Le Numérique comme catalyseur d’une transition ?
En première approche, selon le dictionnaire Larousse, un catalyseur est une « substance qui augmente la vitesse d’une réaction chimique sans paraître participer à cette réaction » et qui « provoque une réaction par sa seule présence ou par son intervention ». Or, « Comme l’industrie l’avait été en son temps, les NTIC furent investies d’une capacité à définir un nouveau monde » (Jauréguiberry, 2008, p. 29). Le Numérique aurait-il ce pouvoir immanent de provoquer une réaction et donc dans notre cas, une transformation pédagogique ? Peut-on constater une accélération, un gain (comme pour le catalyseur positif) ou une régression, un ralentissement (comme pour le catalyseur négatif) dans quelque domaine que ce soit ? Cela nous amènera à évoquer le concept de déterminisme technologique, ainsi que le pouvoir de renforcement du Numérique. Wikipédia, plus prolixe dans sa définition198, nous permet de préciser qu’en chimie « la catalyse se réfère à l’accélération ou la réorientation de la cinétique de réaction au moyen d’un catalyseur, et dans certains cas à la sélectivité pour diriger la réaction dans un sens privilégié ». Le Numérique comme catalyseur aurait-il le pouvoir de guider nos actions, nos usages et conditionner une transformation dans un sens particulier ? Le Numérique éducatif serait-il un catalyseur de la pédagogie ou du système éducatif, en canalisant certains usages pédagogiques ? Nous débouchons ici sur les concepts de genèse instrumentale, de médiation et de médiatisation, sans oublier la mise en place de dispositifs pédagogiques instrumentés. De plus, « Le catalyseur n’apparait pas en général dans le bilan de réaction, donc pas dans son équation globale » ce qui amène à l’analogie autour des pratiques numériques devenant des usages socialisés, voire des normes une fois généralisées (ou banalisées199), ou la technique « disparait » progressivement, une fois bien intégrée. Nous parlerons donc de cette invisibilisation de la technique au fil de son intégration sociale. Pour autant, tout comme « les molécules du catalyseur participent à la réaction », le Numérique éducatif pourrait participer d’un processus pédagogique en venant non seulement l’outiller mais également l’amplifier, comme tout catalyseur, « ce qui explique son influence sur la vitesse de réaction ». Cela nous conduit à évoquer de nouveau le pouvoir de renforcement du Numérique. Enfin, le catalyseur « reste parfois infimement mélangé au produit final » et nous y voyons une correspondance avec la culture numérique à développer dans les programmes scolaires pour former le citoyen numérique de demain, que nous avons décrit précédemment et sur laquelle nous reviendrons lors de la discussion en partie IV. En convoquant l’incontestable (jusqu’alors) invariabilité des lois physiques, toutes choses étant égales par ailleurs, le Numérique nous semble agir comme un catalyseur et nous nous attacherons à vérifier si cette allégorie est pertinente et en quoi, en mobilisant les théories évoquées autour des éléments de définition ci-avant.
Le Numérique comme révélateur d’une transition ?
Le concept de révélateur est quelque peu plus évident à percevoir, puisqu’en photographie, il s’agit d’un « bain transformant l’image latente en image visible » suivant le Larousse. De manière plus générale, le CNTRL200 précise que le révélateur est aussi « ce qui fait connaitre ou apparaître des choses inconnues, cachées ou insoupçonnées ». Cela nous amène à considérer ce qui est virtuel ou réel en dépassant la controverse opposant ces deux concepts, posant que le réel (intangible, inatteignable) ne peut être perçu que via des réalités, des expériences individuelles ou collectives. Or les écrans (ordinateurs, tablettes, smartphones, etc.), toujours plus performants et accessibles, influencent fortement la manière dont le monde d’aujourd’hui nous apparaît, ainsi que notre manière d’être-au-monde, comme nous l’avons explicité au § I.5.1 , page 61. Le Numérique serait donc un révélateur ontophanique201, nous amenant à introduire, plus bas, une ontophanie numérique ainsi qu’une sociologie des usages et de l’expérience.
