L’ÉNERGIE : RÉFLEXION PROSPECTIVE SUR LES CHOIX STRATÉGIQUES
Intervention de M. Christian Poncelet,Président du Sénat
Mesdames et Messieurs,
Ne pouvant être présent parmi vous, j’ai cependant tenu à vous adresser un message, afin de souligner l’importance que j’attache à l’action du Groupe de Prospective du Sénat.
Son action se situe en effet au cœur de ma définition d’un « Sénat ambitieux », c’est-à-dire un Sénat exerçant pleinement son rôle de laboratoire d’idées, d’aiguillon pour l’action, de chambre de réflexion en vue de l’action publique. Je me félicite du travail commun accompli à cette occasion par le Groupe de prospective et le Groupe d’études de l’Énergie du Sénat.
Aujourd’hui, plus que jamais, et a fortiori dans le contexte international troublé qui est le nôtre, force est de constater que votre réflexion prospective sur les choix stratégiques en matière d’énergie tombe à point nommé.Y a-t-il un domaine où la prospective soit plus indispensable ? À l’évidence, il y en a peu, en raison de l’ampleur considérable des investissements qu’impliquent les choix à long terme dans le domaine de l’énergie.Il sera certes difficile de trouver l’énergie idéale, une source d’énergie qui serait à la fois inépuisable, bon marché et non polluante.À défaut de cette énergie idéale, nous avons, en tant que responsables publics, le devoir premier de rechercher, autant que faire se peut, une structure de production et de consommation d’énergie se rapprochant de cette énergie idéale.À cet égard, vous me permettrez, et ce dans le prolongement de la réflexion que vous aviez engagée lors de votre rencontre internationale consacrée à la « mobilisation contre le réchauffement climatique », d’insister tout particulièrement sur ce que j’appellerais « l’exigence écologique » que nous devons nous assigner.Le critère premier de nos choix énergétiques doit en effet être, à mon sens, la recherche d’énergies non polluantes, ou tout du moins les moins polluantes possible. Cet objectif doit guider tant nos choix nationaux que notre action internationale.En effet, le réchauffement climatique est un phénomène auquel nous avons le devoir impératif, l’ardente obligation, de réagir sans nuances et sans attendre.Nous sommes face à un phénomène dont les conséquences seront irréversibles si nous ne prenons pas, et avec nous l’ensemble du monde, pleinement nos responsabilités.À cet égard, il va donc de soi que nous ne pouvons aborder le débat sur nos choix énergétiques en étant, si vous me permettez l’expression, « pollués » par des idées préconçues, ou – pire – par des positions idéologiques.C’est ce regard indépendant que nous devons porter en particulier sur le nucléaire et sa place dans notre structure énergétique.
Nous sommes, à l’évidence, à une période charnière, dans laquelle notre pays doit confirmer, ou non, ses choix afin de prendre dès maintenant toutes les dispositions, tant en ce qui concerne l’organisation qu’en ce qui concerne le financement de la modernisation et a fortiori du renouvellement de notre parc de centrales nucléaires.
Rien ne serait pire que de pratiquer en ce domaine une quelconque « politique de l’autruche » en remettant toujours à demain la confirmation d’un choix. Choix à mon sens d’autant plus souhaitable que nous pouvons espérer de ce nucléaire du futur un degré de sécurité supérieur à celui dont font, incontestablement, preuve nos installations actuelles.Au-delà de ce choix stratégique premier, je considère tout aussi indispensable d’amplifier à la fois notre recherche et notre action pour la prospection et surtout la diffusion auprès de nos concitoyens des énergies renouvelables.À moyen terme, en effet, il me semble indispensable que les responsables publics dans nos sociétés modernes de consommation envisagent très sérieusement l’hypothèse d’un monde sans pétrole.Bien entendu, cette perspective est une perspective à long terme et ne constitue qu’une simple hypothèse de travail tendancielle. Il me semble néanmoins nécessaire de l’envisager, tant au regard du caractère compté des réserves de pétrole qu’au regard de l’actualité. Actualité qui démontre, plus que jamais, la fragilité potentielle de notre approvisionnement en pétrole.C’est pourquoi j’espère que votre rencontre d’aujourd’hui sera aussi l’occasion de mieux mettre en évidence l’action des pouvoirs publics dans le domaine des énergies renouvelables, en termes de recherche certes, mais aussi et surtout en termes de mise en œuvre concrète et « d’éducation » des consommateurs.Je souhaite donc que vos travaux, aux conclusions desquels je serai particulièrement attentif, soient bons et fructueux.
Intervention de M. René Trégouët,
sénateur du Rhône, président du groupe de prospective du Sénat
Comme il est d’usage, je vais en tant que Candide dresser l’état des lieux de la question de l’énergie sur notre planète à ce jour.Nous consommons aujourd’hui un peu plus de 9 milliards de tonnes équivalent-pétrole chaque année sur la planète. Cela représente une augmentation de 60 % en quelque 30 ans. Chaque habitant de la Terre consomme 1,5 tonne équivalent-pétrole par an. Selon les prévisions les plus prudentes, cette consommation devrait encore augmenter de 60 % d’ici 2020, doubler d’ici 2040 et quadrupler d’ici la fin de ce siècle.
Géographiquement, 23 % de cette énergie est consommée aux États-Unis, 5 % au Japon et 15 % en Europe. À l’autre extrémité nous trouvons l’Inde, l’Afrique et la Chine, qui consomment ensemble environ 20 % de l’énergie, alors qu’elles représentent plus de 50 % de la population mondiale.
