Vers la détermination du récit de la route
Le road novel et le road movie, quoique appartenant à deux sphères médiatiques différentes, présentent un certain nombre de points de convergence et pourraient à ce titre constituer les versions littéraire et cinématographique d’une même expression – le récit de la route – dont il reste encore à cerner les principales caractéristiques. Pourtant, il existe encore peu d’études s’efforçant d’embrasser d’un seul regard un corpus mixte d’œuvres de l’errance, et ceci tient sans doute aux difficultés méthodologiques induites par un tel projet. Pour parvenir à déterminer les propriétés de l’ensemble intermédial que nous avons défini, il s’agirait alors de trouver une approche convenant à la fois à un objet romanesque et filmique. À cet égard, l’examen des différentes recherches produites sur le road novel ou sur le road movie ne nous apporte pas de réponse satisfaisante : bien plus, certains raccourcis ou amalgames se font jour, et si le récit de la route est souvent présenté sous tous ses aspects, peu d’efforts sont réellement entrepris par les différents auteurs pour le distinguer d’autres formes artistiques reposant elles aussi sur la relation d’une errance. Il nous reviendrait alors de chercher à dissiper cette confusion, au moyen, notamment, d’une analyse comparative. Pour ce faire, nous proposons de recourir à un concept issu de la théorie de Bakhtine : celui de chronotope, qui, s’il a initialement été développé dans le domaine de la littérature, a pour avantage de s’appliquer également au champ cinématographique. Dans son principe, l’analyse chronotopique consiste en l’étude des relations spatio-temporelles à l’œuvre dans un récit. Or, nous allons voir que cette approche semble particulièrement adaptée à un objet d’étude reposant justement sur l’exaltation des grands paysages et la représentation d’un voyage en anamnèse. I. Pour une étude conjointe du road novel et du road movie Il existe encore peu d’études abordant de front les questions du road novel et du road movie : nous relevons seulement à ce jour l’existence de deux projets de ce type, dont il sera question ultérieurement. Or, en dépit d’inévitables obstacles méthodologiques, il nous semble pourtant productif et pertinent de procéder à une étude conjointe en raison notamment des nombreuses passerelles susceptibles d’être érigées entre les deux formes. A. Un rapport de proximité Plusieurs éléments nous permettent de comprendre le road novel et le road movie comme les versants littéraire et cinématographique d’une même catégorie de récit. La dénomination parallèle qui semble de mise depuis quelques années constitue sans aucun doute le premier indice d’une forme de gémellité qui dépasserait les frontières médiatiques.
La question de la dénomination
L’expansion de ces deux appellations calquées sur le même modèle constitue à nos yeux un excellent indice de ce lien de parenté unissant le road novel et le road movie. De fait, avant de se stabiliser, l’expression « road movie » a été précédée par une myriade de formulations qui n’ont pas connu la même postérité et qui se sont progressivement effacées au profit de la dernière. Si nous passons en revue les différentes critiques publiées à l’époque de l’apparition de ce nouveau phénomène cinématographique, nous constatons qu’il est question de « la forme de la ballade populaire11 » ; que Two Lane Blacktop est assimilé à « une histoire de “hot cars” » ou encore que Monte Hellman parle de la création d’une forme qu’il baptise « road picture ». Les flottements de la graphie traduisent les mêmes hésitations : sans être exhaustif, signalons simplement l’existence de road movie en italiques, road-movie avec un trait d’union15, ou encore « road-movie » avec trait d’union et guillemets. La transcription road movie, sans majuscules ou effets de soulignement, que l’on retrouve communément aujourd’hui traduit l’acceptation du vocable anglais dans le langage courant, au même titre que le mot western en son temps. Un phénomène similaire est observable en littérature, et ce n’est que très récemment que le terme « road novel » a fini par s’imposer, au détriment de road book, que l’on retrouve encore dans l’ouvrage de Jean Morency publié en 2006 . Autre exemple de dénomination alternative : Les faux fuyants de Monique LaRue est qualifié par ses éditeurs de « road-livre ». On rencontre même encore aujourd’hui, certes en dehors du milieu universitaire, une forme d’amalgame entre le roman de la route et le road movie. Ainsi par exemple, la version française de The English Major de Jim Harrison (2008) comporte, en quatrième de couverture, un extrait d’une critique publiée dans L’Express, qui fait du road novel « Un road-movie rugissant ». Au-delà de l’absurdité manifeste de ce commentaire, qui met sur un pied d’égalité des expressions médiatiques différentes, la formule a pour vertu de donner à voir tout ce qui rassemble ces traditions littéraire et cinématographique. L’adoption généralisée, que ce soit dans le monde de la recherche ou dans le milieu de la critique, des expressions symétriques road novel et road movie devient révélatrice des liens de parentés unissant ces deux formes et viendrait justifier en quelque sorte leur étude conjointe. Nous allons voir que cette proximité nominale se fait le reflet de liens beaucoup plus ténus : road novel et road movie voient en effet le jour dans un contexte culturel et historique comparable, ce qui achève de sceller leur union.
