Espaces mentaux et temps de la recherche
Les espaces de la pratique de recherche : différenciation et dynamiques temporelles Dans le travail présenté précédemment, il s’agissait de partir de l’intérêt empirique de l’étude des pratiques de communication, éprouvé par Le Marec, Babou et Faury (2010), pour accéder à une vision élargie de l’expérience vécue de la pratique de recherche pour des doctorants. Dès lors, dans l’analyse de ces entretiens, je me suis tout d’abord intéressée à la description des actes de communication, en tant qu’objets, afin d’essayer de comprendre le quotidien des doctorants (partie I et II). Dans un second temps, j’ai souhaité m’en distancer. L’entretien fut en effet identifié comme l’occasion pour les enquêtés de développer un discours sur leur pratique et leur statut au sein du laboratoire, voire même comme une occasion parfois largement saisie de prendre du recul avec leur pratique de recherche. Les doctorants ne développent pas tous les mêmes types de relations avec les membres de l’équipe à laquelle ils appartiennent ou avec les personnes avec qui ils interagissent au quotidien, physiquement ou par différents moyens de communication (courrier électronique, téléphone, envoi de matériel pour les expériences). Leur statut au sein de l’équipe et du laboratoire est notamment conditionné par la relation qu’ils entretiennent avec leur directeur de thèse, la présence d’étudiants et de doctorants dans leur équipe ou dans des équipes présentes dans les mêmes locaux, la disponibilité d’autres chercheurs, etc. Ces interactions dépendent beaucoup des expériences qu’ils mènent, des techniques et/ou des modèles qu’elles engagent et des compétences qu’ils ressentent le besoin de solliciter, ainsi que des activités de recherche dans lesquelles ils sont engagés (expériences, écriture d’articles, communication en colloques ou congrès, etc.), ou encore du moment de la thèse où se situent les doctorants au moment de l’entretien (rédaction, attente de relecture d’articles, répétition d’expérience, recherche de post-doctorat, etc. ). Dans l’approche choisie, il ne s’agit pas de définir a priori un territoire de la recherche, qui pourrait être par exemple les locaux du laboratoire : les territoires émergent de ce qui est exprimé par les enquêtés77. Il s’agit donc d’essayer de comprendre, de percevoir, de ressentir quel est leur espace symbolique et physique de la recherche, qu’ils investissent via les différentes pratiques dans lesquelles ils sont pris, et qui sont elles-mêmes traduites par les pratiques de communication relevées. J’appelle ce territoire : l’espace mental de la recherche. Je construis et discute cette notion à partir de l’idée d’espace mental de l’enquête de J. C. Passeron (1995 ; voir partie IV. ) L’approche choisie est donc un moyen de parcourir ces territoires, qui émergent de la parole des enquêtés. Les pratiques de communication sont considérées comme une entrée permettant d’explorer ces espaces, comme des opérateurs qui me donnent la possibilité de m’y « promener » au fil de l’entretien avec l’enquêté. Elles mettent en évidence une diversité des postures et des espaces mentaux de la recherche faits de concentrations, de polarités, de limites et limitations, de contrastes, très différents d’un doctorant à l’autre. C’est bien un espace symbolique dans la mesure où le doctorant trace une délimitation de son activité non seulement par la description de ses pratiques de communication, mais aussi par le discours qu’il porte sur ces activités : sur ce qu’il estime faire partie de ses obligations ou sur ce qu’il va exclure au contraire de son travail de recherche, ce qu’il va projeter comme évolution possible et souhaitée de sa pratique à l’échelle de la thèse78 et ce qu’il aimerait devenir en tant que chercheur.
