Les bornes gromatiques de Tunisie
Résumé
De nombreuses bornes gromatiques, ces archives incomparables laissées en place par les géomètres romains, ont été retrouvées dans le Sud tunisien. Ces repères géodésiques permettent de reconstituer l’ossature de la carte, la forma de Africa Nova, que la 3e légion Auguste était chargée de dresser. Il est alors possible de déterminer la méthode de triangulation utilisée. Celle-ci est basée sur la diagonale (hypotenusa) d’un triangle rectangle de côtés 5 et 7, les méthodes modernes de triangulation ayant simplement repris ce principe pour le généraliser aux triangles quelconques. On peut donc, en n’importe quel point du territoire à lever, caler l’instrument de visée (la groma) sur la méridienne locale et viser selon l’angle d’orientation choisie pour cette centuriation, à savoir ici 35,5°. Après une étude de l’orientation de nombreux cadastres, un principe général d’orientation solaire des limitatii est proposé. Son application à l’étude des cadastres eux-mêmes, aux cadastres et aux structures superposés est ensuite examiné. La corrélation entre centuriation et voies structurantes majeures est mise en évidence avec la via Asprenas, cette première voie stratégique construite aussi par la 3e légion Auguste. Il semble alors possible, à défaut de datation précise de cette centuriation, de dresser une chronologie relative de ces réalisations.
La méthode « pro hypotenusa » ou de la tangente.
On doit remarquer que toutes les bornes de premier ordre (fig. 3) sont disposées selon un uk croissant multiple de 5, elles sont quintarii. Par contre selon le cardo, elles sont multiples de 5 ou de 7.
Les bornes du Bled Segui
Plusieurs bornes ont été retrouvées dans le Bled Segui, dont certaines inédites. Elles sont présentées dans le plan de la forma (fig. 8). Trois bornes quintarii (B.24, B.20, B.19) trouvées autour de Bir Oum Ali se situent sur un même parallèle (à 0,8° près).
Bornes | 24 | 20 | 19 |
N (WGS) ° | 34° 09,213’ | 34° 09,286’ | 34° 09,329’ |
Y (UTM) m | 37.791.90 | 37.793.30 | 37.794.30 |
dd | 98 | 91 | 84 |
uk | 230 | 235 | 240 |
Bornes de Bir Oum Ali : latitudes et coordonnées romaines.
Elles sont disposées selon un d uk = 5 centuries (100 actus) et un d dd = 7 centuries avec un ratio[1] duk /ddd = 5/7 soit un angle de 35,5° (exactement arctg 5/7 = 35,538°). Cet orientement vers l’est – à mieux que 0,1′ sur près de 12 km – ne semble pas fortuit. L’orientation solaire de cette centuriation est indubitable.
Etude de l’orientement des bornes B.19 et B.23.
Ces deux bornes du Bled Segui sont en place. Leur distance et leur azimut ont été mesurés précisément au théodolite et ces valeurs confirmées par les relevés au GPS. Une analyse détaillée avait conduit aux résultats suivants[2], dans lesquels on compare l’azimut mesuré B.19-B.23 (109,52° +- 0,1°) à l’azimut théorique dans le carroyage romain (fig. 8), et ceci pour les grilles concurrentes possibles, à savoir :
- la grille losangique méridienne 7/10 d’azimut 55,008°,
- la grille losangique parallèle 5/7 d’azimut 54,462°,
- la grille orthogonale carrée classique de côtés 5*5 et d’azimut 54,736° (arctg √2/2).
- La grille orthogonale rectangulaire de même azimut (arctg√2/2).
