Une doctrine qui refuse l’incertitude
Les traités de Droit criminel, publiés durant la deuxième moitié du XVIIIème siècle, vont décrire avec précision les obligations qui s’imposent au juge pour « bien juger ». Se trouve ainsi évoquée l’idée qu’il ne pourra pas se décider s’il subsiste une incertitude. La réponse donnée, montre que ce sentiment reste sans conséquence sur la validité des poursuites engagées (A), mais surtout que le droit à l’innocence n’existe pas (B). A) La place du doute chez les criminalistes L’instruction étant terminée il était enjoint aux Procureurs du Roi ou fiscaux, selon l’article 3 du Titre XXIV de l’Ordonnance criminelle de 1670, de prendre des conclusions écrites (180) décidant du sort procédural de l’affaire, c’est-à-dire, soit de la condamnation de l’accusé, soit de son absolution. Ils pouvaient également décider de ne pas statuer définitivement en sollicitant des juges qu’ils rendent un jugement interlocutoire (181). Les requêtes, déposées par la partie civile ou l’accusé (182) étaient alors examinés par les juges (183). Par la suite, l’instruction réalisée par l’un des juges au siège (184) faisait l’objet d’un rapport, lu par ce dernier aux autres juges, et dont on ne pouvait nier l’importance car il constituait la seule analyse de l’affaire (185). On procédait ensuite à l’interrogatoire de l’accusé. Disposant enfin de l’ensemble dés éléments réunis sur l’affaire criminelle qui leur était soumise, ils statuaient sur la culpabilité ou l’innocence de celui-ci. La décision prises en chambre du conseil, n’avait pour seul objet que de mettre « fin au procès, en prononçant au fond sur la question principale, par l’absolution, ou la condamnation de l’accusé »(186) ; ou les juges ne disposaient pas d’une preuve parfaite (187) au vu des pièces versées dans le sac de procédure et ils renvoyaient l’accusé des fins de la poursuite, dans le cas contraire, ils condamnaient. Néanmoins, ce truisme procédural n’était pas observé. Comme le souligne Daniel JOUSSE, il faut « chercher tout ce qui peut établir l’innocence de l’accusé. En effet, toute la rigueur est contre l’accusé, pendant l’instruction du procès ; mais quand il s’agit de le condamner, il est du devoir des juges de chercher avec soin à découvrir son innocence »(188). A suivre le conseiller au Présidial d’Orléans, les juges doivent, non seulement adopter une conduite équilibrée et prudente dans l’examen des pièces réunies dans le sac de procédure (189), mais aussi juger à charge et à décharge. Pour autant, une atténuation de la rigueur durant la phase d’instruction, ne constitue nullement la reconnaissance d’un droit à l’innocence. Il est toujours rappelé aux juges qu’il ne faut « rien négliger de tout ce qui peut établir la preuve du crime, et la conviction de cet accusé ; ce qui est une suite du devoir où ils sont de punir les crimes, et ceux qui en sont coupables »(190). La condamnation demeure un but à atteindre. On relève donc ici toute l’antinomie de ces recommandations doctrinales qui n’incitent pas le juge à envisager d’autre solution que de condamner. Ils occultent un droit à l’innocence parce que leur réflexion s’opère dans des schémas ordonnancés dont ils ne peuvent sortir. Prouver la culpabilité de l’accusé demeure une obligation dont ils ne peuvent s’éloigner. La recherche de la vérité judiciaire reste étrangère à leur préoccupation. Ils ne peuvent concevoir que l’accusé puisse fictivement être considéré jusqu’au jugement, comme n’ayant pas commis le crime pour lequel il est poursuivi. Néanmoins, l’idée d’une présomption d’innocence fait pourtant son apparition sous la plume de Daniel JOUSSE. Celui-ci expose dans son Traité sur la Justice criminelle, et plus précisément dans une partie consacrée aux Sentence Jugemens & Arrêts, que, »quoiqu’il soit également contre le bien de la justice de condamner un innocent, & d’absoudre un coupable, on ne peut douter néanmoins qu’il y a toujours moins de danger à absoudre qu’à condamner ; I°. parce que la présomption est toujours pour l’innocence »(191). Pour autant, ces développements ne constituent pas les prémices d’un principe organisant le procès pénal car ils sont évoqués lors du prononcé de la peine. Sur ce point, il rappelle que le juge ne peut se départir d’une nécessaire retenue puisque » la clémence est principalement ce qui rend le juge recommandable […]; car un juge trop sévère est non-seulement punissable devant Dieu, mais encore devant les hommes »(192). Ce qui apparaît comme une présomption pour l’innocence se définit plutôt comme la possibilité pour le juge, suivant le devoir moral qui le guide, de faire preuve d’une certaine modération dans la peine infligée à l’accusé (193). Pour Daniel JOUSSE, cette présomption d’innocence, ne constitue pas la mise en application d’une fiction où l’accusé est tenu pour innocent jusqu’à sa condamnation, et qui intègre également le doute dans le processus décisionnel, facteur essentiel d’une décision d’absolution. Comme il le souligne, « dans les faits douteux il faut toujours incliner du côté le plus doux […]. Plus les crimes sont graves, & plus ils sont éloignés de l’idée de l’humanité ; ainsi on doit d’autant moins les présumer ; & par conséquent il est nécessaire d’avoir des preuves évidentes « (194). En décidant ainsi, le juge fait ici application de ce qui constitue les circonstances atténuantes. Pour le Conseiller au Présidial d’Orléans celui-ci peut condamner, à une peine moindre, l’accusé qui n’est pas entièrement convaincu par une preuve pleine et entière. Il ne s’agit pas d’absoudre parce qu’il y a un doute, mais d’adapter la peine au fait criminel qui se trouve imparfaitement prouvé. Pierre François MUYART de VOUGLANS évoque également cette problématique du doute lorsque le juge prend sa décision. En rappelant en effet que »les obligations qui concernent les dispositions intérieures du juge, lui sont prescrites également par les loix divines et humaines »(195), celui-ci précise qu’ »elles consistent principalement […]. 3. A régler son jugement sur les preuves qui lui sont administrées, & non sur ce qui est de sa connoissance particulière, suivant la maxime que nous avons déjà citée : judex debet judicare escundum allegata & probata »(196), mais également « 5. A pencher dans le doute en faveur de l’absolution, plutôt que de la condamnation de l’accusé suivant cette belle maxime de l’Empereur Trajan : « satius est impunitum relinqui facinus nocentis, quam innocentem damnare »(197). La encore, la lecture de ces quelques lignes ne signifie pas pour autant l’évocation d’un droit à une innocence présumée dont bénéficierait à l’accusé puisqu’elle ne se rapporte pas au droit de la preuve.
