Influence des Spectateurs
Ces feuilles qui se développent suite au succès sans précédent du Spectator d’Addison et Steele se caractérisent en effet par un style personnel, des adresses aux lecteurs et une expression libre et variée qui viennent agrémenter le plaisir de la lecture. Ce type de périodique accorde une place spécifique à la réflexion morale dans de brefs numéros composés de quelques pages seulement46. Dans un article dédié à une comparaison entre le Spectator et le Spectateur Français, Fréron met en évidence le succès de ce type de périodique : On vient, Monsieur, de donner une nouvelle édition du Spectateur Anglais. […] Mon dessein n’est pas de vous faire l’analyse de cet ouvrage célèbre. Tout le monde connaît ce Livre qui n’a pas eu moins de succès en France qu’en Angleterre. Mais comme on a aussi réimprimé depuis peu, chez Duchesne, rue S. Jacques, le Spectateur Français par M. de Marivaux, deux volumes in-12, je saisirai l’occasion de faire remarquer la différence de génie qui se trouve entre les deux Socrates modernes47 . Le goût du public pour ces feuilles s’explique par la grande diversité des sujets qui y sont traités et par la liberté de ton. Elles s’inscrivent dans cette forme de conversation « à sauts et gambades » que souligne la suite de l’article : Leur plan est extrêmement avantageux […]. Il peut promener l’attention de ses Lecteurs sur des sujets instructifs ou amusants, sacrés ou profanes, sérieux ou badins. C’est aussi ce qu’a heureusement exécuté le Spectateur Anglais. Il passe de l’immortalité de l’âme aux coiffures des Dames, de la bonté de Dieu à l’exercice de l’éventail, de la dévotion à la manière de placer une mouche, de la Providence aux grandes jupes de baleine. Tantôt il attaque avec force les vices de ses compatriotes, & tantôt il fronde avec légèreté leurs défauts & leurs ridicules. Rien n’échappe à ses spéculations48 . En somme, les journaux de type « spectateurs » réunissent des caractéristiques spécifiques au journalisme du XVIIIe siècle, et bien distinct de celui du siècle suivant : un contenu critique qui touche à un grand nombre de sujets et dont le style reprend les formes de la conversation. Ce « journalisme personnel », comme il a été appelé par la suite, se retrouve dans les premiers Mercure, notamment sous Dufresny. Cette pratique signale une tendance nouvelle : le goût pour l’échange et la transmission par l’intermédiaire du dialogue. Cela explique pourquoi Fréron convoque la personne de Socrate pour qualifier les deux périodiques. Maître du dialogue, dont l’art consiste à amener l’interlocuteur à l’expression de la vérité grâce à la conversation, il apparaît comme le dieu tutélaire de ces nouveaux journaux. En outre, cette vogue participe d’un phénomène beaucoup plus large que l’on retrouve avec les correspondances privées, le développement des romans-mémoires qui favorisent l’émergence d’un style personnel ou encore la publication de certains ouvrages scientifiques volontairement ouverts à un public élargi, tels ceux de Fontenelle qui sont encore les meilleurs exemples. À chaque fois, le dialogue et l’échange président à l’élaboration de ces textes, dans une perspective de communication. Les Spectateurs s’inscrivent dans cette mouvance et leur succès témoigne du goût de l’époque. Toutefois, ils y associent un contenu moral et critique qui les distingue et qui influence très nettement la forme des journaux littéraires à venir. On retrouve ainsi dans les périodiques de Desfontaines et Granet d’une part et de Fréron d’autre part, ces caractéristiques spectatoriales au moins en ce qui concerne le ton personnel, le recours à la forme épistolaire, la variété du contenu et sa fonction critique, comme nous allons le constater par la suite. En effet, les premiers Spectateurs développent un projet social de réformation des mœurs. Ils sont mus par une volonté morale qui s’appuie sur les circonstances. En cela réside la nouveauté puisqu’ils se concentrent sur la dimension sociale de la morale. Ils prodiguentivers conseils à destination des lecteurs, et plus largement, de la société, sous la figure de conseillers bienveillants, de mentors, ou de sages mais en se fondant sur des tableaux de la vie quotidienne. En fonction du sujet traité, ils apparaîtront comme des guides de vie ou des gardiens de valeurs essentielles49. Cette pratique est adoptée explicitement dans les premiers périodiques du corpus, le Nouvelliste du Parnasse et l’Année littéraire. De fait, elle est facilitée par la structure du périodique qui se présente comme une relation épistolaire monodique avec un lecteur anonyme.
