L’offre de ressources sur l’internet pour l’école primaire
Le cas particulier des réseaux numériques pour l’école primaire
Des premiers modems commerciaux du début des années 19601 à la société de l’information de la fin des années 1990, en passant par l’épopée minitel des années 1980 en France, l’échange de données binaires par réseaux téléphoniques a déjà une histoire de plus d’une quarantaine d’années. L’éducation et la formation ne sont pas restées à l’écart de ces grands mouvements technologiques, mais il faudra attendre le début des années 1980 pour voir les premières expérimentations d’échanges par réseaux2 entre écoles primaires. La revue Éducation et informatique (éditions Cedic/Nathan) a consacré un numéro spécial à la télématique en 1983. R. La Borderie (1984) y présente un nouveau service éducatif par minitel, le système Télémédiathèque, proposé dès l’année scolaire 1982-1983. De nature essentiellement documentaire, ce réseau permettait aussi la diffusion d’informations, la communication par messagerie, et l’instruction par jeux éducatifs et révisions programmées. Le mouvement Freinet, quant à lui, s’est largement approprié, dans les années 1980, les possibilités qu’offraient le minitel et le fax pour la correspondance scolaire, la diffusion et la publication de documents, la recherche documentaire, l’échange entre enseignants. Mais il faudra attendre le milieu des années 19903 pour voir arriver les premières positions institutionnelles en France sur les nouvelles technologies de communication pour l’école primaire ainsi que les premiers usages et les premiers sites web scolaires. M. Harrari (2000a) l’a longuement évoqué, nous aurons l’occasion de la citer dans ce texte.Eu égard à la puissance de cette vague internet4 , à la saturation des discours sur l’informatique à l’école par les thèmes liés aux réseaux numériques en éducation5 , le fait qu’il n’existe encore que peu de travaux portant sur la structure du web éducatif, nous invitent à considérer, dans le cadre de cette recherche, le cas particulier de ce secteur de l’internet. G.-L. Baron (1998) note la rapidité des nouvelles vagues techniques, trop rapides probablement pour que le système éducatif puisse réagir en temps réel. F. Orivel et A. Si Moussa (2001) insistent sur l’absence de normes du point de vue des volumes horaires à consacrer aux nouvelles technologies à l’école. « Liberté d’entreprise, ouverture à l’innovation, absence de modèle sont les maîtres mots dans la construction d’une pédagogie intégrant l’apport du Net. Ce schéma de fonctionnement a priori séduisant est en partie contrecarré par des contraintes et des exigences pratiques inévitables, soulignant encore une fois le décalage récurrent entre le discours ambiant et sa concrétisation sur le terrain. » Évoquant l’utilisation par certains auteurs du sigle NTIC, J. Wallet (2001) situe la rupture des nouvelles technologies quand « le numérique a débordé le monde de l’écrit (calcul et texte) et transcendé celui-ci (hypermédias). » À voir la manière dont les usages de l’internet prennent le pas, au moins dans les discours, sur les autres usages de l’informatique à l’école, nous sommes tentés de parler d’une deuxième rupture, avec la vague internet. D’un point de vue technique, les technologies liées aux réseaux numériques intègrent l’ensemble des autres techniques numériques liées au texte, à l’image, au son. De plus, l’assimilation de plus en plus rapide par la société des nouvelles modalités d’échanges par voies numériques impose à l’école de prendre en compte les technologies de l’information et de la communication. Alors qu’à l’époque du plan IPT, l’école était en avance sur la société, il semblerait qu’avec la vague internet, ce soit l’école qui suive la société. Du côté des enseignants, un certain nombre d’entre eux se sont emparés tôt des nouvelles technologies de l’information et de la communication pour créer de très nombreuses ressources éducatives mutualistes sur l’internet et pour nouer des réseaux coopératifs. Ces enseignants, proactifs sur le web, sont souvent animés par une volonté militante. Ils tentent, entre autres, d’échapper à une dérive marchande du web éducatif.
