À LA RECHERCHE D’UN HÉROS ET PAS DE PROPHÈTE DANS SON PROPRE PAYS

 À LA RECHERCHE D’UN HÉROS ET PAS DE PROPHÈTE DANS SON PROPRE PAYS

Difficile écriture en temps de crise

Lorsqu’on lit les œuvres qu’Ivan Tourguéniev écrivit entre 1856 et 1863, on se rend inévitablement compte que l’écrivain avait concentré l’essentiel de ses efforts littéraires sur l’élaboration d’une figure bien concrète, celle de l’homme russe moderne. Cette recherche s’effectuait dans un contexte bien complexe. Les années 1856-1863 furent effectivement une période difficile pour lui : des voyages incessants, des séjours dans des villes étrangères plus ou moins courts (ou plus ou moins longs, selon les cas), parfois agréables mais souvent, aussi, éprouvants pour l’écrivain, désormais contraint de compter, dans ses déplacements, avec ses obligations parentales, qui le forçaient parfois à séjourner loin de ses lieux préférés. Cela fut aussi, nous l’avons vu plus haut, une époque passée sous le signe de la nostalgie : celle de patrie, lorsque le séjour en Europe revêtait un caractère contraint pour l’écrivain, mais aussi celle de la jeunesse, du bonheur, de sa propre authenticité – un sentiment suffisamment puissant et cuisant pour pousser Tourguéniev à s’interroger sur la voie qu’il s’était choisie, tant du point de vue personnel que littéraire. Durant ces années d’errances et marquées par un moment de rupture dont l’écrivain faisait part dans les lettres aux amis (« В человеческой жизни есть мгновенья перелома […] »914, disait-il à Elisabeth Lambert notamment), sa plume eut parfois du mal à s’exprimer. Il connut, en effet, entre 1856 et 1863, plusieurs crises de création. Celles-ci furent parfois générées par la maladie, comme durant l’hiver 1856-1857 passé par Tourguéniev à Paris à essayer de soigner ses douleurs névralgiques. Par moments, elles furent le fruit de la frustration de se trouver loin de son pays, comme cela fut le cas à Vichy, en été 1859 : « […] до сих пор моя Муза, как застрявшая лошадь, семенит ногами и плохо подвигается вперед. По страничке в день. Часто думаю я о России, о русских друзьях […] » 915. Mais le plus souvent, c’est envahi par le sentiment de l’échec – du fait de ne pas avoir réussi à construire une vie familiale satisfaisante – que Tourguéniev délaissait temporairement l’écriture. Car malgré ces quelques moments de silence plus ou moins prolongés, il produisit, durant cette même période complexe, quelques-unes de ses œuvres majeures.

Souffrance propice à la création : un bref tour d’horizon sur l’œuvre de 1856-1863

