Mutualiser pour agir
L’animation transversale vise à dépasser la seule confrontation pour mutualiser les expériences et les moyens d’action des équipes. On pourrait presque affirmer qu’elle tente de faire exister une communauté épistémique (Haas, 1992), c’est-à-dire un groupe d’individus dont l’analyse des problèmes et les valeurs associées sont suffisamment similaire pour qu’un agenda commun se mette en place afin d’agir sur une question commune. Mais quelle est cette question ? Une animation transversale est lancée pour mutualiser des expériences suite à une proposition de communiquer aux acteurs européens des politiques agricoles. Cependant, cette animation « échoue » dans ce cas précis à impulser une action collective. Que nous apprend l’analyse de cet « échec » sur les dynamiques organisationnelles au sein du programme ? Sur quels sujets et comment s’organise la mutualisation pour l’action ?
Soulever des problèmes « communs » ?
Le débat sur le lien à l’action publique, à l’origine de l’animation transversale, va participer à identifier des problèmes communs. C’est le coordinateur qui se charge de cadrer le débat et propose de destiner des messages aux acteurs politiques européens ou nationaux : « On peut se poser la question de comment on peut concrètement y participer, de voir quelles sont les réponses, et ce qui peut aussi nous permettre de définir des objectifs de séminaire qui seraient à tenir avec les responsables de ces politiques, dans l’année ou dans l’année et demi qui vient. Sachant que dans le cadre de la coordination on peut organiser de tels séminaires, et avoir, si possible, un pouvoir sur la stratégie nationale biodiversité ou la réforme de la PAC. » Ce cadre est discuté collectivement : la pertinence de s’inscrire dans les réflexions portant sur les lois Grenelle ainsi que l’importance du niveau régional seront évoquées. Les participants rappellent à cette occasion la dimension multi-scalaire des questions « biodiversité et agriculture », et la difficulté associée d’être présent sur plusieurs fronts. Lors de ce débat, les différents membres expliquent leurs difficultés face à la demande d’être en lien avec l’action publique ou dans la mise en œuvre de mesures de gestion, du fait d’une différence de temporalité. Un tel problème semble faire consensus et c’est notamment sur cette question de temporalité que butera la proposition d’un séminaire à destination des décideurs. Suite à plusieurs témoignages quant aux difficultés éprouvées, un membre du conseil scientifique, chercheur en sociologie, les résume par les termes d’urgence et d’incertitude : « Il y a quand même deux termes qui sont revenus ce matin, et qui à mon avis, sont matière à discussion entre décideurs et scientifiques, parce que les uns les autres sont confrontés aux mêmes termes, aux mêmes problèmes, et sans doute n’y apportent pas les mêmes réponses, ne mobilisent pas les mêmes moyens pour y répondre, c’est la question de l’urgence et c’est la question de l’incertitude. » Il s’avère que ces notions, discutées lors de l’animation transversale, génèrent des métadiscours : les chercheurs sortent du registre du témoignage et renvoient à des débats au sein de différentes communautés de recherche, en sociologie mais aussi en sciences politiques par exemple. Si les termes d’incertitude et d’urgence ne seront que peu investis par les chercheurs, remettant partiellement en cause cette problématisation, le déphasage des temporalités de la recherche et de l’action publique est un sujet quasi systématiquement évoqué lors des réunions de l’animation transversale avec les équipes. Le manque de recul par rapport aux demandes ciblées des partenaires est ressenti par les chercheurs de plusieurs projets qui se trouvent dans la situation d’accompagner des acteurs destinataires de l’action publique selon des temporalités qu’ils ne maitrisent pas : « Christian : Au début du programme il y avait presque une attente des opérateurs de réponses immédiates. » ou « Pierre : L’animatrice du syndicat, quand elle avait su qu’on démarrait l’étude en tous cas elle posait des questions très concrètes sur la connaissance de ces paysages, de leur histoire, (…) ils ont fait une exposition, alors qu’on avait travaillé je crois quinze jours. » Les chercheurs témoignent alors de leur inconfort mais aussi des stratégies d’ajustement en plusieurs temps : production d’outils puis remise en question du cadrage dominant, ou parfois la production d’outils résulte d’une critique du cadrage. Si les questions d’incertitude peuvent structurer des dispositifs frontières entre décideurs et chercheurs (Shackley et Wynne, 1996), la mise en mot au sein de DIVA peine à aller plus loin qu’une formulation générique sur les problèmes que posent les différences de temporalités. Temporalité, incertitude et urgence ou ajustement de la distance aux interlocuteurs (voire section suivante) sont différentes problématisations qui se rencontrent dans les espaces de discussion de DIVA renvoyant aux possibles discours de théorisation à propos du fonctionnement du programme. Comment qualifier les questionnements des membres du programme ? Quel métadiscours mobiliser ? Les chercheurs en sciences sociales sont-ils des porte-parole privilégiés ? Désigner des problèmes renvoie à la nature du collectif : quelles sont les identités et solidarités en jeu dans une telle hétérogénéité. Par exemple lorsque les conditions de l’action publique environnementale sont évoquées, l’implication du Ministère de l’Agriculture est remise en cause par un membre du comité d’orientation : « Alors je vais prendre une anecdote qui me frappe – alors Jacques [représentant du MEDDTL] est à table – mais je trouve que par exemple que, au niveau du Ministère de l’environnement, qu’il n’y ait personne du Ministère de l’Agriculture, je trouve que ça veut dire aussi quelque chose, ça veut dire que peut-être l’administration a peut-être moins les moyens de suivre. » Les conséquences de rapports de légitimité asymétriques des Ministères de l’agriculture et de l’environnement sont en effet discutées par quelques chercheurs. Jacques, ex-représentant du Ministère de l’Agriculture et représentant du Ministère de l’Ecologie, se sent alors interpellé : « Je suis très honoré de représenter le Ministère de l’Environnement à cette table, je pense que le collègue de l’agriculture a dû s’absenter mais enfin il était quand même là, il ne faut pas souligner trop son absence. »
