Structures socioanthropologiques locales et
développement, des relations complexes
Organisation des exploitations hydroagricoles et structure villageoise : des interactions très fortes Les aménagements hydroagricoles ont entraîné des recompositions socio-économiques dans le delta. Ces recompositions sont perceptibles à travers l’organisation sociale, le développement des réseaux économiques et sociaux et la distribution de l’eau dans les périmètres irrigués.
Une organisation sociale particulière dans les périmètres irrigués du delta
Deux variables qualitatives sont posées comme base d’analyse : la structuration de l’espace agricole et la projection des structures mentales ethno-anthropo-socio-économique sur l’espace. L’hypothèse de départ est la suivante : le périmètre irrigué est l’expression spatiale d’une forme d’organisation socio-économique. Un périmètre irrigué est composé d’un ensemble d’infrastructures : la station de pompage ou le groupe motopompe qui sont installés en bordure du fleuve. Il est le principal centre de décision à cette échelle. Le pompage de l’eau se fait, principalement, par gravité d’où l’importance du niveau de l’eau du fleuve Sénégal et des défluents qui servent de stock. Les stratégies d’accès à l’eau vont s’organiser selon la variation du niveau d’eau stocké dans les axes hydrauliques. Le canal principal d’irrigation1 permet de distribuer l’eau dans les parcelles constitutives du périmètre irrigué, par l’intermédiaire de canaux secondaires et tertiaires. Le canal de drainage est constitué d’un ensemble de drains collecteurs. L’eau collectée est drainée vers des dépressions naturelles, voire vers le fleuve. Ce maillage du territoire est effectué par la SAED qui intervient comme maître d’ouvrages et d’aménagement hydraulique. Elle a la charge de la réfection et de la création de chenaux moyennant une contribution versée par les exploitants agricoles. Les activités de la SAED se font par le biais de plusieurs structures qu’elle gère directement, en rapport avec les acteurs de l’agriculture irriguée (usagers, communauté rurale) : le FOMAED (au niveau du système d’adducteur Gorom-Lampsar, les émissaires de drainage du delta), le FOMUR et le FOMPI qui assurent l’entretien et la maintenance des ouvrages d’irrigation et de drainage. Ces fonds reçoivent des contributions des usagers qui peuvent aller de 10 000 FCFA par hectare à 25 000 par hectare et par an (FOMAED) ; l’autre contribution venant de l’État. L’organisation, au niveau du périmètre, répond à une certaine forme de sociologie. La base de l’organisation des périmètres irrigués est le GIE. Le GIE exprime à la fois une forme d’appropriation, mais aussi d’identification (marqueurs identitaires) culturelle, sociale, religieuse, historique, philosophique, etc. (NDIAYE, 2009). Des individus se regroupent en GIE qui est la voie imposée pour pouvoir bénéficier de la terre et du crédit ; le crédit ne pouvant pas être octroyé à un individu non intégré (au sens organisationnel du terme). En général, chaque GIE a un leader. Le GIE porte souvent le nom du leader qui, plus tard, peut être un leader politique local. Son influence sociale et locale est souvent le facteur de stabilité du GIE et, par extension, du périmètre irrigué qui est l’expression spatiale d’une forme d’organisation socioéconomique. C’est ce leader qui réglemente, qui régit le GIE. À un GIE, il peut être accordé plusieurs hectares de terres par la communauté rurale1 qui vont être subdivisés aux membres du GIE en petites parcelles de 2 à 5 ha. Cette politisation du leader découle d’un processus initié dans les années 1980, avec la relative décentralisation de la gestion foncière. Comme le note DAHOU (2002), « à la fin des années 1980, les paysans poussent les leaders des associations paysannes à s’insérer dans les structures du Parti Socialiste pour obtenir des postes de conseils ruraux et ainsi mieux pourvoir en terres leur clientèle associative ». De ce fait, l’itinéraire « normal » d’un leader paysan est, à terme, de s’insérer dans une structure politique pour devenir conseiller rural. GUEYE (2001) nous donne un exemple assez représentatif dans les GPF, dans le cas de l’accès à la terre. Le GPF de Mbress-Ndiaye compte 171 membres et ne dispose que de 2 ha alors que le GPF Sopp Seydi Ababacar Sy compte 64 membres pour 20 ha exploité en riz. Cette différence s’explique par le fait que la présidente du second GPF était conseillère rurale à Ross Béthio. Cette structuration de GIE va être adaptée au village (donc, à toute une structure mentale va être reproductible, reconduite au sein de cette microsociété qu’est le GIE). Cet espace peut être un quartier, une grande concession. La structure qui porte ce GIE peut être une famille (le GIE porte alors le nom de la famille), une association de jeunes ou de femmes (foyer, ASC), une organisation de producteurs ; le GIE peut aussi concerner des étrangers qui ne font pas partie du terroir traditionnel. L’étude des noms de GIE est un élément pour comprendre certaines dynamiques émergentes initiées par certaines couches sociales (femmes, jeunes), à l’échelle locale, qui subissent la pauvreté et le chômage.Le rapport à l’espace et au territoire des individus sera déterminé par un certain nombre de facteurs qui conduisent à une certaine structuration du périmètre irrigué. La notion de distance intervient dans ce cadre particulier. Les distances varient en fonction de l’appartenance au terroir ou non, au rang social de l’individu, etc. Cette situation crée ce qu’on pourrait appeler une distance sociale qui se retrouve au niveau de la distribution des ressources en eau dans le périmètre, de la position des périmètres par rapport aux réseaux d’irrigation et de drainage, etc.