La première œuvre qui vit le jour durant le laps de temps qui nous occupe ici fut la nouvelle « Faust » que Tourguéniev écrivit essentiellement en été 1856, avant de quitter la Russie. L’œuvre fut néanmoins terminée et peaufinée en France, en juillet-août 1856. Sous la forme d’une suite de neuf lettres, Pavel B., le narrateur, livre à son correspondant d’ami son séjour dans le domaine natal après plusieurs années d’absence. Dans sa région natale, il rencontre Véra, son ancien amour dont la mère lui avait refusé la main plusieurs années auparavant. Pavel éveille Véra, dont l’éducation s’était faite à l’écart de toute lecture divertissante, au plaisir de la lecture. La découverte du « Faust » de Goethe qu’ils font ensemble, fait renaître d’anciens sentiments dans leurs âmes. Le double choc – la découverte de l’amour et des belles-lettres – est fatal pour Véra : l’excès de passion l’emporte dans la tombe. Dernier hommage de l’écrivain au lyrisme de sa jeunesse (« „Фауст“ был написан на переломе, на повороте жизни — вся душа вспыхнула последним огнем воспоминаний, надежд, молодости… » 916), « Faust » aidait l’écrivain à tourner en quelque sorte la page sur la passé tout en amorçant une nouvelle phase dans sa vie et dans son œuvre. Un autre récit « venu du passé » qui vit le jour durant cette même période fut « Excursion dans les Grands-Bois », que Tourguéniev projeta dès le début des années 1850917 mais qu’il ne put terminer que dans sa retraite parisienne en novembre-décembre 1856. Parent éloigné des Mémoires d’un chasseur, le récit raconte le voyage du narrateur – un chasseur – dans les bois de Polésie. Riche en digressions philosophiques sur les relations entre l’Homme et la Nature, sur le sens de la vie, sur la jeunesse passée, etc., « Excursion dans les Grands-Bois » concentre sur ses pages les réflexions de l’écrivain sur ses différents sujets et en fait une sorte de récit précurseur des récits philosophiques à venir, comme « Assez ! », etc. Une longue période de silence suivit l’écriture d’« Excursion dans les Grands-Bois » : en proie à une mélancolie profonde durant tout l’hiver 1856-1857, l’écrivain se trouvait en panne d’inspiration et se contentait de broyer du noir, en attendant de quitter Paris et de s’en aller vers d’autres horizons, plus propices à la création, en tâchant de redéfinir, en chemin, son nouvel espace identitaire. Ce n’est donc qu’en juillet 1857 que Tourguéniev se remit à écrire : la sérénité des paysages de Rhin lui inspira « Assia » (commencé à Sinzig et terminé à Rome, en novembre 1857)918 qu’il n’hésita pas à placer dans ce même cadre germanique. Le récit tire son titre de la figure féminine principale : Assia est une jeune fille née de la liaison de son nobliau de père, décédé au moment du récit, avec une des femmes de chambre de la maison. Assia fut élevée par les soins de son demi-frère Gaguine, qui l’aime passionnément, et dans la compagnie duquel elle voyage à travers l’Europe. C’est alors que Gaguine et Assia séjournent dans la ville de S., sur le Rhin, que leur chemin croise celui de N.N., le narrateur. Celui-ci est intrigué et séduit par la personnalité de ses nouvelles connaissances et se rapproche d’eux. Une amitié s’installe entre les deux jeunes hommes et Gaguine finit par conter à N.N. l’histoire de la naissance illégitime d’Assia, cette jeune fille dont la spontanéité ne manque pas à plaire au narrateur. Les sentiments sont réciproques et Assia, prête à dévoiler son amour à N.N., va jusqu’à lui fixer un rendez-vous pour pouvoir s’expliquer avec lui. Le moment venu, N.N. se montre hésitant à s’engager vis-à-vis de la jeune fille. Assia et son frère quittent la ville sans laisser d’adresse ni d’indication quant à leur destination suivante. N.N., regrettant son geste, tente de les retrouver dans les quatre coins de l’Europe, en vain, passant ainsi à côté de son amour. Entre novembre 1857 et l’été 1858, Tourguéniev n’écrit plus rien : alors qu’il passe l’hiver à Rome et savoure la beauté de l’endroit, sa maladie revient et s’aggrave, l’empêchant de se concentrer sur le travail. Il réfléchit néanmoins sur ce qu’il appelle d’abord une « grande nouvelle »919 – le futur roman Nid de gentilhomme dont la conception l’occupe toute entier. Mais ce n’est qu’à son retour en Russie, en juillet 1858, qu’il se sent enfin suffisamment fort et inspiré pour s’attaquer à ce vaste projet. L’écriture de ce roman lui prit six mois, entre juin et décembre 1858, et il fut intitulé Le Nid de gentilhomme. Au centre du roman se trouve une autre histoire d’amour, celle de Lavretski et Lisa Kalitina. Lavretski, homme encore jeune, timide, sensible et droit, avait fait un mariage d’amour dans sa jeunesse. Son épouse Varvara est une jeune femme belle et intelligente, mais aussi frivole et infidèle. Lorsqu’il découvre l’adultère de Varvara, alors que les époux séjournent à Paris, Lavretski est profondément blessé. Il quitte sa femme et rentre, après quelques pérégrinations à travers l’Europe, dans sa campagne natale. Dans la maison d’une parente éloignée, Kalitina, il rencontre Lisa, jeune fille aussi pure et croyante que jolie et simple. Au fil des conversations et des moments passés ensemble, un sentiment amoureux naît dans les cœurs des protagonistes. Aussi, alors que Lavretski découvre  dans un journal, la nouvelle – fausse – de la mort de Varvara, les jeunes gens se mettent à se projeter dans l’avenir et à parler mariage. C’est au moment où ils décident d’unir leurs destins, que Varvara surgit, plus vivante que jamais, et demande le pardon de son époux. Lisa est persuadée qu’il s’agit d’un châtiment juste et supplie Lavretski de se réconcilier avec Varvara. Elle abandonne tout et décide d’entrer dans un couvent. Quant à Lavretski, il se sépare définitivement de sa femme quelque temps plus tard et, se réfugie dans les souvenirs et dans le travail.  À partir de Nid, Tourguéniev enchaîna les ouvrages romanesques : chaque année suivante vit la naissance d’un nouveau roman. Ainsi, À la veille fut écrit entre juin et novembre 1859, alors que Pères et fils vit le jour entre novembre 1860 et juillet 1861, l’élaboration de cette dernière œuvre ayant été plus longue et plus laborieuse que les précédentes. 

