Yvonne Printemps (1894-1977)
Le personnage d’Yvonne Printemps
Il est difficile de rencontrer deux actrices aussi différentes l’une de l’autre que Charlotte Lysès et la jeune Yvonne Printemps. Physiquement, les deux femmes ne se ressemblent pas du tout. L’une est très droite, un peu maigre, elle un regard vif d’intellectuelle un peu sévère. Elle parait même assez pincée quand elle brandit son face à mains. La seconde est une beauté 1900 mince et pulpeuse à la fois, sportive et très coquette. C’est une bête de scène souriante et charmeuse. Ce sont deux jeunes femmes blondes mais Yvonne est plus franchement jolie et elle charme par son regard bleu dont Monet, qui finit par l’accepter, dira « Mon Dieu ! Quels yeux bleus, bleus si bleus ! 78 ». Socialement, elles ne se ressemblent pas du tout. Charlotte est une bourgeoise et son oncle, le milliardaire Osiris lui léguera, sinon toute sa fortune comme elle l’espérait, du moins une rente qui aida beaucoup le couple à ses débuts. Yvonne est une prolétaire née en banlieue que son père irresponsable a abandonnée et dont la 78 R. CASTANS, op cit., p. 179. 159 mère Palmyre exploite les qualités vocales dès l’âge de 11 ans. Elle lui fait donc connaître assez tôt ce que Colette appelle « l’envers du music-hall ». « Elle faisait vivre sa mère », dit son ami Jean Barreyre, dans l’Impromptu de Neuilly79 . Il est assez cocasse d’entendre Yvonne déclarer allègrement au journaliste de Cinémonde : « J’étais d’un milieu terriblement bourgeois » On sait pourtant que « Madame Hiver », sa mère, n’était que couturière à domicile. Yvonne essaie quand même de faire croire aux journalistes que sa famille bourgeoise scandalisée s’opposait à ce qu’elle devienne actrice « Ma famille fit tout ce qu’elle put pour contrecarrer cette volonté précoce que j’avais de faire du théâtre80 », dit-elle effrontément. Sur le plan culturel, c’est la même chose. Yvonne n’a pas subi neuf années de couvent chic. Elle est peu cultivée et Sacha se moquera de son orthographe et de ses difficultés d’écriture81, ce qui le confirmera dans son mépris des femmes. Elle ne lit guère, selon son amie Jeanne Willemetz, toujours dans L’impromptu de Neuilly, sauf quelques journaux pour les potins, et ses petits chiens la consolent de tout, comme le raconte Fresnay, dans ce même ouvrage. Charlotte était donc aussi différente que possible d’Yvonne. Ses amis de la célèbre Revue Blanche se nommaient, nous l’avons vu, Misia, Natanson, Bonnard, Toulouse-Lautrec, Monet, Cocteau, Colette et Marguerite Moreno. Ils furent ulcérés par l’arrivée de la jeune chanteuse au regard bleu et certains refusèrent de la rencontrer. Marguerite Moreno ne reparut dans le sillage de Guitry qu’après le départ d’Yvonne. Cocteau céda, Mirbeau aussi mais Monet refusa, au début, de la recevoir. Le monde culturel chic n’appréciait pas du tout cette jeune fille prolétaire et peu cultivée, donc sle contraire absolu de Charlotte. Sur le plan professionnel, Guitry quittait une actrice chevronnée, délicate et sensible, une écrivaine aussi, pour une jeune actrice dont la carrière au music-hall, assez longue déjà, avait mis du temps à s’épanouir. Louis Ducreux raconte que Rip, célèbre auteur de revues, répétait « qu’elle était très gentille mais incapable de dire dix lignes de textes ». Pendant cinq ans, raconte Ducreux, « elle passa son temps, immobile, debout contre le portant de gauche ou de droite à chanter un air dont les paroles commentaient l’action du tableau82 ». Mais Ducreux insista pour la prendre dans Le Poilu (1915) où elle joua avec succès les rôles d’un petit garçon qui chante pour son papa soldat (sic), d’une femme infidèle à son militaire de mari et la fille du tambour-major ! On commençait à parler d’elle et Lysès, imprudente, demanda à Guitry d’aller l’écouter. Deux semaines après la dernière du Poilu, elle jouait avec lui dans Il faut l’avoir de Guitry deux petites scènes nommées l’une la Rose et l’autre l’Anthracite (le charbon se faisait rare pendant la guerre). L’année d’après, en décembre 1916, elle créait, pour Guitry, la pièce Jean de la Fontaine qui