Faire résonner des expériences : les interlocuteurs de l’action publique
L’animation transversale donne lieu à une mise en perspective des différentes manières dont les chercheurs conçoivent et pratiquent les relations de collaboration avec les interlocuteurs, destinataires et opérateurs de la mise en place des politiques publiques. Sujet de nos restitutions lors du séminaire de Lyon, l’engagement des chercheurs auprès de leurs interlocuteurs est analysé afin de mieux comprendre l’ajustement des distances dans la relation avec ces derniers. Deux tendances non excluantes peuvent être décrites et donnent lieu au déploiement d’une collection d’expériences : premièrement trouver des alliés, c’est-à-dire faire cause commune avec des acteurs dont les convictions sont proches en termes d’intervention dans l’action publique ; et deuxièmement, se positionner pour infléchir l’action d’autres collectifs d’acteurs sans infléchir sa propre trajectoire. Les interlocuteurs des projets sont principalement les gestionnaires des espaces naturels121 et notamment les parcs naturels régionaux (PNR), plutôt dans la catégorie des alliés, ainsi que les acteurs agricoles, plutôt du côté des acteurs dont les chercheurs tentent d’infléchir les pratiques (Encadré 4).L’importance des acteurs intermédiaires a donc été un point central du travail de mutualisation des expériences des chercheurs. Il sera largement discuté avec les membres du programme suite à la restitution au séminaire de Lyon à partir de la description qualitative des différents interlocuteurs des projets (Encadré 4). A cette occasion, certains ont distingué les intermédiaires au niveau des filières, comme la chambre d’agriculture, et les intermédiaires au niveau du territoire tels que les PNR, particulièrement présents dans les projets. En effet, la quasi-totalité des projets impliquent des étudiants dont les mémoires de master et rapports de stage alimentent les résultats du projet. Certains soulignent le récent développement de formations professionnelles (master professionnel) en gestion du paysage qui offrent des interlocuteurs qualifiés aux chercheurs, au sein des collectivités territoriales notamment. Dans la situation où les chercheurs élaborent des agendas communs avec les acteurs, ces derniers peuvent avoir des rôles très structurants pour le projet. Dans le cas du projet sur les mesures agri-environnementales à obligation de résultats, les PNR (du massif des Bauges, du Vercors et du Haut Jura) sont particulièrement impliqués : en tant qu’opérateurs de la mesure, ils sont accompagnés par les chercheurs pour établir des listes de plantes à fleurs ; mais ils sont actifs dans la dynamique autour de cette mesure avec, par exemple, l’organisation d’un concours de prairies fleuries. Dans ce cas, la fédération des parcs se trouve même à l’origine d’une collaboration entre deux équipes de recherche dont Sylvie nous raconte la genèse : « On ne se connaissait pas, la fédération et les parcs ont permis de faire ce lien, je pense que c’est important, entre des chercheurs en disant voilà, il y a une équipe de chercheurs ou des équipes de chercheurs qui voudraient bien travailler sur ces questions liées aux MAE, leur évaluation, leur pertinence etc. et puis il y a une autre équipe qui se pose un peu les mêmes questions, et bien marrions-les et voyons ce que l’on peut faire ensemble. » Le choix des interlocuteurs est particulièrement important pour les chercheurs pour qui la communication scientifique est coûteuse. C’est le cas d’enseignant-chercheurs, de chercheurs dans des instituts privés ou dans des bureaux d’études, comme Franck, pour qui le choix des médias et des interlocuteurs est méticuleusement réfléchi : « Dans le cadre de la communication scientifique, notamment, on sait qu’on a un impact qui est très limité. Cela dit, là on s’est risqué: il va y avoir de la pub, il va y avoir un article, dans Le Courrier de l’environnement, sur le saltus, qui propose un peu nos hypothèses. Pour moi, Le Courrier de l’environnement c’est un média de communication qui est vraiment super parce que, je sais plus, c’est 10 000, 15 000 personnes. C’est le truc de l’INRA qui est le plus lu. Et qui a un lectorat extrêmement large. (…) on pourra faire en sorte qu’au maximum, voilà, on ait parlé avec des gens qui pourront se faire relais, qui, quand ils entendront le mot saltus, (…) Dufumier [ingénieur agronome] voilà, par exemple. Dufumier je l’ai vu par hasard, un jour… trois jours après à Montpellier, quand il a fait sa présentation, (…) il a prononcé le mot saltus. » Dans une certaine mesure, les chercheurs vont d’abord se rapprocher d’interlocuteurs susceptibles de se sentir concernés, d’être intéressés du fait de leurs pratiques liées aux sujets de recherche des projets. Les chercheurs procèdent à un choix sélectif privilégiant les journaux à large audience et certains interlocuteurs. Si les chercheurs et leurs interlocuteurs peuvent avoir un objectif politique commun tel que, par exemple, la mise en place de la trame verte et bleue ; pour d’autres, comme Michel, la relation est d’abord affinitaire : « La conclusion que j’en ai tirée c’est qu’on ne pouvait travailler dans l’action publique, au sens général, qu’en développant un certain nombre d’affinités avec des gens qui sont un minimum intelligents, un minimum prêts à voir la contradiction de la part de la recherche. Et ce n’est pas tout le monde, notamment au niveau des élus. Et donc il y a des affinités qui se créent, personnelles, avec des élus qui peuvent penser que l’on fait n’importe quoi, qui peuvent penser que l’on se trompe, qui peuvent penser que l’on a tort mais qui, avec qui on va discuter. »