Le schéma de variation du sens entre jour et nuit
Cette thèse cherche à démontrer la possibilité d’une variation du sens donné par les visiteurs à leur visite à travers le changement de contexte. Lors du premier chapitre, la variabilité du cadre d’interprétation avait été mise en lumière à travers l’étude de la sémiotique peircienne. Dans le deuxième chapitre, l’étude des discours autour de la visite de nuit au musée mais aussi des images associées à cette pratique, a montré que les producteurs de l’évènement « visite de musée la nuit » déclaraient eux-mêmes la différence de cette visite avec la pratique de visite connue, diurne. La confirmation de l’existence de changements dans l’expérience de visite, réalisée à travers les enquêtes au Centre Pompidou et au musée du Louvre, affirme une acceptation des visiteurs d’un changement d’ordre expérientiel et sensible. À l’aide de ces données de terrain, il devient possible d’élaborer un processus de variation du sens entre visite de musée le jour et visite de musée la nuit. Plusieurs théoriciens ont travaillé sur la variation du sens en sémiotique. Barthes (1964), dans sa création d’une sémiologie, explique l’épreuve de commutation introduite par Hjelmslev et Uldall. Elle consiste en l’introduction artificielle d’un changement dans le plan de l’expression (qui correspond aux signifiants ou encore à la parole) et à observer si ce changement entraîne une modification corrélative du plan du contenu (signifiés ou langue). Lors de l’étude au Louvre, c’est Le schéma de variation du sens entre jour et nuit 420 l’irruption de la nuit qui oblige le musée à introduire la lumière artificielle dans la cour Marly. Le musée réalise alors une opération de commutation dans l’exposition. Un changement est bel et bien ressenti par les visiteurs dans le plan de l’expression de la muséographie, dans la grammaire de l’exposition. Toutefois, si le changement du plan des signifiants n’intervient que sur la muséographie, le changement du plan des signifiés intervient lui dans la variation personnelle que chacun peut apporter à l’interprétation. Klinkenberg (2007), membre du Groupe µ qui travaille sur la sémiotique cognitiviste héritée de la Gestalt, affirme que la « différencialité » et « l’opposition » forment une structure sémiotique élémentaire qui reflète exactement celle de l’activité de perception. Pour lui, le sens procède de l’activité sensorielle. Ainsi, les intérêts de chacun entraînent en eux-mêmes une grande variabilité, « Tout dépend des données que nous entendons sélectionner et mobiliser, en fonction de l’intérêt du moment. » Cela a pour conséquence que les signes produits par les personnes dépendent de leurs intérêts. « Le problème de la variation est donc, on le voit, indissociable de celui de l’interaction entre les usagers d’une part, les codes et les énoncés d’autre part. » L’examen de la production des signes iconiques a permis au Groupe µ de mettre à jour le processus de transformation, relation qui réunit le stimulus (perception sensorielle) et le référent (représentation mentale). L’intérêt de cette introduction de la transformation est qu’elle montre la variabilité des signes. Le schéma de la production du signe iconique fait ainsi intervenir le référent (R) qui représente l’idée qu’une personne se fait d’une chose, le code (C) qui représente un formatage des données, le producteur (P) qui donne l’objet, et le destinataire (D) qui est l’instance réceptrice. L’interaction de chacune de ces instances avec le signe produit une transformation. L’application de ce modèle de transformation à l’exposition muséale permet de prendre en compte tous les éléments qui avaient été repérés comme constitutifs d’une exposition. Ainsi, la cour Marly subit l’influence du référent « exposition d’art » qui donne une image de ce qu’est une exposition d’œuvre d’art, du code « grammaire de l’exposition » qui régit l’organisation de l’exposition, du producteur « musée du Louvre » qui crée l’exposition selon son idée, du destinataire « visiteur » qui perçoit ce signe iconique « cour Marly » selon ses propres intérêts.Ces études autour de la variation du sens montrent qu’il existe des transformations introduites par des éléments extérieurs, toutefois, elles manquent d’une description précise de ce qui entre en jeu dans ces phénomènes de variations et comment ils se manifestent. Les travaux de Peytard (1993) autour de la sémiotique différentielle ouvrent l’accès à un schéma de variation du sens ne prenant plus simplement en compte le signe mais le texte dans son ensemble. Pour lui, produire du sens ne se réalise que par transformation d’un sens établi dans des discours déjà-là. Il faut donc chercher dans les différences que chacun apporte à un sens déjà-là pour se l’approprier. Il part donc du postulat qu’il existe un « univers sémio-discursif » structuré par des sous-ensembles que sont les domaines, ou groupe de messages, linguistique, nonlinguistique et mixtes. Puisque l’exposition comprend à la fois des messages linguistiques (panneaux, textes) et non linguistiques (agencement spatial, objets), elle semble appartenir à la catégorie des messages mixtes. L’altération du sens peut alors intervenir dans ces domaines sous la forme de reformulation ou sous celle de transcodage.