l’opposait à Charlotte Lysés. Le combat était inégal et Charlotte capitula. Un an plus tard, devenue indispensable à Guitry, Yvonne joua pour lui le rôle de la chanteuse anglaise Miss Hopkins dans L’Illusionniste. Elle jouera encore 39 autres rôles pour Sacha jusqu’en 1932, selon L’Impromptu de Neuilly. Leur âge les opposait également car Yvonne avait vingt ans de moins que Charlotte. Or, Guitry (il le dit dans La Pèlerine Ecossaise) souffrait d’être marié à une femme plus âgée et très autoritaire. Il eut envie de jouer les Pygmalion avec sa jeune épouse. Charlotte avait été son mentor et il eut envie de devenir celui d’Yvonne. Il surveillera sa diction, ses menus, ses robes et fermera à clef la porte de sa chambre. Ceci n’aura, bien entendu, qu’un temps. « La gloire, moi, vous comprenez…. », dira Yvonne Printemps à François Périer, « J’en ai fait le tour83 ». Le « rossignol », comme la nommait Sacha, accepta sa cage dorée pendant quelque temps, puis elle s’y ennuya ferme et déclara plus tard à Dominique Desanti : « Comment avoir une conversation avec lui ? Entre lui et moi, il y avait ses pièces, le rôle qu’il fallait indéfiniment répéter. Il n’était question que de théâtre84 ». « C’était un homme d’une tyrannie que vous autres, de votre génération, vous n’auriez pas supporté une heure85 .»
Sacha Guitry et le cinéma muet
Trois ans après avoir tourné Ceux de chez nous (1915), Guitry récidive avec Un roman d’amour et d’aventure qui fut en fait tourné par René Hervil et Louis Mercanton et dont il ne nous reste que le script, quelques photos et certains commentaires enthousiastes écrits lors de la première du film qui eut lieu le 5 avril 1918. Un troisième film fut tourné par Guitry lui-même avec Yvonne Printemps, comme il est dit dans le volume édité par le Festival de Locarno. C’est un épisode filmé de sa pièce Une petite main qui se place qui fut tourné en 1922, mais on ne sait pas non plus ce que ce film est devenu. Yvonne y avait pour partenaire Sacha, Alerme et la Betty Daussmond du Nouveau Testament et de Mon Père avait raison87 . On peut donc dire que, de 1915 à 1922, Sacha créa trois films avec ses deux premières épouses. Il se contenta de jouer et d’écrire le script d’Un roman d’amour et d’aventure, mais, pour les spectateurs de 1918, c’était l’essentiel car on ne parlait guère alors du metteur en scène dans les génériques. C’est surtout à l’auteur à succès de La Pèlerine écossaise (1914) et de L’Illusionniste (1917) qu’on demanda d’écrire le scénario d’un film qui fut pourtant tourné par René Hervil et Louis Mercanton dont les histoires du cinéma parlent encore avec intérêt. 86 Cécile SOREL, Mémoires, cité sans références par C. Dufresne in Yvonne Printemps, Perrin, 1988, p. 138. 87 Pierre AMAUS, Sacha Guitry, cinéaste, Yellow now, 1993, p. 282. Un livre récent déclare « qu’il est essentiel de redonner à ce premier film sa juste place dans la carrière de Guitry car il demeure aussi important dans l’histoire du cinéma que le sera plus tard Le Roman d’un Tricheur88. Nous tenterons d’analyser le rôle et la persona d’Yvonne Printemps à travers cet ouvrage mal connu dont Georges Charensol disait à sa sortie : « C’est une véritable date dans l’histoire du cinéma français. Sa nouveauté réside dans la coupe des scènes, dans la conception expressive des fragments entrecroisés, dans la touche légère, le trait incisif, sans hachures ni bavures, la suppression systématique de la tirade visuelle inutile, la recherche de la force dans la concision », c’est-à-dire, pour nous, le montage. Charensol n’insiste pas sur les fameuses « prouesses techniques » (Guitry joue deux jumeaux dans le film) que remarquent des critiques superficiels qui admirent la juxtaposition de deux Guitry sur la même image, ce que Méliès avait réalisé depuis longtemps. « Je n’aurais pas la naïveté de l’en complimenter », dit Charensol, car « ce n’était qu’un jeu pour lui ». Le film était il aussi bon que le prétend le critique ? On remarque, au passage, qu’il ne parle ni de Mercanton ni d’Hervil dans son article. Pourtant, Sacha, si méfiant lorsqu’il parle de