Azimut (Az)
B19-B23 |
Grille losangique méridienne
(m, n) 7/10 |
Grille losangique parallèle
(p, q) 5/7 |
Grille orthogon. classique
(5*5) |
Grille orthogo. rectangulaire
(√150* √75) |
Orientation du cadastre Co-α | 55, 008° | 54,462° | 54,736° | 54,736° |
Azimut théorique Az /NGR (°) | 110,016° | 109,470° | 107,866° | 107, 587° |
Ecart : Δ (Az mesuré – Az/NGR) | -0,496° | +0,05° | +1,654° | +1,933° |
Valeur de la centurie c. (m) | 698 +/-3‰ | 698 +/-3‰ | 710 +/-3‰ | 707 +/-3‰ |
Conclusion | Possible | Acceptable | Non acceptable | Non acceptable |
Tableau comparatif selon les différentes hypothèses de construction du carroyage
De la même façon, on calcule la valeur de la centurie à partir de la mesure de la distance inter borne.
Discussion :
Au vu de ces résultats, la centurie reste toujours dans les variations généralement admises (700 -710m). Elle n’est pas un critère de choix. Par contre l’azimut diffère notablement d’une hypothèse à l’autre. La construction du carroyage selon les grilles losangiques, c’est à dire sur les diagonales d’un rectangle 5*7 et 7*10 restent les seules possibles et le rectangle de base 5*7 offre de meilleurs résultats[3].
– Grille losangique 5/7
La méthode de construction d’une réseau centurié par la diagonale est maintenant bien connue sur le terrain[4] et par les textes gromatiques[5]. Les gromatici ont construit ici un rectangle 5*7 en suivant la diagonale orientée à l’est. Il est donc possible de répéter à l’infini sur le terrain ce rectangle par un contrôle de cette diagonale toujours orientée est-ouest. La figure engendrée est une grille losangique (p, q) de demi-angle au sommet 35,538° (ratio 5/7) (fig. 8). Cette valeur est très proche de l’orientation moyenne calculée pour la centuriation (35,5°). Cependant cette mesure précise dans le Bled Segui est unique, elle mérite d’être confirmée sur d’autres sites.
Les bornes du Chareb
Au nord du Chott el Fejej, un nombre appréciable de bornes gromatiques ont été trouvées, dont certaines inédites. Elles sont portées figure 9 dans les coordonnées UTM 32, ainsi que le carroyage romain. Un quintarius de 100*100 actus : B.1 (70 ; 280), B.26 (65 ; 280) et B.27 (65 ; 275) est mis ainsi en évidence, en rappelant que les bornes B.26 et B.27 placées sous Trajan sont plus tardives que la borne B.1 de Vibius Marsus. On remarquera aussi des sub-divisions (striga) rectangulaire 2*3 ou carrée 3*3 centuries. On notera surtout la série de bornes placées sur le décumanus 65, qui servira de frontière entre les Nybgenii et les Tacapitani.
La décumane de pierre
A partir de bornes signalées par Donau (B.7, CIL VIII, 22787 et CIL 22788) et par Chevarrier (CIL VIII, 38 et complément 11051) sur lesquelles Nybg(enii) était inscrit, Toutain[6] et Barthel[7] avaient reconnu des bornes de délimitation entre les Nybgenii et les Tacapitani. Barthel avait remarqué en particulier que les deux bornes trouvées à l’est d’Henchir Chenah (CIL 22788 et 22787) devaient se situer non loin du point dd 65 uk 280 de la centuriation, et que la pierre trouvée près du sommet du jebel Terhendourt, prendrait les valeurs dd 65 uk 350.
Orientement de la frontière
Six bornes du limes 65 ont été retrouvées[8], auxquelles on peut rajouter la borne de Terhendourt. Elles sont répertoriées en annexe 1 et présentées sur la figure 9. Cette décumane bornée sur près de 250 kilomètres serait donc le plus long limes connu à ce jour[9]. Cette ligne servait de frontière depuis la barrière de montagnes du jebel Hadifa qui sépare la plaine du Segui (territoire des Capsenses) du bassin du chott el Fejej (fig. 2) jusqu’aux monts de Matmata. Les bornes placées sous Trajan pour marquer cette frontière s’appuient manifestement sur le carroyage tracé ici par le proconsul Vibius Marsus.