Structuration physique, symbolique et temporelle de l’espace mental
L’espace mental ne se structure pas de la même manière d’un doctorant à l’autre : c’est en quelque sorte son armature qui change selon les activités qui se trouvent symboliquement en son centre. 1. 1. L’organisation de l’espace mental de la recherche autour des expériences Les manipulations, dénominateur commun de la pratique quotidienne des jeunes chercheurs, peuvent être centrales dans ses préoccupations de recherche ou au contraire périphériques et plus secondaires quant à l’importance qui leur est accordée. Cette position symbolique peut changer au fil des années de thèse (les publications structurant de plus en plus l’organisation de la pratique de recherche des doctorants) ou au contraire constituer une constante, selon les individus. Ainsi par exemple, chez Eléonore, la structuration de ses journées autour des expériences transparaît très fortement au cours de l’entretien. Cette part de son activité de recherche est en effet omniprésente lorsqu’elle décrit le relevé de ses pratiques de communication, mais également lorsqu’elle construit un discours plus largement sur sa pratique de recherche. « Du coup là c’est une manip qui prend dix jours en fait. Donc du coup, là, le problème c’est qu’il y a pas mal d’incubation, donc j’y étais le lundi pour congeler, après il faut que tu laisses un certain temps, après il faut que tu fasses des substitutions avec la résine jeudi, donc le jeudi en gros t’as 5 ou 6 changements de bains toutes les deux heures, le vendredi c’est l’inclusion donc c’est une résine, après ça reste aux UV, et là j’y retourne mercredi. Mercredi pour tout arrêter. Et là donc tu te retrouves avec des gélules, et là ensuite il faut que j’y retourne pour recouper les gélules, ensuite il faut que j’y retourne pour les colorer, et ensuite il faut que j’y retourne pour les observer. Donc en gros c’est une manip qui prend trois semaines. » Entretien avec Eléonore, le 7 avril 2009. L’espace de la recherche est physiquement centré sur les lieux d’expérimentation (à l’intérieur et à l’extérieur du laboratoire) et symboliquement sur les espaces destinés à en discuter. C’est le cas par exemple des réunions d’équipe dont Eléonore est responsable, sur son initiative, dans la mesure où elle souhaite connaître les expériences sur lesquelles les autres personnes du laboratoire travaillent : « On savait pas, parce qu’en fait il n’y avait personne qui disait, qui disait aux autres ben… chacun faisait son petit truc dans son coin en fait. Donc moi je savais ce que faisait la fille qui est en thèse avec [Untel, sa directrice de thèse] en même temps que moi, nos stagiaires, par contre Untel et ses stagiaires, je n’avais aucune idée. Et la RMN, ben je sais que c’est de la RMN si tu veux, mais je n’avais aucune idée sur quoi ils travaillaient exactement. Donc j’ai trouvé ça très frustrant et donc, pendant une discussion dans les couloirs avec Untel, j’ai eu un mot de trop. J’ai dit « oui, mais pourquoi on fait pas des réunions », enfin un truc comme ça, et il m’a dit, bah t’as qu’à t’en occuper. » Entretien avec Eléonore, le 7 avril 2009. L’espace mental de la recherche d’Eléonore, centré sur les expériences, s’arrête en quelque sorte ainsi aux portes du laboratoire, c’est à dire aux lieux géographiques où elle effectue ses « manips ».
L’organisation de l’espace mental de la recherche autour du sujet de recherche
A l’inverse, l’espace mental de la recherche d’Axelle est agéographique : elle pense à son sujet partout, tout le temps, y compris chez elle. Elle vit dans un continuum où son sujet et ses lectures de la bibliographie associée, auxquelles elle accorde beaucoup d’importance, organisent et donnent sa logique à sa pratique de recherche. « Je pourrais pas faire mes horaires de 8h à 17h et arrêter d’y penser après, ça c’est impossible. Du coup je peux travailler quand j’ai envie, quand je veux, ça m’arrive de ramener des publis à la maison et… voilà, c’est cette liberté dans le travail qui me plaît, beaucoup. […] Ce qui me plaît moins, c’est… le fait que j’ai l’impression que je pourrais être plus efficace, et… plus cultivée sur mon domaine, et plus, plus motivée si, si mes chefs de thèse m’encadraient un peu plus. Voilà. Et ce qui me plaît pas trop non plus c’est, que ça prenne tant de temps de faire ces manips et d’avoir des résultats… tu vois, tant de travail manuel pour avoir, pour avoir des choses sur lesquelles réfléchir. En fait, je veux être chef. [Rires]. » Entretien avec Axelle, le 15 février 2010 Le caractère central du sujet de recherche dans les préoccupations d’Axelle conditionne ses relations avec les autres membres du laboratoire, ses lectures, et même les relations conflictuelles entretenues avec ses co-directeurs de thèse avec qui elle n’arrive pas à « parler science », et qui la cantonnent justement aux manips et à l’obtention de données, qui lui semblent plus périphériques. On retrouve dans l’entretien d’Axelle un contraste voire une contradiction entre un statut imposé par ses co-directrices de thèse (celui de « chair à paillasse ») et le statut qu’elle-même sollicite. La structuration de l’espace mental de la recherche s’effectue donc notablement à partir de l’expérience vécue des expériences à la paillasse et de la conduite d’un projet de recherche sur un sujet défini, mais également à partir de l’épreuve de la publication d ‘article et des collaborations (voir parties II.1. 3. 2. et II.1. 3. 3. ). Cette organisation définit un espace des possibles ou des potentialités pour le doctorant : ce qu’il envisage ou non de pouvoir faire en tant qu’étudiant en thèse, et sur la durée de son doctorat.