Trois cadres d’études
Pour synthétiser cette introduction, l’appropriation des TIC par tout un chacun se fait donc sur trois plans : un plan technique (utilisation, manipulation), un plan cognitif (apprentissage ici) et un plan socioculturel. Si nous voulons comprendre et analyser le système scolaire au prisme du Numérique, il est important de travailler sur ces trois plans, d’où les trois cadres ci-dessous, le cadre social, le cadre technique et le cadre éducatif. Ces cadres seront alimentés par les concepts et théories évoquées plus haut. Commençons par le cadre social.
Une sociologie des usages
Pratiques, usages et normes : entre invisibilisation et omniprésence du numérique ?
Nous relevons que les syntagmes « pratique numérique » et « usage numérique » sont parfois utilisés de manière interchangeable et sans réelle distinction de sens. Pourtant une riche littérature scientifique traite du sujet des usages avec une variété d’approches disciplinaires. Nous nous inscrirons dans le courant de la sociologie des usages, largement influencé par Michel de Certeau, introduisant « la possibilité de penser l’acteur social dans son autonomie autrement que sous la forme d’un militant mû par une idéologie et s’inscrivant dans une stratégie. Entre le II.1 Cadre théorique – 115 militant et l’aliénation, l’usager est replacé dans sa capacité d’acteur » (Jauréguiberry, 2008, p. 32), voire de « sujet » 202 réflexif, social et stratège. Nous éviterons les controverses ou oppositions liées au déterminisme technique et au déterminisme social, en retenant plutôt les propos de Josiane Jouët (1993, p. 118) pour qui « l’observation et l’analyse sociologique permettent de relever des indicateurs et des traits pertinents qui attestent de la façon dont les pratiques de communication se construisent autour de la double médiation de la technique et du social ». Cette double médiation illustre d’ailleurs clairement nos propos en prologue de cette thèse203 . Pour en revenir à la définition opérationnelle des pratiques et usages du Numérique, en première approche nous évoquons la définition suivante, issue d’une anthropologie des usages du numérique : « Nous définissons les usages comme des ensembles de pratiques socialisées qui construisent des normes d’usage dans, avec et par les processus et les dispositifs sociotechniques qui composent la “galaxie” numérique » (Plantard, 2014, p. 206). Dès lors, les usages seront perçus comme « des ensembles de pratiques socialisées » et l’adjectif « socialisées » renvoie à « des questions de constructions collectives et à l’étude des processus d’adoption des normes culturelles, ce qui nous conduit à replacer les usages des TIC dans les contextes socio-historiques et à privilégier la notion de dispositif sociotechnique » (ibid., p. 254). Nous avons proposé, à cet effet, une longue incursion socio-historique calquée sur la ligne des temps de l’informatique, puis des TIC et Tice pour en arriver au Numérique d’aujourd’hui (voir § I.4, p. 33). Pour Jaureguiberry & Proulx (2011, p. 80), la pratique, telle que définie ci-dessus, correspondrait plutôt à la « notion d’utilisation décrivant l’interaction directe, le face-à-face entre l’individu et l’objet technique », alors que la notion d’usage « suppose la constitution d’une épaisseur sociologique, à travers l’émergence de routines d’emploi et d’habitudes dans les “manières de faire” avec le dispositif. ». Nous relevons que dans les deux cas, « L’usage s’inscrit dans le tissu social. » (ibid.). De plus, « Le terme pratique pose des questions dialectiques entre individualisation et socialisation où la pratique est “située” dans les espaces spécifiques » (Plantard, 2014, p. 254) ; nous étudierons pour cela les pratiques et usages numériques de manière globale, aussi bien dans la sphère privée que scolaire, quelle qu’en soit la finalité et nous les mettrons en perspective avec l’apprendre à l’ère numérique, à l’École et en dehors.