des trois enquêtes de terrain réalisées pour cette thèse (chapitres IV, V et VI), nous avons pu recueillir des témoignages d’interprètes-praticiens, d’interprètes-enseignants et d’étudiants en interprétation arabophones qui semblent être en accord avec les idées théoriques – parfois affirmatives – formulées au premier chapitre sur la question de la spécificité. Cela nous a mené à tenter d’identifier les difficultés rencontrées ainsi que les caractéristiques évoquées susceptibles de poser problème à l’interprète arabophone. En théorie comme en pratique, nous avons pu noter deux difficultés majeures : d’abord, le caractère redondant du discours de l’orateur arabophone dans beaucoup de cas, ensuite, le manque de maîtrise de l’ALM par les interprètes se manifestant dans leur production orale. Ces difficultés peuvent constituer un obstacle non seulement dans la pratique mais aussi dans l’enseignement de l’interprétation de conférence. L’étude quantitative et qualitative des fautes et maladresses de langue et de sens, y compris les omissions et les ajouts, (ci-après FMLS) peut servir d’indicateur pour déterminer le niveau de maîtrise d’ALM des interprètes, et par là aider à classer cette variété dans une catégorie « A » ou « B » telles qu’elles sont définies par l’AIIC.
Erreurs et niveau de sensibilité en Traduction
Certaines études montrent qu’il existe une variabilité interindividuelle importante dans la sensibilité et les normes (d’acceptabilité et de fidélité linguistique) chez les évaluateurs des erreurs en Traduction83. Par exemple, pour définir les écarts linguistiques chez les élèvesinterprètes, D. Gile (1985 a) a réalisé une expérience avec des étudiants français pendant des exercices d’interprétation. Dans celle-ci, dix informateurs ont signalé ce qu’ils considéraient comme des écarts par rapport aux normes du français dans l’enregistrement audio par une interprète française d’un discours narratif de cinq minutes en anglais. Ce discours interprété a été présenté aux informateurs comme un discours français authentique, et il leur a été demandé de relever des anomalies linguistiques. Les écarts mentionnés (43 écarts) peuvent être regroupés en quatre catégories : maladresses lexicales, maladresses d’expression, fautes de langue et fautes ou maladresses de logique. Les informateurs n’avaient pas tous la même sensibilité à l’égard des maladresses lexicales et d’expression et les écarts de logique. En effet, le nombre d’observations faites par les informateurs varie de 5 (2 informateurs) à 28 (1 informateur), soit un rapport de 1 pour 5,6. Parfois, des erreurs flagrantes et reconnues comme telles par l’ensemble du jury a posteriori n’ont pas été identifiées par tous les informateurs lors de la première écoute. Le niveau de sensibilité à l’égard de ces erreurs est une question importante dans l’analyse des résultats de toute recherche. En réalité, leur identification n’est pas une démarche facile à suivre car les évaluateurs peuvent ne pas être tous d’accord sur la nature de la faute. En effet, ce qui est considéré comme une faute par un enseignant peut être jugé comme tout à fait correct par un autre. Par ailleurs, une erreur en Traduction, selon les termes de D. Gile (1992 b : 251), est un outil pédagogique précieux dans la formation du traducteur. Daniel Gouadec (1989 : 35) va plus loin : « Il n’est nulle pratique de la traduction, nul enseignement de la traduction, nulle recherche fondamentale ou appliquée portant sur la traduction qui ne renvoie, implicitement ou explicitement, à la notion d’erreur ». Dans le modèle de la traduction que propose D. Gile (1992 b), les fautes de traduction sont classées en deux catégories fondamentales : les fautes de compréhension (fautes d’analyse du texte source) et les fautes et les maladresses dans la restitution. Ces dernières sont dues à une faiblesse dans la connaissance linguistique (une insuffisance dans la rédaction en LS) ainsi qu’une autre au niveau du sens de l’énoncé que produit l’étudiant. Elles peuvent aussi résulter d’un, manque d’attention, de motivation ou de professionnalisme.
Cadre de référence théorique
Comme il a été expliqué au chapitre I de la présente thèse, le cadre conceptuel adopté ici est celui du Modèle d’Efforts de la simultanée et de l’hypothèse de la corde raide de D. Gile (2009) (chapitre I). D’après lui, chacun des trois Efforts exige une capacité de traitement. L’hypothèse de la corde raide (Gile, 2009 : 182-183) soutient que l’interprète a tendance à travailler à proximité de la saturation cognitive. Cette hypothèse est cruciale pour expliquer la fréquence élevée des erreurs et des omissions qui peuvent être observées dans l’interprétation, même si aucune difficulté technique ou autre particulière ne peut être identifiée dans le discours source (Gile, 1999 : 159).