Appartenance à des contextes comparables
L’apparition du road novel et celle du road movie ne sont pas tout à fait concomitantes : la version littéraire des œuvres de la route devance de presque 20 ans la sortie sur les écrans d’Easy Rider, que l’on considère généralement comme le premier road movie de l’histoire du cinéma. Cependant, l’un et l’autre se développent dans des contextes relativement similaires. Sans tracer de la période d’émergence du récit de la route un portrait détaillé (d’autres auteurs tels que Laderman se sont déjà livrés à l’exercice), notons simplement que la forme en question se développe aux États-Unis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (On the Road a été rédigé en 1951). Le road novel et le road movie à sa suite s’inscrivent ainsi dans un contexte de postmodernité marqué par une forme de désenchantement et par une perte de repères possiblement à l’origine de l’errance infinie de ces vagabonds d’un genre nouveau. Laderman précise en effet : « Some critics have suggested that the road movie’s contemporary proliferation is symptomatic of postmodern anxiety and restlessness20 . » De fait, nous allons voir que cette période d’après-guerre apporte son lot de questionnements existentiels, le nomadisme des personnages se faisant en quelque sorte le reflet de leurs errements métaphysiques. Road novel et road movie se présentent également comme les fruits de la civilisation automobile telle qu’elle transparaît aux États-Unis à partir des années 1950. Si le chemin de fer demeure fortement associé au western dans l’imaginaire collectif, nous pouvons considérer avec Laderman que la route asphaltée est quant à elle intimement reliée à l’histoire du récit de la route, et bien plus, qu’elle en constitue la condition d’émergence : « The mass automobile culture and interstate highways of the 1950s, écrit-il, beckon both suburbia and bohemia. [This tendency] provide[s] a social and cinematic parentage for the birth of the road movie.» Effectivement, la liberté de parcours exaltée dans le road novel et le road movie n’est rendue possible que par la création de ces infrastructures qui facilitent la traversée du continent. La construction d’une route est liée à un acte de violence originel : elle « brise un ordre naturel » en s’insinuant dans le paysage, et l’on peut dire qu’elle répond avant tout à des intentions d’ordre politique et stratégique : « La question du tracé routier, écrit André Guillerme, est d’abord une préoccupation militaire : la conquête d’un territoire ne se fait pas au hasard et l’itinéraire choisi par l’armée peut jouer le premier rôle . » La composition du réseau routier américain s’inscrit dans ces considérations tactiques, et sa réalisation s’effectue en plusieurs étapes, à travers la signature d’une succession de lois fédérales. La première d’entre elles, le Federal Aid Road Act, est promulguée en 1916 sous la présidence de Wilson. Si le réseau est avant tout construit sous le prétexte de faciliter la distribution du courrier en désenclavant les zones les plus reculées, l’aspect militaire du projet n’en est pas moins mis de l’avant. Cette phase initiale de l’aménagement d’infrastructures à l’échelle du continent est prolongée par la signature du Federal Aid Highway Act (ou Phipps Act) en 1921, puis par la confection, l’année suivante, de la première carte topographique des États-Unis, plus connue sous l’appellation de « Pershing Map » en référence à son artisan, le Général John J. Pershing. C’est enfin le National System of Interstate and Defense Highways, mis en place sous l’impulsion d’Eisenhower dans les années 1950, qui permet de parachever la construction du réseau routier américain et de lui donner la configuration que nous lui connaissons aujourd’hui. Le National Highway Act, qui donne naissance à l’Interstate Highway, est signé en 1956 ; il prévoit le développement et la consolidation d’un réseau comportant à ce jour plus de 75 000 kilomètres de voies. Le projet d’extension des routes trouve toute sa pertinence dans ce contexte de Guerre Froide, alors que plane une menace diffuse sur le continent. Laderman rappelle en effet les explications avancées à l’époque par l’administration Eisenhower pour justifier la réalisation de ces travaux d’envergure : Another more intriguing way the president and his commission sold the new interstate highway project to the American public was by linking it with Cold War ideology. According to this ideology, the plausible threats of atomic warfare and Communist invasion necessitated these new highways, so as to facilitate the mass evacuations and military mobilizations required to defend the country. Là encore, il s’agit, par la construction de ce réseau, de garantir la cohésion de la nation tout en créant des voies destinées à favoriser la circulation de l’armée et des populations en cas d’invasion ou de menace atomique. Au fil des décennies, les États-Unis se sont donc dotés d’infrastructures permettant d’assurer leur défense, avant de devenir l’instrument d’un tourisme de masse. Lorsqu’apparaît le road movie à la fin des années 1960, le maillage routier américain comporte déjà 40 000 miles de voies et connaît presque déjà sa forme actuelle, à un moment où les menaces de conflit sur le territoire s’estompent distinctement (à partir de 1968, et jusqu’en 1975, on parle en effet d’une détente dans les relations soviéto-américaines, avec la signature d’un traité de non-prolifération nucléaire). D’une certaine manière, nous pourrions considérer la route asphaltée comme un instrument de conquête qui aurait perdu, dans le road movie, ses fonctions premières (dans la mesure où les personnages mènent une quête individuelle), mais qui continue cependant d’inscrire la marque du pouvoir sur le territoire – car la présence de la route asphaltée affecte indéniablement le paysage et conditionne le regard du voyageur. En ce sens, la rébellion des héros de la route, dont la plupart des critiques considèrent qu’elle constitue un élément fondateur du road novel et du road movie, s’en trouve considérablement édulcorée.