Son gisement local a été mesuré à partir des bornes en place, il est de 35,9° (fig. 9). A la convergence des méridien près, il est égal à l’orientation calculée (35,5°). Cet angle de 35,9° diffère notablement des 35,0° donné par le ratio 7/10. Il n’y a donc plus ambiguïté. La grille 5/7 est la seule acceptable. Elle semble aussi plus conforme avec la répartition des termini qui sont espacés généralement de 5 en 5 centuries selon le decumanus maximus.
En conclusion, la centuriation tunisienne serait construite sur un rectangle 5*7, c’est à dire selon une orientation solaire d’azimut 54,462°. C’est pourquoi, on examinera comment les finitores pouvaient conserver cette orientation sur de très longues distances et ceci en terrain montueux.
L’orientation solaire
La question de l’orientation astronomique des cadastres ne devrait même pas se poser. Le cadastre est un cadre géographique basé sur les axes cardinaux de la Terre. Hygin Gromatique recommandait de « tenir compte du ciel » et fustigeait ceux qui ont renoncés. Il préconisait « de saisir l’ombre à la sixième heure ». Cette méthode est valable toute l’année et à toute les latitudes, elle est relativement précise. Cependant la durée de la mesure peut entraîner une légère déviation sur la prise du méridien local[10]. On retiendra les ordres de grandeurs suivants pour quelques pays :
Pays | Tunisie (centre) | Italie (centre) | Narbonnaise | Germanie(cen.) | Bretagne (nord) |
Latitude (°) | 35° | 40° | 43° | 50° | 55° |
Δα0 (‘) | 4,87′ | 5,21′ | 5,46′ | 6,21′ | 6,96′ |
Condition d’observation D = +/- 2h aux équinoxes.
Δα0 = écart angulaire entre le méridien vrai et le méridien mesuré par cette méthode.
Orientation solaire des cadastres
La méridienne locale une fois déterminée au gnomon, le géomètre oriente son premier limes par la méthode pro hypotenusa selon l’azimut du cadastre, c’est à dire selon le ratio choisi, par exemple 5/7. M. Guy[11] a montré dans son étude comparative sur plusieurs dizaines de cadastres qu’une forte récurrence apparaissait dans ces orientations pour les fractions en cinquièmes (quintarius), tels que : 1/10,1/5, 3/10 etc, ce que confirme la centuriation tunisienne
[1] ratio : rapport dans le sens moderne, ici le rapport entre les deux côtés d’un angle droit (tangente).
[2] Decramer L.R. et alii. Approche géométrique des cadastres romains. Histoire & Mesure (A paraître).
[3] Decramer L.R. et alii. Approche géométrique des cadastres romains. Les deux options étaient encore ouvertes avec une préférence pour la grille 5/7.
[4] On se référera en particulier aux travaux de : M. Assenat, M. Clavel-Lévêque, A. Congès, M. Guy, A. Perez.
[5] Roth Congés A. 1996. Modalités pratiques d’implantation des cadastres romains : quelques aspects, p. 328-338 et 1997. La « varation » dans les territoires de M. Iunius Nypsius. IIe colloque européen. Béziers, p. 167-184.
[6] Toutain J. 1907, p. 365-368.
[7] Barthel W, p. 90-91.
[8] Decramer L.R. et alii. 2001. Géodésie romaine en Tunisie, p. 8-9.
[9] Peyras J, p. 81, note 48. Il estimait que cette centuriation « n’a jamais révélé la moindre ligne ».
[10] Decramer L., Etcheto P. A propos d’archéologie et d’arpentage antique, p. 81-82. Decramer L., Elhaj R., Hilton R., Plas A. Approche géométrique des cadastres romains.
[11] Guy M. Les orientations des parcellaires quadrillés, p. 58-68. Cette synthèse est remarquable. Elle établit, à notre avis pour la première fois, des liens organiques et géométriques entre des cadastres apparemment divers.