Mise en œuvre du recueil de données
Le recueil d’informations est un processus organisé mis en œuvre pour obtenir des informations auprès de sources multiples en vue de passer d’un niveau de connaissance ou de représentation d’une situation donnée à un autre niveau de connaissance ou de représentation de la même situation, dans le cadre d’une action délibérée dont les objectifs ont été clairement définis, et qui donne des garanties suffisantes de validité. (De Ketele et Roegiers, 2009, p.11) La « stratégie » (Ibid., p.118) utilisée fait appel à une ou plusieurs méthodes qui dépendent du référentiel de la recherche et des informations attendues. Dans une approche compréhensive, l’entretien constitue une technique appropriée pour explorer l’objet de la recherche et faire émerger certaines constantes sur la pratique étudiée.
Le terrain de recherche
Le choix du terrain de recherche a été dicté par des considérations d’ordre pratique et méthodologique. Tout d’abord notre activité antérieure de C.P.E. s’est déroulée en partie dans l’académie d’Aix-Marseille, puis en qualité de formatrice chargée de la formation continue, ce qui amène à développer un réseau important de professionnels susceptibles d’être intéressés par les sollicitations pour notre enquête par entretiens et questionnaire. Aussi, notre activité de formatrice à l’ESPE d’Aix-Marseille, en lien avec les corps d’inspection pour le suivi des stagiaires C.P.E., facilite la mise en œuvre d’un protocole formel et officiel pour une enquête collective à l’échelle académique. Par ailleurs, la plus récente enquête effectuée sur le métier de C.P.E. par le Céreq (Cadet et al., 2007) et qui nous a opportunément fourni des données relatives à la pratique d’entretien des C.P.E., a été menée dans l’académie d’Aix-Marseille, ce qui nous amène à prolonger en quelque sorte la réflexion amorcée sur cette dimension du métier. Mise en œuvre du recueil de données
L’entretien de recherche
Notre objectif est de recueillir la parole des CPE sur leur pratique de suivi des élèves dans le cadre de leurs entretiens individualisés, en faisant appel à leur expérience vécue dans la relation instaurée. L’entretien de recherche nous paraît la méthode adaptée car il vise à « analyser le sens que les acteurs donnent à leurs pratiques » (Blanchet et Gotman, 2013, p.24). A la différence du questionnaire, l’entretien de recherche vise la production d’un discours linéaire sur un thème donné, en s’abstenant de poser des questions pré-rédigées : « ce en quoi il est exploration » (Ibid., p.17). Les sujets sont invités à parler de et sur leur expérience, c’est-à-dire à relater des faits comme à parler sur ces faits, sur la manière dont ils les ont vécus et expérimentés. Ainsi, l’entretien permet de dévoiler le système de valeurs et de normes auxquels les sujets se réfèrent pour s’orienter et se déterminer dans l’action. C’est en parlant que l’interviewé bâtit son discours et va transformer sa propre expérience cognitive, celle du savoir faire construit dans l’action, en un savoir dire. Ce passage d’un registre procédural à un registre déclaratif revient à rendre compte de son expérience subjective par processus d’objectivation. C’est en différenciant bien chacun des discours produits par l’échange entre chercheur et interviewé qu’il est possible d’en déceler la singularité lors du traitement des données recueillies. Chaque entretien constitue donc une entité singulière qu’il conviendra de respecter en la différenciant des autres entretiens lors de l’analyse des discours produits. L’entretien de recherche est une « expérience de relation » (Jacobi, 1995, p.180) aussi, dans laquelle l’interviewé s’engage en fonction de l’engagement du chercheur. Au-delà de son processus de prélèvement d’informations, il est une « rencontre » qui comporte des inconnues et dont le déroulement va dépendre d’une interaction entre interviewer et interviewé (Blanchet et Gotman, 2013, p.19). La technique de l’entretien doit être choisie en fonction du but recherché. Dans notre cas, nous ne souhaitions pas évoquer l’ensemble des actions exercées par le CPE pour effectuer le suivi individuel de ses élèves. En effet nous n’avons pas pour objectif d’expliquer les modalités d’action des C.P.E. dans le suivi individualisé des élèves, mais de les comprendre en fonction de la posture que le C.P.E. adopte dans son travail. Ainsi nos entretiens n’ont pas été uniquement centrés sur l’activité en tant que telle, comme le prévoit « l’instruction au sosie » (Clot, 2011, p.26) en clinique de l’activité où le but ne réside pas dans la connaissance de l’activité mais dans la transformation indirecte du travail des sujets (Clot, 2001b, p.199). Nos entretiens ont été conduits dans une perspective compréhensive de l’action. Cependant 134 nous avons conscience du fait qu’il est difficile de mobiliser l’attention des professionnels dans une relation principalement tournée vers la compréhension de leur propre activité, dans la mesure où celle-ci est incorporée. Il nous semble nécessaire, pour parvenir à l’expression des valeurs et des affects liés à l’action, d’entrer dans le récit de l’expérience qui fait appel à des situations de travail précises. C’est pourquoi la conception de notre protocole d’entretien s’est appuyée en partie sur la réflexion menée dans le cadre de notre précédente recherche94 (Rouquette, Mikaïloff et Pasquier, 2010) qui nous avait permis de montrer l’intérêt d’une technique empruntant à la fois à la méthode de l’explicitation de Vermersch (2003) et à celle de l’entretien compréhensif de Kaufmann (2001) pour favoriser le récit de l’activité et la verbalisation des affects liés à l’expérience vécue. Nous décrivons ci-après les deux techniques articulées dans notre méthode d’entretien.
L’entretien d’explicitation
L’entretien d’explicitation (Vermersch, 1994 ; 2003) est une technique de questionnement qui favorise la mise en mots descriptive de la manière dont une tâche a été réalisée. Il est défini comme « un ensemble de pratiques d’écoute basées sur des grilles de repérage de ce qui est dit et de techniques de formulations de relance visant à accompagner la mise en mots d’un domaine particulier de l’expérience » (Vermersch, 1994, p.17). Il recouvre un « ensemble de techniques qui vise à faciliter, à guider la description après coup du déroulement de sa propre action » (Vermersch et Maurel, 1997, p.259). En effet, le sujet peut difficilement prendre conscience seul de son vécu passé pour le reconnaître. Le questionner par cette technique spécifique n’est donc pas destiné à savoir si le sujet sait, mais plutôt à lui permettre de savoir « ce qu’il a fait et comment il s’y est pris pour le faire » (Ibid., p.18). En visant la verbalisation de l’action dans ses dimensions d’élaboration et d’exécution de la tâche, il permet de mettre en évidence les compétences mobilisées. En effet, la technique développée par Vermersch (2005, p.26) est utile à des fins de recherche pour « prendre connaissance du travail effectif (par opposition au travail prescrit) effectué par le professionnel ». Lorsque l’individu agit, il le fait dans une conscience « pré-réfléchie » (Vermersch et Maurel, 1997, p.246), nommée encore « conscience directe », de ce qu’il vit ; mais il n’a pas connaissance de ce qu’il fait, c’est-à-dire qu’il n’en a pas la conscience réfléchie : il ne peut pas conceptualiser ni verbaliser ce vécu. En d’autres termes, « nous savons faire beaucoup plus de choses que ce que nous « connaissons » » (Ibid.). Pour mieux comprendre nos actions singulières, une mise à distance serait nécessaire afin de prendre conscience des savoirs incorporés qui ont permis d’agir lors du processus d’enquête de la situation (Dewey, 1938/1993), et ont entraîné l’élaboration de compétences dans l’action. Par un questionnement non inductif, qui « ne souffle pas » le contenu attendu (Vermersch, 2005, p.29), l’entretien d’explicitation procède d’une forme de médiation qui permet de passer « de l’implicite du vécu à l’explicite de la conscience réfléchie » (Ibid.). L’interviewer incite l’interviewé à verbaliser son action en l’amenant à décrire son activité : il lui fait préciser le contexte, les intentions et les motifs de son action, les effets obtenus, les savoirs réglementaires et procéduraux mobilisés (Vermersch, 2003, p.45). Pour lui permettre d’accéder à cette prise de conscience qui aboutit à une mise en mots a posteriori de l’action, l’interviewer évite de poser la question en forme de « pourquoi ». C’est le « comment » qui est privilégié pour atteindre la dimension procédurale du vécu, favorisée par des procédés de relance pour développer certains aspects du discours. Formulée « dans la continuité de ce qui vient d’être dit » (Blanchet et Gotman, 2013, p.78), la relance est en fait une paraphrase assez fidèle au discours de l’interviewé : ce peut être simplement une réitération de ce qui vient d’être dit, comme en écho de la parole de l’interviewé, une déclaration ou une interrogation sur ce qui a été dit. En répétant habilement le propos de l’interviewé, en soulignant, synthétisant, on en lui faisant préciser certains points, l’interviewer va donner l’impression de lui laisser la part essentielle de la construction discursive. Il lui permet de rétroagir sur son propre discours tout en guidant celui-ci d’une certaine manière.