Distribution de l’eau dans les parcelles : le tour d’eau ou l’expression du consensus social pour l’usage de l’eau
On retrouve plusieurs situations en termes de distribution de l’eau dans les parcelles. Chaque organisation s’adapte en fonction des affinités sociales et des ressources en eau disponibles. Le tour d’eau est le modèle le plus développé dans le delta (gestion par l’aval de l’eau). Le principe est simple et évident, mais nous allons le rappeler : si tout le monde prélève en même temps, personne n’aura assez d’eau pour irriguer normalement. Par contre, si chacun prélève et à tour de rôle, l’eau d’irrigation sera équitablement partagée pour satisfaire les besoins d’irrigation de chaque exploitant. Ce principe simple du prélèvement successif est différent des modalités de gestion de l’OMVS1 (gestion par l’amont de l’eau) qui se base sur le prélèvement concomitant de tous les usagers sur la base des besoins estimés et/ou souhaités. Il y a là des rudiments de gestion de l’eau basée sur l’équité spatiale. En effet, ce système de distribution de l’eau permet un meilleur accès à l’eau pour les périmètres situés en aval de la station de pompage. Ces périmètres subissent souvent plusieurs contraintes : dénivelés plus élevés par rapport à l’amont, développement des plantes d’eau douce dans les canaux d’irrigation qui ralentissent les débits, réduisent l’hydraulicité de l’eau tout en entraînant un accès difficile à l’eau dans les périmètres situés en aval de la station de pompage (cf. Chap. 12). Le système d’irrigation étant principalement gravitaire. Plus les ressources en eau peuvent se faire rares, mieux le principe du tour d’eau est organisé. Plus les crises d’eau périodiques peuvent faire craindre un conflit autour de l’eau, moins il est observé de tensions dans les exploitations agricoles. Ce principe est donc une forme locale d’adaptation à la disponibilité de l’eau, assez originale de gestion des ressources en eau dans le delta du Sénégal. Ce principe a donc un soubassement social : une bonne répartition de l’eau est un élément essentiel de cohésion sociale dans le(s) village(s) qui se partage(nt) une exploitation agricole. La bonne gestion de l’eau est un élément pour maintenir les réseaux sociaux qui sont à la base des réseaux économiques locaux. Les tours d’eau sont effectués en fonction d’un consensus entre les exploitants en tête et en bout de réseau et entre les différents exploitants. Un exemple d’organisation : Dans les exploitations de Thilène, douze groupements d’exploitation agricole se partagent le domaine irrigué. La gestion de ce grand aménagement a été transférée par la SAED aux villageois en 1992 pour une superficie d’environ 170 ha (128 ha réellement exploités en 2004). La mise en eau est faite par tour d’eau, sur dix à quinze jours ; chaque groupement (maille hydraulique) disposant de quatre à dix jours pour faire sa mise en eau. Après la période de mise en eau, les tours d’eau sont supprimés et le pompage est ouvert à tous les groupements. Durant la campagne d’hivernage de 2004, les tours d’eau ont démarré le 16 juillet 2004 (Fig. 117). Le jour suivant, trois autres mailles hydrauliques se sont greffées à la première. Ces périmètres sont situés dans des dénivelés de 4 à 5 m. Après une mise en eau d’environ quatre jours, l’irrigation est arrêtée pour ce premier niveau de tour d’eau et deux autres mailles hydrauliques prennent le relais (périmètres situés dans une zone dépressionnaire avec une altitude de 3 m). À partir du 21 juil., les périmètres restants (altitude de 4 à 5 m) rejoignent les autres mailles hydrauliques. La durée de mise en eau dure 4 à 5 jours pour le premier niveau de tour d’eau. Ainsi, sur cette période, la station fonctionne à l’optimum pour permettre à ces périmètres de stocker de l’eau dans les parcelles et les canaux d’irrigation. Par la suite, la mise en eau durera une dizaine de jours pour le second niveau de tour d’eau du fait que le nombre de périmètres triple par rapport au premier niveau. Globalement, la mise en eau a duré 15 jours (16 au 31 juillet 2004) dans la cuvette de Thilène. À partir du 1er août, tout le réseau d’irrigation est alimenté en eau jusqu’à la récolte (novembre).