Des acteurs sur le web
Face aux déploiement des nouvelles technologies du monde moderne et à la mondialisation des échanges, A.-M. Thiesse (1997) oppose le repli sur des identités communautaires à une redéfinition identitaire globale. Pour elle, le repli sur des identités « primitives » face à la mondialisation n’est qu’une hypothèse. La maîtrise des moyens modernes de communication ne se fera qu’au prix d’un travail intense d’élaboration et de diffusion de nouvelles représentations identitaires. Sur le web éducatif, l’influence et la notoriété des sites ne dépend ni de leur statut institutionnel, ni de leur place commerciale dans le monde réel. Les personnes privées, les collectifs, les associations peuvent y prendre une importance considérable, et se présentent même parfois comme force de prescription, ou du moins comme force de réflexion sur l’école. Le web opère une mise à plat des hiérarchies, l’organisation comme l’individu deviennent chacun des acteurs de l’internet, ce sont tous des « entités agissantes ». Ce n’est pas l’individu, son existence propre, qui est intéressant sur le web, mais ce qu’il y fait. Le web s’organise en un système de relations entre plusieurs acteurs. En traitant du cadre plus général de la modernité, que nous avons vu dans le premier chapitre, A. Touraine décrit un monde moderne de plus en plus rempli par « la référence à un Sujet qui est liberté, c’est-à-dire qui pose comme principe du bien le contrôle que l’individu exerce sur ses actions et sa situation, et qui lui permet […] de se concevoir lui-même comme acteur. » (p.242). L’individu est donc l’unité où se mêlent la vie et la pensée, le sujet est le contrôle exercé sur le vécu « pour qu’il ait un sens personnel, pour que l’individu se transforme en acteur qui s’insère dans des relations sociales en les transformant. Car l’acteur n’est pas celui qui agit conformément à la place qu’il occupe dans l’organisation sociale, mais celui qui modifie l’environnement matériel et surtout social dans lequel il est placé… » (p. 243)A. Touraine voit dans le migrant une figure de modernité8 . S. Godeluck, quant à elle, développe dans son ouvrage celle du colon, internaute aventurier et conquérant du web, doté d’une légitimité et d’un pouvoir isolé. « Aspirant à l’autodétermination dans le cyberespace, le colon défend les libertés acquises en ligne : liberté d’expression, la première de toutes, liberté de circuler sur le réseau, liberté d’entreprendre et de créer… Elles sont constamment menacées par l’immixtion en ligne des marchands puis des régulateurs qui tentent […] d’instaurer un contrôle des identités et des flux numérisés. » (p. 65). Pour S. Godeluck9 , les acteurs du monde physique (individus, entités, institutions) partent à l’assaut du cyberespace. Bien qu’ils aient « l’incomparable pouvoir de débrancher le Net », les régulateurs − les États − sont peu présents sur le réseau. « Aux allégeances géographiques se substituent les allégeances de la société en réseau. » L’acteur est défini au sein d’une communauté interconnectée. Il s’agit bien d’une cartographie des relations interpersonnelles, plus tout à fait géographique, bien qu’elle porte encore les traces des rapports de force entre ces mêmes acteurs dans le monde réel. Notre analyse systémique de la deuxième partie de ce chapitre en rendra compte, pour notre thème de recherche. L’auteur distingue donc trois catégories d’acteurs sur l’internet, les marchands, les colons et les régulateurs. L’internet est un territoire où l’indépendance des uns, les colons, est contestée de manière de plus en plus radicale par les marchands. Chacun de ces acteurs est doté d’un technopouvoir. S. Godeluck le définit ainsi : « …dans l’espace virtuel, la contrainte n’est pas physique. Le seul pouvoir est un technopouvoir, c’est-à-dire une expertise doublée d’une capacité d’exécution des tâches. » (p. 228). Le cyberespace a cette particularité de permettre à l’internaute de s’approprier une part de ce pouvoir. Le colon peut ainsi refaçonner son identité et de se repositionner dans la société en dépit des déterminismes du monde réel (p.233). L’auteur préfère cette image du colon que celle du « netizen », citoyen d’un internet organisé en village. Le colon renvoie au mythe de la conquête de l’Ouest. Le colon « n’est pas seulement un gentil citoyen qui réclame des droits, c’est aussi celui qui délimite son territoire et ne veut pas que d’autres y entrent.»
L’offre d’abord
S’appuyant sur son analyse de la télévision comme média grand public, D. Wolton (2000) souligne l’importance de l’offre : « … car c’est l’offre qui permet de constituer des cadres de compréhension à partir desquels, ultérieurement, la demande se manifestera. » La demande n’est pas un progrès sur l’offre, elle en est complémentaire, « Le défi, la grandeur et la difficulté des industries culturelles sont d’être toujours du côté de l’offre. » Dans le cas du web, n’importe qui peut participer à l’offre, marchands, institutions, collectifs, personnes privées. Cette offre émerge sur le web éducatif sans demande claire des enseignants. De fait elle est innovante, créative, ne serait-ce que du point de vue des modalités de diffusion des ressources éducatives par le web. Les usages des enseignants, la fréquentation des sites déterminera en partie, à partir de cette offre, ce que sera le web éducatif pour l’école.En observant l’offre sur le web, émanant d’institutions, D. Wolton propose une typologie des informations proposées. Malgré la multiplicité des données, quatre catégories sont identifiées : – Les applications de type services : les annonces, météo, annuaires, bourse, moteurs de recherche, renseignements en tout genre, réservations et autres transactions. – Les applications de type loisirs : jeux en réseau, vidéo, musiques, audiovisuel… – Les applications liées à l’information-événement, qu’elle soit généraliste ou spécialisée, qu’elle soit livrée par des agences ou des journaux. – Les applications de type informations-connaissance. C’est-à-dire toute information disponible dans une banque de données, que ce soit en libre accès ou avec un code d’accès. L’auteur reconnaît la multitude de créations individuelles qui mériteraient à elles seules une étude, et où l’on verrait émerger un espace hybride regroupant les quatre catégories qui caractérisent les sites institutionnels. D. Wolton exprime la proximité des offres sur le web, quelles que soient les institutions, les organisations, les associations et collectifs, ou les personnes privées prescriptrices de ces offres, ce que nous nommerons « les donneurs d’ordre » plus loin dans ce chapitre. Cette notion de statut du « donneur d’ordre » sera au cœur de notre étude de l’offre éducative sur le web. Quoiqu’il en soit, sur l’internet tout le monde peut se déclarer producteur de contenu, facilement du point de vue technique, et à moindre coût, peut s’affranchir des voix classiques de diffusion, donc de contrôle. De ce point de vue, tout le monde participe à l’offre de contenu sur le web, et en terme de visibilité, les associations les plus coopératives jouent à pied d’égalité avec les sociétés commerciales.