Les formes de savoir
Les rédacteurs des journaux littéraires intègrent à leurs volumes bien plus que les simples ouvrages de divertissement ou de fiction. Ils tiennent compte de l’actualité des publications sans distinction de sujet. Le lecteur est informé des nouvelles idées et théories en cours dans le monde par l’intermédiaire des comptes rendus. La critique de ce type de texte participe de la formation du lecteur, tant au niveau de l’information proposée dans les ouvrages que de sa pertinence et des modalités de sa mise en forme.
Morale et éducation
Les rédacteurs accordent une large place aux ouvrages publiés sur l’éducation des enfants et des jeunes gens ainsi que sur les principes de morale en usage dans le monde. Par ce biais, ils mettent l’accent sur leur volonté de former le citoyen et montrent qu’ils suivent les objectifs fixés dans les préfaces, notamment celui d’adopter à la fois le point de vue de la morale et celui du public. Ainsi, lorsque le Mercure de France publie un compte rendu sur l’Essai sur les Principes du Droit & de la Morale, il insiste spécifiquement sur ces deux aspects : Essai sur les Principes du Droit & de la Morale, Ouvrage, qui traite toutes les matières, qu’ont traitées Grotius dans son Livre du Droit de la Guerre & de la Paix, & Pufendorf sur le Droit de la Nature & des Gens, & sur les Devoirs de l’Homme & du Citoyen. Un tel Ouvrage, dont tout l’Univers est Juge compétant, doit pour être bien fait, l’être de façon, que quiconque y apportera une attention suffisante, puisse entendre tout ce qu’il contient, & en conclure, s’il est impartial, que toutes les Nations devraient l’adopter pour leur plus grand bonheur402 . L’ouvrage est annoncé comme un traité à l’usage de toutes les nations. Il est susceptible d’apporter le bonheur si chacun s’efforce de le bien lire. Or, le rédacteur du Mercure de France semble supposer que ce type d’ouvrage ne nécessite pas de talent particulier pour être apprécié puisque « tout l’univers est juge compétent ». En cela, il sous-entend que tous les lecteurs doivent penser comme lui et estimer l’ouvrage dans la mesure où eux-mêmes font partie des bons citoyens. Le public entre donc pour beaucoup dans la critique de l’ouvrage. Il est pris à parti, et se trouve invité à partager l’opinion du rédacteur puisque celui-ci se place sous l’égide de la morale et de l’utilité pour les nations, donc pour le bien public. Son opinion ne peut donc être ni contestée, ni contestable. Les rédacteurs de journaux littéraires utilisent ces ouvrages pour mettre en avant leur conception du monde et signaler ce qu’ils attendent de leurs lecteurs. C’est avant tout l’utilité du texte qui est mise en avant, au détriment de certains critères propres à l’activité de critique, comme on peut le voir dans cet extrait du compte rendu de De l’Education Civile de Garnier, publié dans le Journal des Dames : Je m’arrêterai peu sur la forme & le style de ce Livre estimable, & je m’attacherai davantage à en suivre le fonds & les idées. Dans un sujet aussi intéressant pour le Public, il ne s’agit pas de montrer quelle est la production la plus brillante ; il s’agit de savoir quelle est la plus utile . Sautereau, dans une lettre à Mme de Maisonneuve, annonce en quelques lignes les raisons qui l’ont poussé à rédiger ce compte rendu : il insiste sur l’utilité de l’ouvrage qui prime sur le style, ce qui l’amène à opérer la distinction entre la critique des textes utiles pour le public et celle des « productions brillantes ». De cette façon, il justifie son approche fondée uniquement sur les idées de Garnier sur l’éducation sans s’intéresser à la qualité de son expression. Là encore, c’est l’utilité de l’ouvrage qui conduit Sautereau à mentionner le public dans son compte rendu afin de mieux l’intégrer.