Une présomption d’innocence partiellement évoquée mais sans conséquence juridique
Les nombreuses explications doctrinales publiées sur le mécanisme de la preuve pénale décrivent avec précision l’ensemble des indices, présomptions et autres éléments matériels auxquels le juge recourait, et qui lui permettait, suivant une démonstration logique de démontrer la culpabilité de l’accusé. Comme se trouvaient décrites les conditions dans lesquelles la preuve pleine et entière était rapportée, il ne pouvait exister de situations intermédiaires qui bénéficient à l’accusé lorsque celles-ci n’avaient pas été effectivement réunies. On ne pouvait admettre de consacrer, par un mécanisme intellectuel, que l’accusé soit définitivement libéré de toute accusation ou parce que le juge doutait de sa culpabilité. Cette situation fut cependant abordée par la doctrine, et plus spécifiquement dans des ouvrages didactiques ou des publications spécialisées de cette fin du XVIIIème siècle destinés à apporter, aux professionnels, des réponses ou des définitions précises sur toutes les questions de droit. Fallait-considérer que l’accusé disposât d’un autre statut procédural différent, plus précisément pouvait-on concevoir que ce dernier bénéficie d’un droit à l’innocence tant qu’il n’avait pas été statué définitivement sur son sort. Les Répertoires de jurisprudence et autres Dictionnaires de droit qui, comme le souligne Claude Joseph de FERRIERE (205), contiennent « non seulement les définitions de tous les termes de droit, d’ordonnances, de coutumes et de pratique, mais aussi des recherches curieuses sur l’étymologie de ces termes »(206), en apportant une réponse, certes elliptique, constitue une grille de lecture précise sur le rapport que le juge entretient entre la preuve et la culpabilité, mais aussi entre l’innocence et le doute. Ces ouvrages assurent, au demeurant, un viatique indispensable et rassurant pour les professionnels du droit (207), car ils fixent, non sans précision, la solution que le juge doit prendre quand il ne dispose pas d’une preuve parfaite. Ils démontrent l’inexistence d’un droit à l’innocence. Les articles consacrés, non seulement à la preuve pénale, mais aussi à la démarche que le juge doit adopter pour pouvoir condamner, se situent dans une stricte orthodoxie puisqu’ils rappellent de façon constante que la preuve doit être pleine et entière. Ils font le constat que l’impossibilité pour y parvenir ouvre un nouveau champ de réflexion, puisque le juge se trouve dans l’obligation de décider alors qu’il existe une incertitude. Celui-ci est confronté à une alternative qui est de supposer, c’est à dire de poser comme hypothèse de réflexion que l’accusé demeure innocent dès le début de la procédure et donc de l’absoudre en cas de preuve incomplète, ou de constater la réalité d’indices importants qui certes, ne constituant pas une preuve complète, l’amènent néanmoins à condamner parce qu’il est simplement convaincu de sa culpabilité. Claude Joseph de FERRIERE dans son Dictionnaire de droit et de pratique montre ainsi que ce qui constitue un glissement vers l’intime conviction, et qui bénéficie à l’accusé parce qu’elle lui évite une condamnation capitale, se fait au détriment de la vérité judiciaire. Il s’agit d’une atteinte effective à la présomption d’innocence. Au mot « conviction » qu’il définit comme étant « la preuve de la vérité d’un fait, ou d’un point de doctrine qui avoit été controversé »(208), il précise, qu’elle doit être « évidente, pleine et entière, pour que celui qui est accusé en quelque crime, soit condamné à la peine que la loi prononce contre le coupable de ce crime »(209). Les termes utilisés pour qualifier l’attitude du juge dans la dernière phase du procès pénal, sont identiques à ceux employés pour qualifier la preuve légale. Il est donc manifeste que le juge, même dans l’analyse personnelle des indices et des moyens de preuve qu’il entreprend, ne doit pas s’en détacher. Ne disposant d’aucune liberté d’appréciation, celui-ci n’a d’autre objectif que de réunir l’ensemble des éléments qui construiront une preuve pleine et entière seule susceptible de permettre une condamnation. Preuve et conviction étant ainsi confondues, elles ne peuvent conduire à l’émergence d’un droit à l’innocence qui impliquerait nécessairement de se détacher des règles rappelées immuablement par la doctrine.