La chiralité
Par définition, la chiralité désigne l’asymétrie qui peut exister entre un objet et son image dans un miroir. En chimie, une molécule est dite chirale lorsqu’elle ne possède aucun axe de symétrie intrinsèque. Cette molécule présente alors un carbone asymétrique, et peut exister sous deux formes non superposables, désignées comme énantiomères. Deux énantiomères ont donc les même propriétés physiques (masse molaire, taille, polarité…). Ils peuvent néanmoins être différenciés par leur capacité à faire dévier le plan de polarisation d’une lumière polarisée. Ainsi, une molécule qui déviera la polarisation de la lumière vers la gauche sera dite « lévogyre » (noté (-)), tandis qu’une molécule qui déviera la polarisation vers la droite sera dite « dextrogyre », (noté (+)). Ces phénomènes de polarisation de la lumière, et plus précisemment l’effet magnéto-optique, ont été décrits par J.B Biot et A. Fresnel1 au début du XIXème siècle. Grâce à cette méthode, la notion de chiralité moléculaire a été introduite par Louis Pasteur en 1848. A partir de cristaux d’acide tartrique qui coexistaient sous deux formes non superposables et qu’il triait alors à la main (Fig 1.a), Pasteur prépara des solutions d’acide tartrique à partir de ces sélections de cristaux. Il observa alors un effet de rotation du plan de polarisation de la lumière, dans un sens opposé pour les deux échantillons. La déviation du plan de polarisation par les solutions étant déjà considérée comme liée à la structure de la molécule, il en conclut que l’acide tartrique pouvait exister sous deux formes dissymétriques inverses l’une de l’autre2 .uis, au début du XXème siècle, M. Fischer et M. Rosanoff furent les premiers à proposer un système de nomenclature, qui permettait de rendre compte de la chiralité des molécules, sans avoir à les dessiner en trois dimensions. Ainsi, ils ont désigné arbitrairement le (+)-glycéraldéhyde en D-(+)- glycéraldéhyde, car dans la représentation de Fischer, le groupe OH porté par le carbone assymétrique est à droite (D=dexter). L’énantiomère fut désigné L-(-)-glycéraldéhyde (L=laevus, Fig 1.b). Il n’y a donc aucun lien entre la mesure physique du pouvoir rotatoire et la nomenclature D/L. En 1949, J.M. Bijvoet3 confirmera expérimentalement que la configuration assignée arbitrairement à la nomenclature était juste. Bien que R. Cahn, C. Ingold et V. Prelog4 aient proposé en 1966 le système de nomenclature R(Rectus) /S (Sinister) qui permet de déterminer sans ambiguïté la configuration absolue de n’importe quelle molécule, la nomenclature D/L reste la nomenclature de référence pour la description des constituants élémentaires du vivant
Chiralité et biologie
La chiralité est omniprésente dans le monde du vivant. Deux classes de molécules chirales sont des constituants essentiels de la biologie : les sucres (utilisés pour la synthèse d’ADN), et les acides aminés (utilisés dans la synthèse de protéines, Fig 2). Ces deux classes de molécules ne sont présentes que sous la forme d’un seul énantiomère dans un organisme : les sucres sont exclusivement (D) tandis que les acides aminés sont principalement de type (L). i. Les acides aminés Les 20 acides aminés de type (L) distribués chez tous les êtres vivants constituent la base de la synthèse des protéines. Celles-ci sont issues de la traduction des ARN messagers (eux même copiés de l’ADN par le processus de transcription) et ont des rôles mécaniques (ex : cytosquelette), enzymatiques (ex : cycle de Krebs), de récepteur (ex : RCPG), de messager (ex : hormone), de transport (ex : lipoprotéine). Ces acides aminés (L) abondent donc dans l’organisme et ont deux origines : l’une est endogène, l’autre est exogène (désignés comme acides aminés essentiels). Cette spécificité énantiomérique de la biologie est une énigme pour la biochimie. Depuis longtemps, l’idée a été émise que l’explication pourrait se trouver dans l’espace. En effet, un précurseur des acides aminés, la glycine, a été découvert par spectroscopie dans un nuage stellaire, et dans plusieurs météorites, des acides aminés ont également été découverts 6 (environ 70, dont 8 composent les protéines). Certains présentent un excès énantiomérique (e.e) de type (L) et ce déséquilibre énantiomérique peut être expliqué par l’action des rayons X sous un champ magnétique , conditions très répandues dans l’univers. En 2013, d’autres acides aminés ont encore été retrouvés dans des chondrites de l’Antarctique présentant un e.e de type (L) . Une étude isotopique suggère même une synthèse chimique extraterrestre. Ainsi, l’hypothèse suivant laquelle la vie se serait développée dans un contexte majoritairement lévogyre apporté par des météorites expliquerait la spécificité énantiomérique du vivant (pour plus de détails)Néanmoins, des traces d’acides aminés de type (D) sont retrouvées dans l’organisme. Ils sont produits à l’aide d’isomérases, enzymes qui catalysent des réactions de type , où A et B sont des énantiomères. Par exemple, la D-sérine est synthétisée dans les astrocytes à partir de la L-serine par la sérine-racémase et joue un rôle important de neuromodulateur. Le D-aspartate et la Dalanine ont également été retrouvés dans des cerveaux de rat, respectivement dans les cellules prolactines et certaines cellules de la glande pituitaire, qui ont des rôles endocriniens. Ces acides aminés (D) sont donc synthétisés localement et ont des effets métaboliques très précis.
La reconnaissance énantiosélective
Pour qu’une molécule ait une activité biologique, elle doit interagir avec un récepteur, puis cette reconnaissance induira une transduction moléculaire qui se traduira par un effet physiologique. Aussi bien dans le cadre des effets induits par les acides aminés (D) que dans le cas de médicaments, il existe une discrimination d’origine biologique entre les énantiomères. Cette discrimination ne se fait qu’à l’étape qui initie la réponse, c’est-à-dire au moment de la reconnaissance entre le ligand chiral et le récepteur. Les premières observations expérimentales faites en ce sens datent du XIXème siècle. Pasteur remarqua en 1858 que la moisissure Penicillium glaucum métabolisait le (+)-tartrate plus rapidement que le (-)-tartrate. En 1886, A. Piutti remarqua quant à lui, que la (+)-asparagine avait un goût sucré, tandis que l’énantiomère était insipide. Pasteur conclura alors que « le système nerveux pourrait être lui-même dissymétrique » . Ces observations allaient alors dans le sens de l’énantiosélectivité des récepteurs. L’énantiosélectivité désigne la capacité d’un récepteur à interagir majoritairement avec un énantiomère. Cela implique que l’autre énantiomère peut interagir aussi avec ce récepteur, mais avec une moins bonne affinité. Lorsqu’un récepteur n’interagit pas avec l’autre énantiomère, il est qualifié d’énantiospécificique. Conceptuellement, une avancée significative pour expliquer l’énantiosélectivité biologique a été présentée en 1930 par L. Easson et E. Stedman. Les interactions entre un ligand chiral et son récepteur sont associées aux groupes fonctionnels du ligand complémentaire de ceux du récepteur. Easson et Stedman ont postulé que les différences d’activités résultent d’une différence d’interaction des deux énantiomères avec le récepteur au niveau du site de reconnaissance. L’énantiomère le « plus actif » interagit au minimum avec trois sites distincts du récepteur, tandis que la forme la « moins active » interagit avec un minimum de deux sites (fig 3.a)