La définition des contours de l’espace mental de la recherche « C’est la structure des relations objectives entre les agents qui détermine ce qu’ils peuvent faire ou ne peuvent pas faire. […] Cette structure est grosso modo déterminée par la distribution du capital scientifique à un moment donné […] Le capital scientifique est une forme particulière de capital symbolique (dont on sait qu’il est toujours fondé sur des actes de connaissance et de reconnaissance) qui consiste dans la reconnaissance (ou le crédit) accordé par l’ensemble des pairs-concurrents au sein du champ scientifique » (Bourdieu, 1997 ; p. 17-20) « Ceux qui ont acquis loin du champ où ils s’inscrivent des dispositions qui ne sont pas celles qu’exige ce champ risquent par exemple d’être toujours déphasés, déplacés, mal placés, mal dans leur peau, à contretemps, avec toutes les conséquences que vous pouvez imaginer. Mais ils peuvent aussi entrer en lutte avec les forces du champ, leur résister, et au lieu de plier leurs dispositions aux structures, tenter de modifier les structures en fonction de leurs dispositions, pour les conformer à leurs dispositions. » (Bourdieu, 1997 ; p. 22)
Conception de la thèse et du statut du doctorant
L’appropriation d’une posture et la définition des contours de l’espace mental de la recherche pendant la thèse
Louvel (2006) concevait déjà le statut du doctorant dans l’équipe de recherche, dans une dualité de postures : « Les doctorants occupent un double statut dans les laboratoires publics : ils se forment à la recherche et ils constituent une main-d’œuvre essentielle. » (Louvel, 2006) Elle précise plus loin : « Inscrits à l’université pour préparer un titre universitaire, ce sont des étudiants. Réalisant un projet de recherche et produisant des connaissances scientifiques et/ou technologiques, ils exercent aussi une activité de recherche sous la responsabilité d’un directeur de thèse. » (Louvel, 2006) Elle pose ensuite la question suivante : « Comment les doctorants et les autres membres des laboratoires reconnaissent-ils cette dualité socioprofessionnelle ? » (Louvel, 2006) Les contours de l’espace mental de la recherche me permettent aussi d’indiquer des postures très contrastées qu’un doctorant va s’approprier ou non. Un déterminant essentiel de l’occupation de cet espace à la fois symbolique et physique, est la relation entretenue entre un doctorant et son directeur de thèse, qui peut être à la fois un guide dans l’appropriation et l’exploration de cet espace, mais aussi un gardien attentif de ses limites. Telles qu’elles ont été appréhendées au cours de nos entretiens, les expériences vécues très contrastées d’un doctorant à l’autre indiquent selon moi que la posture du doctorant serait en construction permanente, en tension entre un espace attribué et un espace à conquérir. Cet espace est tout autant symbolique que défini par la présence ou la place, au sens d’importance attribuée par le doctorant, qu’y prennent certains aspects de la pratique de recherche : les expériences, la rédaction et la publication d’article notamment, mais également les communications aux pairs et les collaborations.
L’attribution d’un espace par le directeur de thèse
Un déterminant essentiel de cet espace est la relation entretenue entre le doctorant et son directeur de thèse (partie II.2.2.), pouvant être tout autant un guide dans l’exploration et l’appropriation de l’espace de recherche investi par le doctorant, qu’un gardien attentif de ses limites79. Dans ce second cas, le doctorant arrive parfois à trouver des échappatoires auprès d’autres interlocuteurs, qui endossent dès lors le rôle d’accompagnateur ou d’initiateur, et permettent parfois aux doctorants de se réaliser dans de nouveaux espaces conquis. C’est le cas par exemple d’Axelle qui instaure un échange scientifique soutenu, qu’elle n’arrive pas à instaurer avec ses co-directrices de thèse, au sujet de la bibliographie, avec un chercheur de l’équipe des bureaux voisins. Nous avons vu dans quelle mesure la conception de son propre travail et de son statut au sein de l’équipe de recherche, peut influencer la façon dont le doctorant va investir un espace. La conception de la recherche, très différente d’un doctorant à l’autre, va avoir de son côté un effet performatif (Bourdieu, 1982) sur la façon dont le doctorant va investir sa pratique.