Actuellement le pétrole représente encore 38,4 % de la consommation mondiale d’énergie contre 58 % en 1973. Le charbon représente 24,7 %, le gaz 23,7 %, le nucléaire 5,5 %, l’énergie hydraulique 6 % et enfin les énergies renouvelables seulement 1,7 %.
Jusqu’en 2020 ce paysage énergétique mondial ne devrait pas connaître de bouleversements majeurs. Le charbon représenterait toujours quelque 20 % de la consommation, la part du gaz naturel devrait passer de 23 % à 28 % et le pétrole devrait toujours représenter les 38 % de la consommation mondiale d’énergie. Le nucléaire devrait rester stable, mais la part des énergies renouvelables, comprenant l’hydraulique, devrait atteindre les 10 %.
Mais après 2020, l’évolution vers une diversification et une décentralisation et vers une « décarbonisation » accrue de la production d’énergie devrait s’accélérer sous la pression conjointe des nouvelles contraintes économiques, écologiques et géopolitiques. Dans cette perspective, et sans tenir compte d’une éventuelle rupture technologique majeure dans les domaines de la fusion ou du solaire spatial par exemple, l’ensemble des énergies renouvelables conventionnelles pourrait assurer la moitié de la consommation mondiale d’énergie aux alentours de 2050. Ceci est une importante question que nous allons poser aujourd’hui. L’utilisation massive des énergies fossiles n’est en effet pas tenable sur le long terme, d’une part parce que ses coûts d’exploitation vont considérablement augmenter à partir de 2030-2040, ceci à cause de l’épuisement des réserves « faciles », et d’autre part parce que ces énergies fossiles, charbon et pétrole, sont largement responsables des émissions du CO2 qui entraînent le réchauffement de la planète. Ces émissions devraient augmenter de 62 % d’ici 2020… Face au réchauffement climatique accéléré, cette variation de nos émissions de gaz à effet de serre est devenue un enjeu technologique, économique et politique majeur qui va conditionner de plus en plus fortement nos choix énergétiques. Il est vrai que ces émissions de gaz à effet de serre ont augmenté de 10 % depuis 1990, avec une hausse de 35 % dans les pays en voie de développement. Au mieux, le protocole de Kyoto, qui prévoit que les pays industriels réduisent en moyenne de 5,2 % leurs émissions de gaz à effet de serre en 2008-2012 par rapport à 1990, parviendra à apporter une réduction de seulement 2 % de ces émissions.
Lors de la réunion plénière du groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, qui s’est tenue à Paris en février 2003, le Premier ministre et Madame le ministre de l’Écologie ont confirmé l’objectif ambitieux d’une division par 2 des émissions mondiales de gaz à effet de serre avant 2050. Ceci signifie une division par 4 dans les pays industrialisés.
Pour mesurer l’ampleur du défi économique, social et politique qui nous attend, il faut bien comprendre que si la France et ses principaux voisins européens veulent atteindre dans un demi-siècle leur objectif ambitieux mais nécessaire d’une réduction de 75 % des émissions de gaz à effet de serre, la substitution à plus de 50 % des énergies fossiles par d’autres énergies ne suffira pas. Il faudra également faire un effort considérable en termes d’économies d’énergie, ce qui suppose de profonds changements dans nos habitudes et nos modes de vie ainsi qu’une réorganisation globale de notre économie. Il faudra également accomplir au niveau national et européen un effort de recherche et d’innovation considérable afin de doubler d’ici 2050 le rendement énergétique de notre industrie, de nos transports et de nos systèmes de chauffage domestique et de nos appareils ménagers et numériques, de manière à pouvoir intégrer la nécessaire croissance économique dans le cadre plus large du développement durable qui devrait se faire à consommation d’énergie constante.
Rappelons ici que la directive sur les sources d’énergies renouvelables a été adoptée le 7 septembre 2001 par le Conseil de ministres de l’Union européenne. Celle-ci fixe à la France pour objectif à l’horizon 2010 de porter de 6 % à 12 % la contribution des énergies renouvelables dans la consommation d’énergie et à 20 % la part de ces énergies renouvelables dans la consommation d’électricité.
Si la France veut respecter cette directive, elle devra fournir un effort considérable non seulement dans le domaine de l’éolien, mais aussi dans le solaire, la biomasse ou la géothermie, sans oublier le volet essentiel de la maîtrise de la demande.
Le grand débat national sur les énergies, actuellement en cours sous l’égide de Madame Fontaine, ministre de l’Industrie, souhaite accorder une large place aux énergies renouvelables, qui contribuent non seulement à la protection de l’environnement, mais aussi à l’innovation, à la création d’emplois et à la croissance économique.
Cette diversification et cette décentralisation des sources et des vecteurs d’énergies sont d’autant plus inévitables que notre « civilisation du pétrole » s’éteindra inexorablement avant la fin de ce siècle. En effet, si l’on recoupe les dernières données les plus sérieuses communiquées par l’Institut français du pétrole et par l’OCDE, nous constatons que la totalité des réserves de pétrole, y compris le pétrole « difficile », sera consommée à l’horizon 2075. Les stocks terrestres d’énergies fossiles, charbon, pétrole et gaz, finiront forcément par s’épuiser, quels que soient les délais supplémentaires que les progrès technologiques pourraient nous accorder par rapport aux prévisions actuelles.
Les réserves d’uranium présentent également des limites naturelles. On peut évidemment envisager que la fusion thermonucléaire sera contrôlée dans quelques décennies, mais d’immenses difficultés techniques restent à surmonter : il faudra au moins 40 ans avant de disposer de réacteurs à fusion de type industriel. Tout en intensifiant les recherches dans ce domaine, nous devons préparer notre avenir énergétique en faisant appel aux ressources inépuisables dont nous disposons dès aujourd’hui et que nous appelons les « énergies renouvelables ».