À la veille met en scène Elena, une jeune fille de vingt ans, belle, énergique et indépendante. Entourée d’une famille aimante et aimée, elle se sent pourtant à l’étroit dans sa vie et dans son milieu et aspire à autre chose – à un idéal qu’elle ne trouve nulle part. Les jeunes gens qui l’entourent – Berséniev, Choubine – sont amoureux d’elle. Mais Elena ne peut partager leurs sentiments car, comme toute sa famille, les deux jeunes hommes incarnent l’inertie et la faiblesse de l’ancienne génération. Elena sent sa différence, de façon intuitive et un peu vague, jusqu’à la venue d’Insarov, un jeune Bulgare énergique et engagé dans la lutte pour la liberté de son peuple. La rencontre avec Insarov est une révélation pour Elena : elle admire la force, l’intelligence et le sens du sacrifice du jeune homme, et ne tarde pas à tomber amoureuse de lui. Les jeunes gens se marient en cachette. Elena abandonne tout pour Insarov : sa famille, sa patrie et suit son mari en Bulgarie, prête à supporter, à ses côtés, misère et privations et à le soutenir dans son action. Mais la santé d’Insarov est précaire : il meurt dans le chemin, à Venise, 

laissant Elena seule dans un pays étranger. Celle-ci décide d’acheminer le corps de son époux vers son pays natal et d’y rester afin de soutenir, à son échelle, le peuple que son mari avait tant aimé.