Le GIE ou l’expression économique du mboolo moy doolé (l’union fait la force)
Les réseaux sociaux traditionnels sont transformés en réseaux économiques. Les réseaux sociaux correspondent à un type de relations structurales reliant les individus. Dans les structures anciennes, les réseaux sociaux étaient la pierre angulaire de l’économie à travers la solidarité entre les groupes de parenté, d’âge, de sexe, de confréries religieuses. Avec le développement de l’irrigation et de l’économie monétaire qui la porte, ces réseaux sociaux ont investi les réseaux économiques pour bénéficier des avantages offerts par ces derniers.
Les réseaux économiques pour accéder aux ressources
Chez les femmes, les réseaux de solidarité et d’épargne traditionnels (turs, mbotays, dahiras) inspirent la formation et l’investissement des réseaux économiques modernes (GIE, UP, MEC). Pour FALL (2011.a), – il s’agit de la réactivation des structures anciennes et leur intégration à de nouvelles formes de mutualisation des efforts (entreprise de recomposition sociale) ; – elle est aussi signe d’une appropriation et d’une transformation d’une situation sociale préalablement inconfortable en une existence plus supportable ; – par cette forme sociale, il s’agit aussi de capter les appuis de nature économique. « Le capital qui permet de démarrer [les activités économiques] et même de les [faire] fructifier provient, pour l’essentiel, [des] réseaux [sociaux]. Au Sénégal par exemple, voilà pourquoi aux traditionnels turs, mbotays et dahiras – qui assuraient essentiellement le soutien entre membres à l’occasion d’un évènement familial – vont se greffer les tontines ou natts (autre appellation au niveau local), les groupements d’intérêt économique (GIE), les groupements de promotions féminines (GPF), les banques populaires et les mutuelles d’épargne et de crédit (MEC) » (FALL, 2011.a : p. 38). Le GIE est une structure souple, dont l’organisation interne est à la discrétion de ses membres, permettant à des exploitants possédant une terre d’être éligibles au crédit (DAHOU, 2004). Dans la mesure où l’agriculture irriguée ne peut plus se financer ellemême, le recours au financement extérieur est essentiel pour assurer sa pérennité et sa durabilité dans le temps et dans l’espace. Ces réseaux permettent à la fois de disposer de la terre et du crédit de campagne agricole. L’espace social (famille, concession, voisinage), le réseau social (turs, tontines, mbotays, dahiras), le réseau économique (GIE, etc.) sont portés par la sphère religieuse, sociale, politique, bref ils sont fortement imprégnés par le local..2. Les GIE, reflet des dynamiques et structures locales Les noms des GIE renvoient aux notions d’union (boolo) sous ses multiples déclinaisons en wolof, de travail (liggueye), d’opportunité (weurseuck), de courage (jom), de tradition ancestrale (thiossane). Le GIE est l’expression de l’union d’un village, d’un groupe d’âge, d’une famille Troisième partie : Le delta du Sénégal face à la modernisation actuelle – 318 – élargie, autour d’une idéologie, d’une philosophie, sur la base d’une structure permettant le captage des financements pour l’agriculture irriguée. À travers les GIE, les structures sociales ébranlées par l’émergence de la modernité hydraulique se recomposent et recomposent les anciennes relations sociales. Les organisations de producteurs jouent plusieurs rôles dans cet espace : médiation sociale, gestion de l’eau (dans les canaux d’irrigation), recouvrement des redevances dans les exploitations, intermédiaire entre les individus et les banques pour le crédit de campagne, entre les individus et la SAED, ils sont aussi garants du bon usage de l’eau et de la terre et règlent les conflits liés à ces deux ressources naturelles. Dans les systèmes irrigués du delta du Sénégal, ses réseaux religieux (Dahra, Dahira) se renouvellent, se perpétuent à travers les structures hydrauliques et économiques modernes. Ces structures religieuses se cachent derrière les GIE (GIE Ababacar Sy, Mame Babacar Sy, Projet du Marabout de Sanar, Serigne Mourtala Mbacké, etc., disposant de périmètres dont la moyenne – 70 ha – est supérieure à la moyenne des périmètres financés dans le cadre du PDMAS – 37 –) pour capter ressources économiques, foncières, hydriques pour réalimenter le réseau confrérique. Dans le delta, on observe même un important mouvement de financement privé dans l’irrigation issue des réseaux religieux. Mais, globalement, cette situation témoigne des relations complexes, parfois clientélistes entre les communautés rurales, l’État et le système religieux. En tout état de cause, certaines structures de GIE ont plus de réussites (religieuses, féminines, familiales) que d’autres (lignagères, de jeunes). Cette dynamique est un révélateur de celle, actuelle, du delta. Le système religieux, féminin ou familial devient, de plus en plus, le nœud du développement agricole dans le delta du Sénégal par leur capacité de captation des financements, de gestion et de solidarité. À l’inverse, le système lignager révèle souvent les conflits qui se répercutent dans la gestion des GIE, dans la productivité agricole, etc. La dynamique organisationnelle est donc une dimension essentielle de l’agriculture irriguée du delta du Sénégal.