Les éléments invariants
Les similarités entre une visite de jour et une visite de nuit forment un ensemble d’éléments invariants au cœur de l’exposition. Le repérage de ces éléments est accessible à travers les observations des parcours de visiteurs mais aussi à travers leurs discours par des thèmes communs au jour et à la nuit. Bien entendu, le premier élément invariant accessible est la muséographie de l’exposition. Que ce soit le jour ou la nuit, les œuvres sont situées aux mêmes endroits, sur les mêmes supports, avec les mêmes textes. Bref, la mise en espace ne varie pas entre jour et nuit. L’agencement de l’exposition dans la cour Marly met en valeur plusieurs œuvres se trouvant à des points stratégiques. Elles sont imposantes et surélevées par rapport aux visiteurs. Ce sont les groupes du bassin des Nappes qui bordent la première volée d’escalier ainsi que les groupes équestres de la terrasse supérieure qui dominent l’espace. Les observations ont d’ailleurs montré qu’ils s’agissaient là des points d’attention majeurs dans la cour Marly, de jour ou de nuit. Le passage à la nuit n’a donc pas d’impact sur l’agencement spatial de la cour Marly, ni sur les aides à la visite. Les visiteurs disposent donc toujours du même discours la nuit que la journée. Les unités de sens ne varient pas, la position des œuvres et les rapports qu’elles 424 entretiennent sont les mêmes, les textes de l’exposition apportent les mêmes informations et la même orientation physique et conceptuelle. Il est également possible de retrouver des points communs entre jour et nuit dans les discours de visiteurs recueillis lors de l’enquête dans la cour Marly. Ces points communs, encore une fois, se situent dans la perception de la cour Marly en tant que muséographie et qu’architecture. Globalement, ce rapport à l’espace se manifeste principalement par le côté impressionnant et le volume de la cour Marly ainsi que par la mise en valeur muséographique qu’elle propose.
Les variations
Il existe des variations entre visite de jour et visite de nuit, la première partie des analyses les a évoquées à travers l’approche sensible de l’exposition des visiteurs de la nuit. Les discours des visiteurs semblent comporter plus d’appels aux sensations et à l’imagination dans leur appréhension du discours proposé par l’exposition, ce que soulignent les observations. La nuit les visiteurs tournent autour des œuvres, la journée ils lisent les textes d’exposition. Ces différences ont été pointées, il s’agit de les explorer de manière plus approfondie. La première source de variation qui intéresse le questionnement de la thèse est l’imaginaire lié à la nocturne. Retrouve-t-on des indices de l’obscurité de la nuit dans les discours comme la mention de la peur ? Bref, la perception des choses change-t-elle ? Devient-elle plus floue et permet-elle ainsi un plus grand recours à l’imaginaire par rapport à la raison ? L’hypothèse est que des indices de la présence de la nuit seraient détectables dans la perception des visiteurs notamment par le recours à l’imaginaire. À l’aide du repérage thématique réalisé sur les entretiens du Louvre, il est possible de dégager plusieurs points en rapport à l’utilisation de l’imagination dans les discours. Cette imaginaire semble se développer autour de trois pôles, d’un côté le dépaysement, de l’autre le mystère et enfin le fantasme de l’enfermement et de l’interdit. La mention d’un de ces trois pôles apparaît dans 39% de la totalité des entretiens réalisés.