La Russie des changements, porteuse de nouvelles inspirations

Plus haut dans ce chapitre, nous avons pris le temps d’examiner le contexte de vie qui encadra la création de toutes ces œuvres littéraire, nous avons mentionné la vie de nomade que l’écrivain mena durant cette période, avons parlé de la difficulté qu’il avait à accepter sa solitude et des différents moments de crise qui s’ensuivirent. Mais l’évolution que l’écrivain connaît dans sa vie personnelle, même si elle apporte un éclairage important sur la compréhension de bien des paramètres de son œuvre, est loin d’être le seul facteur qui influence la tenue et le contenu de celle-ci. Pour ce qui est de l’œuvre tourguénievienne de la deuxième moitié des années 1850 et du début des 1860, ceci est d’autant plus valable que cette époque fut marquée, pour la Russie et pour les cercles intellectuels russes, par quelques transformations politiques et sociales majeures. Ci-dessous, nous ferons un point rapide sur ces différents changements, indispensable pour la bonne compréhension des raisons qui poussèrent Tourguéniev à multiplier ses recherches d’un nouveau type de personnage russe, ce qui était un signe de sa volonté de rester en phase avec son milieu culturel naturel – et avec soi-même – malgré les pérégrinations que la vie lui imposait. C’est une Russie en pleine effervescence que Tourguéniev quittait en été 1856. Après deux ans d’âpres combats, la guerre de Crimée prit fin au printemps 1855, par une défaite militaire et diplomatique cuisante de la Russie qui dévoilait au grand jour le retard économique et social accumulé par le pays durant les trente années du règne de Nicolas Ier. Le traité de Paris, signé le 30 mars 1856, entérinait l’issu de la guerre et marquait le recul de l’influence russe dans les Balkans921. La Russie qui, à peine quelques décennies auparavant, à la fin des guerres napoléoniennes, avait fait une marche triomphante à travers l’Europe et comptait parmi les plus grandes puissantes européennes, tant sur le plan militaire qu’économique et politique, se sentait profondément humiliée par la série d’échecs qu’elle venait d’essuyer. Nicolas Ier ne vit cependant pas ses sombres moments : le tsar décéda en mars 1855 – une mort qui coïncidait avec la fin de la guerre de Crimée. Alexandre II, le fils de feu l’empereur, prenait sa succession sur le trône russe, à la tête d’un Empire affaibli et en crise. Les cercles intellectuels russes attendaient beaucoup de ce changement de gouvernement. Comme le formule Henri Granjard : « […] il semblait qu’un rayon de lumière allait pénétrer dans le « royaume des ténèbres ». La classe cultivée attendait, impatiente et déjà inquiète, la venue de l’aube nouvelle. La défaite militaire en Crimée, la mort de Nicolas Ier autorisaient beaucoup d’espoirs »922. La correspondance de Tourguéniev reste assez discrète quant à sa réaction à la mort de Nicolas1er et à l’avènement au trône de son successeur : seules quelques phrases laconiques mentionnent l’événement, comme celle-ci, tirée de la lettre à Botkine du 22 février (6 mars) 1855 : « А в какой ты день уехал! »923, s’exclame Tourguéniev, faisant allusion à l’annonce du décès de l’empereur – une exclamation brève, sans autres commentaires l’explicitant davantage mais néanmoins très éloquente. Henri Granjard trouve la confirmation de cette attitude dans les mémoires de quelques amis de Tourguéniev qui le côtoyèrent durant cette même période : d’après les souvenirs d’Ostrovskaïa par exemple, Tourguéniev se montra enthousiaste face à la nouvelle de la disparition du tsar, au point de courir vers le Palais d’Hiver pour tenter d’avoir la confirmation des faits ne fût-ce que par les gardes du palais924. Son enthousiasme ne doit pas étonner : Nicolas Ier symbolisait, aux yeux de l’écrivain, cette force obscure qui empêchait la marche de la démocratie sur les étendues de la Russie925 . Dès son accession au trône, Alexandre II s’attela à une série de réformes appelées à moderniser le pays et à redresser la situation. Il commença par abroger quelques mesures extrêmement impopulaires prises par son père après la révolution française de 1848 et qui allait dans le sens de l’ouverture de la société, notamment dans le domaine de la censure926. On ne peut qu’imaginer l’enthousiasme des hommes de lettres face à ce geste qui présageait une libéralisation de la société aussi générale qu’avait été générale la crispation du régime précédent et la suppression des libertés que celle-ci entraînait. Mais la décision principale que prit Alexandre II, dès son arrivée au pouvoir, était d’entamer la réforme paysanne et d’abolir le servage. La société russe atteignit, vers le milieu du XIXe siècle, un degré de maturité lui permettant de se rendre compte des travers du système social en place dans le pays depuis plusieurs siècles et de vouloir en finir avec le système qui supposait qu’un groupe restreint d’êtres humains disposât de tous les autres êtres humains comme si ceux-là n’étaient que des objets ou du bétail. C’est précisément la compréhension du caractère pervers de cette situation qui donna l’impulsion à la réforme, considère Wladimir Berelowitch. « Le système en place n’était pas réellement en crise », analyse l’historien la situation et les raisons qui précipitèrent la décision d’accélérer la réforme. « C’est que l’évolution des mœurs poussait de plus en plus à traiter les serfs en hommes à part entière »927, estime-t-il notamment. La nécessité morale, qu’éprouvait l’élite russe – ou du moins la majeure partie de celle-ci – d’en finir avec ce vestige du passé humiliant pour un pays qui prétendait au statut d’état puissant et civilisé, allait de pair avec la compréhension très nette, par le gouvernement, que le système du servage représentait un frein pour le développement du pays. La perception de cet état des choses atteignit son paroxysme au sortir de la guerre de Crimée, qui avait mis en évidence le retard pris la Russie par rapport aux autres puissances européennes. 

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