Du spectateur au joueur, approche des modes de réflexivités spectatorielles observables dans le jeu vidéo
Des salles de lecture aux réseaux sociaux, en passant par les alcôves électroniques des sites de rencontre et les blogs, les analyses qui précèdent ont tenté de suivre les internautes dans quelques uns des déploiements multiples de leurs sociabilités et de leurs modes de réflexivité via les technologies numériques. Si les institutions ou les industries culturelles conforment leurs offres afin de cadrer les usages et les représentations des technologies numériques, les internautes (comme le spectateur décrit en exergue par Jacques Rancière) expriment leurs capacités à « voir ce qu’ils voient et à savoir quoi en penser ». La passivité culturelle, les formes de consommation dominées par les symboles produits par des institutions ou des systèmes « extérieurs » aux individus, constituent des paradigmes analytiques rendus encore plus caducs dans leur dimension holiste par les dynamiques de modernité réflexive et d’éclectisme culturel abordées plus avant. Les technologies numériques confèrent aux individus des moyens supplémentaires, certes variables selon la position qu’ils occupent dans la société, de ne pas se contenter de prendre le monde comme « allant de soi » et d’exercer un contrôle sur le sens de leurs actions, en intégrant dans l’espace même de leurs réflexions les contraintes susceptibles de peser sur eux. Reste que les formes de réflexivité étudiées jusqu’ici se réfèrent centralement aux « écrits d’écran » : applications informatiques pratiques, documentaires ou bibliographiques des bibliothèques, conversations écrites engagées à partir des sites de rencontre, rédaction de billets ou de commentaires sur le web social (blogs, forums, réseaux sociaux). Il s’agit donc, pour l’essentiel, de modes de réflexivité tirant profit de la force intrinsèque de distanciation qui réside en tout dispositif écrit, faut-il hypertexte (voir chapitre 2.2, section 2.2.5). Ces qualités de l’écrit, rationalisées techniquement dans le but de permettre les collaborations et les conversations sur les sites de rencontres ou plus largement le web social, peuvent donc être mobilisées pour revenir sur le sens que prennent les expériences culturelles aux yeux de leurs participants. Il s’agit, pour ainsi dire, d’une forme de « méta- réflexivité discursive », permettant aux individus de réfléchir aux rapports qu’ils entretiennent à d’autres pratiques culturelles ou à des corpus d’œuvres consultées via d’autres applications informatiques. Or, les technologies numériques ne se limitent pas à mettre en forme ou en relations des pratiques culturelles externes, antérieures. Elles ont également débouché sur d’autres propositions culturelles, sur des créations et sur des pratiques inédites. Si, comme cela a été dit en première partie, les cédéroms ont échoué à s’imposer durablement sur la scène culturelle, d’autres productions aux modes de symbolisation singuliers sont, quant à elles, parvenues à se faire une place dans l’éventail des pratiques culturelles. L’ultime chapitre de ce travail de thèse se propose donc de porter l’étude des manifestations de la réflexivité culturelle via les technologies numériques autour du jeu vidéo.
Ce terrain et les méthodes à mettre en œuvre pour étudier cet objet de recherche restent à construire, les pages qui suivent constituent donc une exploration des pistes paraissant les plus heuristiques en ce domaine. Quittant les arrière-salles des bars ou les salles de jeux pour prendre place dans les salons, les chambres à coucher et même dans les poches d’un nombre croissant d’individus, le jeu vidéo compte au premier rang de ces applications numériques ayant réussi à se départir du statut de la simple proposition technique pour être converties en offres commerciales et en usages sociaux pérennes. Pour mesurer l’ampleur de ce phénomène, journalistes autant que chercheurs ont pris l’habitude de comparer le chiffre d’affaires de l’industrie vidéoludique à celle du cinéma, en soulignant que celui de la première excède désormais celui de la seconde lorsqu’il s’agit des revenus du film en salles (38 milliards d’euros en 2010 à comparer au 32 milliards d’euros du box-office mondial379). Plus intéressantes, les statistiques de l’Association Française du Jeu Vidéo (AFJV) et le Centre National de la Cinématographie et de l’image animée (CNC) enregistrent depuis près d’une décennie l’accroissement du nombre de joueurs et la diversification de leurs profils socio- démographiques. Ainsi, fin 2010, plus de 60% des français interrogés par le CNC déclarent avoir joué à un jeu vidéo au cours des six derniers mois380. En quelques décennies, le jeu vidéo est donc devenu une pratique répandue, dans toutes les classes d’âges et toutes les catégories sociales (avec une légère surreprésentation dans les classes dites « supérieures » dans les études citées ici, avec 23,9 % des joueurs appartenant à cette catégorie pesant pour 21,6% de l’échantillon). Ce fait recouvre une très grande diversité de pratiques vidéoludiques, allant des mini-jeux en ligne ou sur téléphone mobile aux jeux immersifs, en passant par les jeux d’argent (casino, poker, etc.). 21% des joueurs ont plus de 50 ans, ce qui représente certes une sous-représentation notable par rapport à la population française (39% de cette classe d’âge), mais constitue un élément propre à venir à bout de l’idée reçue selon laquelle les jeux vidéo ne concerneraient que les plus jeunes ou tout au moins les digital native. Cet éclectisme des pratiques vidéoludiques tient, pour partie seulement, à la multiplication des supports de jeu. Consoles de salon ou portable, téléphones mobiles et plus récemment tactiles sont venus prendre rang aux côtés des bornes d’arcades et surtout des ordinateurs domestiques ayant initialement porté le développement du jeu vidéo. Si plus de 78% des joueurs, selon le CNC, utilisent un ordinateur, cela tient principalement au fait qu’Internet et les jeux en ligne gratuits concernent la plupart de ces joueurs (73%).