Une mise en scène plus ou moins développée
Les rédacteurs de périodiques sont dans la nécessité de développer sans cesse le nombre de lecteurs et de les fidéliser. Ils s’efforcent de réunir les lecteurs autour d’éléments communs, propres à mettre en place un même univers culturel. Cela passe d’abord par une mise en scène du périodique, et de ses différents acteurs, c’est-à-dire les rédacteurs et les lecteurs. Cette pratique structure chaque périodique et lui confère une identité spécifique. La mise en scène participe de l’élaboration de la ligne éditoriale du journal. Déjà, le premier Mercure avait développé une forme de mise en scène, mais c’est surtout avec la vogue des « Spectateurs », suite à la parution du journal d’Addison et Steele, que les périodiques se constituent à partir d’un récit fondateur. On se souvient que le Spectator d’Addison et Steele était présenté comme le produit d’un groupe de personnes appartenant à un club et dotées de caractéristiques propres : un négociant, un homme de loi, un baronnet, un officier à la retraite, etc., tous réunis autour d’une figure, le Spectateur. Addison et Steele choisissent délibérément d’attribuer leur périodique à des auteurs fictifs. Ils construisent tout un imaginaire autour des soi-disant rédacteurs du journal, ce qui leur permet d’exprimer des points de vue différents et parfois contradictoires. Les exemples les plus évidents de mise en scène du « je » figurent dans le Nouvelliste du Parnasse ou l’Année littéraire dans la mesure où ces deux périodiques sont rédigés sous la forme d’une correspondance monodique dans laquelle les journalistes s’adressent directement à un lecteur masculin. Chaque parution est présentée sous la forme d’une lettre. Les premières lignes sont une adresse au lecteur et annoncent le contenu qui va suivre comme dans la « Trente-unième Lettre » qui débute par ces mots : Vous m’invitez depuis longtemps, Monsieur, à vous entretenir des Commentaires Latins d’Ausone, publiés à Paris. Je vous avoue, que rebuté par l’épaisseur du Livre, je ne pouvais me déterminer à le parcourir50 . Chaque lettre commence par une adresse au lecteur et se conclut par la formule d’usage « Je suis, Monsieur, votre, &c. » dans un processus de mise en scène de correspondance privée. Toutefois, il ne s’agit pas de convaincre le lecteur de la véracité de la lettre, – la mention du censeur « Lu & approuvé, Jolly » déjoue évidemment la mise en scène, mais plutôt de le faire entrer dans un processus de mise en fiction qui favorise une proximité entre rédacteurs et lecteurs. Le périodique de Fréron utilise les mêmes ressorts. Dès le titre, le lecteur est alerté du mode de communication mis en place par le périodique : « L’Année littéraire ou Suite des Lettres sur quelques écrits de ce temps51 ». Fréron prolonge la fiction de la correspondance en finissant chacune de ses lettres par la mention du lieu et de la date à laquelle elle a été écrite. Dans ces deux périodiques, la figure du rédacteur comme émetteur et récepteur de courriers révèle la posture théâtrale, tout du moins le rôle endossé par ce rédacteur. Cette fiction épistolaire est amplement développée dans le Nouvelliste du Parnasse. il se présente comme un journal rédigé par « une société de quatre personnes », désignée par des initiales (A, E, Z et P) à la fin des numéros : Au reste, le style de ces Lettres ne sera pas toujours le même, parce que c’est une société de quatre personnes qui ont entrepris cet Ouvrage périodique52 . Desfontaines et Granet se dissimulent derrière une « société » d’auteurs regroupés autour d’un même objectif. Ils reprennent la fiction d’Addison et Steele dans leur périodique. Chacun des quatre auteurs, A, E, P et Z, endosse le costume momentané de Nouvelliste. Dans le même temps, la petite société rédactrice du journal se fond dans la figure auctoriale dessinée par le titre du périodique. Desfontaines et Granet déploient tout un système fictionnel autour de la figure du rédacteur et donnent à celle-ci une consistance particulière. À aucun moment, le nom des rédacteurs réels n’apparaît dans les pages du périodique, même en tête de volume, si ce n’est pour nier à nouveau leur statut d’auteur : Il a couru depuis peu un morceau de Poésie, qui, ce me semble, n’a dû blesser personne ; ce badinage ingénieux est intitulé La Calotte du Public. Nous y avons vu avec plaisir nos jugements confirmés, par rapport à plusieurs ouvrages dont nous avons parlé dans nos Lettres, qui y sont pourtant traitées avec moins d’honneur que le Mercure Galant. Il est un peu étonnant que des moins que rien soient toutes les semaines savourés comme succulents par le public, comme le dit obligeamment l’Auteur de ces vers, qui attribue ces moins que rien à M. l’Abbé D.F. Opinion favorable au dessein que nous avons de n’être point connus, & dont les véritables Auteurs de ces Lettres se réjouissent53 . Alors que le public semble avoir reconnu l’un des auteurs qui se dissimulent derrière le Nouvelliste du Parnasse, le mystère est savamment entretenu et prolonge la mise en fiction du « je ». Pourtant, malgré les quelques collaborateurs, seuls Desfontaines et Granet assurent la gestion et la rédaction du journal. De fait, ce dernier le précise lui-même dans son édition annotée de 1734. Il se pose comme l’auteur des lettres signées P et Z, tandis que Desfontaines assure l’autre partie de la rédaction, soit les lettres A et E. Dans cette édition, Granet va jusqu’à signaler que certains textes présentés comme des courriers de lecteurs sont en fait de leur main, telles les lettres 14 et 38. Le journal développe toute une scénographie autour de la figure du Nouvelliste, et justifie son choix par le souci de la variété : […] & afin qu’il n’y eût point d’uniformité ni dans les pensées, ni dans le style, nous avons crû devoir former une société54 . Les rédacteurs du journal insistent sur leur volonté de ne pas ennuyer leurs lecteurs et valorisent ce point en rappelant qu’ils se sont constitués en société dans cet objectif. Ils livrent peu d’informations sur eux-mêmes hormis pour justifier leur parti-pris dans la rédaction du périodique. Fréron suit une logique contraire puisqu’il s’affirme sans ambages auteur du périodique. La première page de ses volumes indique le titre tout d’abord puis l’année concernée et enfin la mention : « Par M. Fréron, des Académies d’Angers, de Montauban, de Nancy, d’Arras, de Caen, de Marseille, & des Arcades de Rome ». Ainsi, il reprend la pratique de la fiction épistolaire, comme on peut le voir dans la première lettre du premier tome de 1770 : Je pense, Mr, que mes remarques, si elles étaient fausses & frivoles, vous parviendraient toujours trop tôt, & que, justes & solides, elles ne sauraient jamais vous arriver trop tard.