Méthode et matériaux
Corpus
La double étude de cas présentée ici porte sur deux discours authentiques avec leurs interprétations vers l’ALM disponibles sur YouTube. Il s’agit d’un discours du président des États-Unis Barack Obama, et d’un discours du président français François Hollande. Dès la première écoute, nous avons remarqué le même phénomène dans les prestations des interprètes ; il nous a paru que leur ALM comportait de nombreuses faiblesses qui, nous semble-t-il, ne devraient pas représenter leur niveau de langue habituel. L’étude et l’analyse des interprétations simultanées télévisées n’est pas une pratique nouvelle dans le domaine de la recherche en interprétation. En effet, le progrès technologique a contribué à une large gamme de nouvelles possibilités d’interprétation (Castillo, 2015 : 280). Beaucoup d’auteurs ont ainsi profité des interprétations disponibles sur le Web avec des paires de langues différentes (Gile, 2011 b et 2016 ; Pöchhacker, 1997 ; Darwish, 2006, Nahbi, 2016, etc.)84 . Soulignons d’emblée que dans l’analyse du corpus présentée plus loin, l’identification des fautes et maladresses linguistiques (FML) de l’ALM des interprètes entendus ne sera pas faite par nous-même seulement85, mais aussi par deux évaluatrices, interprètes de conférence arabophones professionnelles et chevronnées (ci-après : Eval1 et Eval2). Chacune d’elles a plus de 23 ans d’expérience en interprétation de conférence (voir Méthode d’analyse).
Le discours du président
Obama Nous disposons de 6 interprétations86 de ce discours de l’anglais vers l’ALM (3 hommes et 3 femmes). Le discours, prononcé à l’occasion de la 69e assemblée générale de l’ONU, le 24 septembre 2014, est relativement contemporain et touche de près à l’actualité politique du Moyen-Orient. Il ne comprend pas de termes techniques ni de termes très spécifiques. Notons, cependant, que les discours de B. Obama sont souvent très construits et très denses par moments. La durée du discours est de 39,53 minutes (4528 mots), mais nous allons en observer les 20 premières minutes seulement (2376 mots). Cette durée permet d’étudier l’évolution des FMLS au fil du temps, d’élaborer des hypothèses, de voir si les difficultés constatées sont dues en partie à la fatigue ou non et de détecter d’éventuels effets de la fatigue. Le débit de l’orateur n’est pas trop rapide : 118,8 mots par minute. Il y a 5 interprétations complètes et une incomplète (la 6e ). Celle-ci couvre les dix premières minutes seulement. Nous allons désigner les interprètes de ce discours par : Int1, Int2, Int3, Int4, Int5, Int6. Certaines chaînes n’ont pas pu transmettre le discours dès le début. En conséquence, nous n’avons pas l’interprétation des deux premières phrases du discours dans les interprétations 1, 3 et 6 (les 43 premières secondes). Le discours source est divisé également en 43 passages (les dix premières minutes en 27 passages) de longueur différente en fonction du sens qu’ils véhiculent.
Le discours du président F. Hollande
Sont à notre disposition trois interprétations (deux hommes maghrébins et une femme libanaise, d’après Eval1) de la conférence de presse du président français F. Hollande lors de sa visite en Arabie Saoudite, le 5 mai 2015. Nous les désignerons par Int7, Int8, Int9. La durée du discours n’est pas longue (8,30 minutes). Le débit est un peu au-dessus de la moyenne (130 mots par minute). Le discours, abordant des questions générales sur l’actualité du Moyen-Orient ainsi que sur les relations bilatérales entre la France et l’Arabie Saoudite, ne comprend pas de termes spécifiques ou techniques. Cependant, selon Eval1 et Eval2, lorsqu’on relit ou réécoute le discours plusieurs fois, un interprète se rend compte que le propos de l’orateur n’est pas toujours facile à interpréter. En effet, il semble chercher un peu ses idées et répète parfois les mêmes termes. Les 2,30 premières minutes du début des interprétations de Int7 et Int8 ne sont pas disponibles. Ainsi, les 6 dernières minutes seulement du discours (de 2,30 à 8,30) seront analysées pour les trois interprètes, à partir de la phrase 8 du discours source. Avant de parler de la méthode d’analyse, nous voudrions souligner les points suivants : – Les indications de débit pour les deux discours sont calculées en incluant les pauses dans le temps total de parole. Le débit du discours source recommandé pour la simultanée est de 95 à 120 mots par minute (Gerver, 1976 ; Lederer, 1981 ; Shlesinger, 2000 et Seeber, 2011 : 186). – En regardant attentivement les vidéos des deux discours sources, il paraît que les orateurs ne les lisent pas, mais nous ne pouvons pas l’affirmer, car peut-être y avait-il un prompteur invisible pour le téléspectateur. Eval1 estime que le discours du président B. Obama n’est pas improvisé et pense que Int4 travaille en ayant le texte sous les yeux en cabine. Nous ne savons pas si ce discours a été remis préalablement aux interprètes, ou à quelques-uns d’entre eux, et, si tel a été le cas, combien de temps à l’avance. Les interprètes ont-ils réalisé leurs interprétations dans les mêmes conditions d’environnement physique (espace, siège, taille du moniteur, casque, chacun tout seul ou en équipe, etc.) ? Il est possible que leurs conditions de travail ne soient pas identiques puisqu’ils ne travaillent pas pour la même chaîne. – Les interprétations dont nous disposons ont été diffusées en direct sur 8 chaînes de télévision arabophones. Celles-ci possèdent une certaine notoriété médiatique par leur audience importante. Nous n’avons pas d’informations précises sur les interprètes, mais nous supposons que ce sont des professionnels compétents puisqu’ils travaillent pour ces chaînes87 . Selon D. Gile (2011 b : 203), l’interprétation télévisée engendre un haut niveau de stress, mais, du fait de son expérience, il considère que le travail et les priorités des interprètes travaillant dans ce type de circonstances sont similaires à ceux des interprètes de personnalités importantes dans les conditions des conférences hors radio et télédiffusion