L’entretien compréhensif
D’après Kaufmann (1996), l’entretien compréhensif « emprunte à la méthode d’entretien semi-directif » (p.7). Peu propice à la formalisation, il est pensé comme une conversation, un échange peu contraint ouvert à toutes les formes possibles de ruptures de ton. Contrairement aux techniques qui font « la chasse aux influences de l’interviewer » (Ibid. p.17) et imposent une rigueur méthodologique pour vérifier des hypothèses établies, l’enquêteur s’engage activement dans le questionnement de l’entretien sur le terrain de l’enquête qui constitue le point de départ de la problématique. 136 En utilisant une griille d’entretien « très souple » (Ibid., p.43) dont les questions peuvent être modifiées au fil de l’entretien, il s’agit davantage de déclencher une dynamique de conversation que d’obtenir des réponses. Comme le précise Kaufmann, il est rare que l’enquêteur ait à lire et poser ces questions les unes après les autres. Néanmoins, la rédaction attentive de cette grille au préalable est nécessaire pour bien se préparer à mener l’entretien. Ainsi, la conduite d’un entretien compréhensif implique une posture particulière reposant sur quatre types d’attitude : – une capacité à rompre la hiérarchie : sans déstructurer l’enquête, et en restant « maitre du jeu » (Ibid., p.47) l’interviewer utilise un style plus proche de la conversation que de l’enquête, donnant un rôle central à l’interviewé qui apparait comme le détenteur de savoir. – « Enquêter dans l’enquête » (Ibid., p.48) revient à réfléchir pendant la conversation à ce qui est dit pour trouver ce qui mérite d’être re- questionné de manière à enrichir le matériau obtenu. Les questions ne peuvent être rigoureusement prévues à l’avance ; elles sont à trouver à partir de ce qui vient d’être dit par l’enquêté. L’enquêteur intervient à l’aide de relances pour explorer davantage une question ou recentrer le propos. Les pauses durant l’entretien marquent également une respiration, permettant à l’enquêté d’être plus à l’aise et à l’enquêteur de recadrer son entretien. – L’empathie, se traduit par une écoute attentive et une concentration de l’interviewer qui montrent l’importance accordée à l’entretien, au monde de l’interviewé qu’il découvre peu à peu. L’enquêteur ne doit penser qu’à une chose : « il a un monde à découvrir » (Ibid., p.51). C’est une reconnaissance de l’exceptionnalité de la situation d’entretien qui permet d’approfondir l’exploration. – Un engagement actif est nécessaire dans les questions, « pour provoquer l’engagement de l’enquêté » (Sauvayre, 2013, p.10) : l’entretien compréhensif se différencie d’autres techniques basées sur la neutralité de l’enquêteur en privilégiant l’interaction avec l’enquêté pour humaniser l’échange. L’empathie de l’enquêteur est une condition de son engagement : en observant au plus près la construction du discours de son interlocuteur, il l’aide à lui donner du sens et à s’engager lui-même dans son propos. Devant les contradictions relevées par l’enquêteur ou les interrogations sur son action, le sujet interviewé va tenter de trouver une cohérence à son discours, ou profiter de l’entretien pour s’interroger sur certains choix et en venir à s’autoanalyser (Kaufmann, 1996, p.61).