cinéma, ne les a sans doute pas choisis par hasard car Mercanton et Hervil avaient pour ami le metteur en scène-cinéaste Antoine qu’ils admiraient beaucoup et que Guitry avait placé, en compagnie de Sarah Bernhardt, dans son panthéon personnel de 1915. Rappelons aussi l’œuvre cinématographique imposante d’Antoine qui tourna, de 1914 à 1922, plus de dix films de qualité. Autre garantie pour Sacha, Mercanton venait de faire tourner avec succès sa grande amie Sarah Bernhardt dans six films à succès : La Tosca (1908), Elizabeth d’Angleterre (1912), Adrienne Lecouvreur (1913) Jeanne Doré (1916) et enfin dans son triomphe Mères françaises en 1917. Il fallait donc prouver au Tout Paris qu’après le départ de la brillante Charlotte, Yvonne aurait pour cinéaste le metteur en scène de la Divine Sarah. Beylie ., C’était Sacha Guitry, Fayard, 2009, p. 158. 163 et Hugues évoquent le « lyrisme emphatique, péché mignon de Mercanton89 » qui aime trop le mélodrame, ce qui ne dérange pas la majestueuse Sarah mais incommode sans doute l’humoriste philosophe qu’est Guitry. Hervil est, en revanche assez bien traité par Beylie et D’Hugues qui le considèrent comme « un technicien robuste aux attaches terriennes, droit dans ses bottes90 », dont les films présentent, disent-ils, « une prose austère aux rudes aspérités ». Il aime les décors et les acteurs naturels et il bouscule parfois les interprètes de la Comédie Française (que n’aime guère Sacha) pour les faire parler juste. Il confèrera au film, selon Charensol, « une technique irréprochable. On n’a jamais poussé aussi loin le souci de la perfection », dit-il, et il félicite son «opérateur virtuose91 ». Dans La Foi et les montagnes, Henri Fescourt signale qu’Hervil fit « débuter à l’écran Guitry et Printemps » et rappelle qu’il y utilisa le système des caches et contre-caches emprunté à Méliès. Il a une haute opinion d’Hervil qui, selon lui, « a une conscience claire du conflit dramatique et une façon puissante de l’exposer. Art dru et lignes simples. Ses sujets ne sont jamais fades. L’énergie colorée qu’il déploie à diriger les acteurs, son exigence à leur égard lui permettent d’obtenir d’eux des interprétations solides92 ». On se demande si Guitry sut se plier à ces exigences. Certains acteurs supportaient mal les lois du cinéma même si Gabrielle Dorziat réagit positivement « Je fais des progrès au théâtre depuis que je fais du cinéma93 », disait-elle. Mais Sarah Bernhard réagit différemment : elle s’évanouit de honte quand elle se vit pour la première fois à l’écran, mais, finalement, ne se découragea pas. Guitry n’avait guère d’estime pour sa photogénie. « Quand je me suis vu pour la première fois à l’écran », dit-il, « j’ai tout de suite compris pourquoi j’étais antipathique à tant de gens. Mes traits sont empâtés, mon regard est imprécis et je n’ai rien qui soit apparemment spirituel ». Il se trouve « péremptoire » et « infaillible, donc assez odieux94 ». Malgré le succès du film, Sacha et Yvonne ne travailleront 50 ans, op.cit., p.62. 164 plus pour le cinéma pendant dix-sept ans car la haine de Sacha sera tenace. En 1931, il reprochera encore à Hervil d’avoir utilisé un véritable égoutier pour jouer le rôle de l’égoutier du film95 dans Blanchette car ce mépris des acteurs de profession l’avait choqué. Yvonne Printemps, elle, fut très influencée par Sacha, et confie, en septembre 1931, au journaliste de Pour vous, qu’elle n’a jamais refait de cinéma depuis Un Roman d’amour et d’aventures96 mais elle lui annonce qu’elle va tourner Mozart avec Guitry. Leur divorce interrompra hélas ce projet. Après leur séparation, Rémi Guarrigue écrivit dans Ciné Miroir que « n’étant plus en puissance de mari qui mettait son veto à un pareil désir, elle était néanmoins très soucieuse à l’idée de tourner un film. « Cela m’inquiète beaucoup cette idée de travailler en studio. Il faut obéir minutieusement au metteur en scène, recommencer les scènes vingt fois. Est-ce que j’aurai la patience97 ? ». Le tournage de son unique film « Un Roman d’amour et d’aventures », quatorze ans plus tôt, l’avait vraiment marquée.