De l’histoire
Les livres d’histoire, quant à eux, figurent en très grand nombre dans les journaux littéraires. Ils font l’objet de plus de comptes rendus que les recueils de poésie, et se trouvent dans les mêmes proportions que les romans et les pièces de théâtre. Cela s’explique bien sûr par le genre, qui appartient de plein droit à la catégorie des BellesLettres. Cet engouement signale l’intérêt des rédacteurs, et de leurs lecteurs, pour la compréhension des mœurs des sociétés. Lorsque Fréron publie un article sur l’Histoire Littéraire des Femmes Françaises, ou Lettres Historiques & Critiques contenant un précis de la vie, & une analyse raisonnée des ouvrages des Femmes qui se sont distinguées dans la Littérature Française : par une Société de Gens de Lettres, il aborde aussi bien la littérature de chaque époque en France que la biographie des personnes concernées. Or, l’ouvrage parle aussi bien de femmes inconnues que de Marguerite de Valois, de Melle de Scudéry, de Ninon Lenclos, de Mmes de Sévigné, de la Fayette, des Houlières, de Maintenon, de Villedieu, de Lambert, de « la mystique madame Guyon », de Mme d’Aulnoy jusqu’à Mme de Beaumont et Mme Riccoboni en passant par Mme de Tencin, Mme de Graffigny ou encore Mme Dacier. Tous ces noms sont très célèbres et plongent le lecteur dans un contexte historique, politique, culturel et littéraire spécifique. En effet, alors qu’il s’agit bien d’une histoire littéraire, Fréron insiste, dans son compte rendu, sur la nécessité qu’il y a à « apprécier les talents de chaque femme d’après son siècle, son éducation, son état, sa fortune, son âge, &c., &c. ». Il établit un lien fort entre la compréhension du texte littéraire de l’auteur et son contexte de vie, à la fois social et biographique404. Il déplore la mauvaise réalisation de l’ouvrage qui ne rend pas justice, alors que tel était son objectif, à ces femmes de lettres : C’est une très bonne idée, Monsieur, que d’avoir imaginé de nous faire connaître dans un écrit à part les Françaises qui se sont fait un nom sur notre Parnasse. C’est dommage que l’exécution de ce travail ait été confiée à des mains inhabiles & pesantes. […]Tous les matériaux sont rassemblés par le Compilateur de cette Histoire Littéraire ; il s’agit de les mettre en ordre ; de supprimer ces mortelles analyses d’ouvrages ou qu’on ne lit plus ou qu’on lit encore tous les jours ; de se borner à les indiquer ; de donner l’exclusion à la foule des femmes obscures & médiocres ; de ne pas croire qu’elles sont illustres parce qu’elles auront fait quelques bouts de mauvais vers ou quelques misérables Romans ; de n’extraire que les morceaux de prose & de poésie qui ne sont pas connus & qui sont dignes de l’être ; d’exercer sur toutes ces productions une critique fine & délicate, d’apprécier les talents de chaque femme d’après son siècle, son éducation, son état, sa fortune, son âge, ses penchants ; d’écrire avec précision, avec élégance, avec saillie, &c, &c405 . Le rédacteur de l’Année littéraire s’appuie sur l’ouvrage qui vient d’être publié pour donner l’idée d’un second ouvrage, dont l’objectif serait identique, mais la réalisation mieux faite. Selon, lui, l’abondance du contenu nuit à sa qualité : Fréron reproche aux auteurs de ne pas avoir suffisamment sélectionné les femmes qu’il fallait conserver. Il valorise le fait de diffuser des extraits peu connus et s’attarde sur la nécessité d’informer le lecteur de la vie de ces femmes. Il rattache la réalité historique à l’histoire de la littérature, ce qui signale sa conception historiciste de la littérature comme miroir de la société dans laquelle elle est produite. Les comptes rendus estiment le savoir de l’auteur, et son intelligence, à la lumière de son usage des œuvres antérieures publiées sur le même sujet. Si l’auteur n’a pas su profiter ou s’inspirer des histoires déjà diffusées dans le monde, il est d’ores et déjà disqualifié par les rédacteurs, qui montrent leur bonne connaissance du sujet puisqu’ils sont capables de citer une tradition, un ouvrage modèle qui aurait pu être utile à l’entreprise d’un jeune auteur. Dans son compte rendu sur l’histoire du Portugal, Prévost valorise l’auteur, qui a su utiliser les œuvres précédentes pour fortifier et améliorer son travail : L’auteur de la nouvelle Histoire de Portugal a cet avantage, qu’étant entré dans une carrière déjà ouverte, & trouvant sa route marquée par les traces de plusieurs Ecrivains célèbres qu’il fait profession de prendre pour ses guides, il a pu profiter également de leurs perfections & de leurs défauts. Il y a peu d’écueils qu’il ne soit aisé d’éviter lorsqu’on est averti par l’exemple ; & s’il est question de bien faire, on doit sans doute surpasser ses modèles lorsqu’on emprunte d’eux tout ce qu’ils ont d’estimable, puisque le moindre degré de bien qu’on y puisse ajouter doit servir infailliblement à composer un tout plus parfait. M. de la Clede s’est efforcé de tendre, à la perfection par ces deux voies ; & pour montrer qu’il ne les a point suivies sans discernement, il a joint à sa Préface la Critique des principaux Historiens Portugais406 .