L’ethnocentrisme intellectuel
Outre le facteur idéologique, toute la construction de la culture populaire, de la culture de l’Autre, au sein des premiers films du cinéma novo peut être considérée comme l’expression d’un certain ethnocentrisme des intellectuels qui ont jugé la culture populaire à partir des données de sa propre culture, sans, dans un premier temps, aucun souci de relativisation. Avant de poursuivre, essayons d’expliquer ce que nous entendons par relativisation. Dans leur livre intitulé Le savant et le populaire, Claude Grignon et Jean-Claude Passeron attirent l’attention sur la difficulté de parler de relativisme culturel lorsqu’il s’agirait de comparer des cultures différentes d’une même société, notamment quand il s’agit de la culture des groupes dominés. Dans ce cas, il y aurait deux façons d’analyser la culture populaire. Soit nous la considérons comme une culture autonome à part entière avec ses propres « systèmes symboliques » en ignorant sa possible interaction avec l’univers 1033 environnant, soit nous ignorons la supposition d’autonomie et l’analysons comme partie d’un processus de circularité et de dépendance où les rapports culturels sont perçus comme le produit inéluctable d’une domination sociale. Les auteurs arguent qu’en raison du fait que la culture populaire, culture dominée, est mélangée et subit beaucoup l’influence de la culture dite d’élite, culture dominante, il est difficile de ne pas juger la culture de l’Autre (pleine d’influences et de marques de « ma» culture) à partir de ma propre culture. Les auteurs soulignent que l’impartialité, le supposé relativisme culturel, ne serait possible, ou moins problématique, que si la culture analysée était totalement pure et différente de la culture de l’analyste, ce qui configurerait un rapport « d’interaction inégale» nous permettant de tracer un « en-deçà de la domination » qui permettrait de vérifier le degré d’acculturation d’une culture 1034 déterminée. Et uniquement dans ce cas pourrions-nous considérer une analyse culturelle de l’altérité réalisée à partir de ses propres catégories comme étant de l’ethnocentrisme, voire du racisme. Cette définition des sociologues français qui nie l’idée d’autonomie des cultures populaires pose quelques problèmes d’ordre empirique. Premièrement, le fait que la culture de l’Autre contienne certains aspects et influences de ma culture ne la rend pas égale à la mienne à tel point que je puisse utiliser cette dernière comme référentiel analytique. La culture de l’Autre est, dans le pire des cas, un mélange de ma culture avec les aspects authentiques de sa propre culture (ou même d’une troisième). Une authenticité qui passe, parfois, par la manière, par la façon même dont les éléments de ma culture sont récupérés et incorporés par la culture de l’Autre, puisque ces éléments sont très rarement d’ordre mimétique. Ce qui fait en sorte que la nouvelle culture ne soit pas l’une ou l’autre, mais un ensemble nouveau constitué par un mélange de l’une et de l’autre, comme c’est d’ailleurs le cas de la culture populaire brésilienne. Dans la pratique, les analyses de la culture populaire se révèlent souvent problématiques parce que parfois, dans l’envie de définir une altérité pour mieux la refuser ensuite, l’analyste finit par la construire comme quelque chose de monolithique, de traditionnel et de retardé qui serait, pour cette raison et contrairement à ce qui est présumé par les deux auteurs, complètement différent de sa propre culture, laquelle serait plus moderne (voire plus corrompue). C’est exactement le cas de la construction du populaire par les intellectuels brésiliens de gauche du début des années 1960, particulièrement, ce que nous intéresse ici, par les cinémanovistes, qui la considéraient comme authentique, mas prélogique, primitive. Afin de mieux baliser les différences et justifier la supposition d’archaïsme, les jeunes cinéastes n’ont pas hésité à transformer la culture populaire en folklore, symbole majeur de traditionalisme. Donc, comme nous ne croyons pas aux déterminismes économicistes qui subordonnent le culturel au social, ni à la théorie qui en découle et qui considère la culture populaire comme le reflet direct de la culture dominante, nous estimons, étant donné notre ferme croyance dans une relation de circularité réciproque et non hiérarchisée entre les cultures, qu’analyser la culture populaire avec la culture hégémonique comme paradigme entraîne inévitablement un certain ethnocentrisme. Une culture (une chose) n’est supérieure ou inférieure qu’à partir du moment où nous établissons un paradigme. Nous pensons aussi, malgré le sentiment de conformisme qu’il peut parfois imprimer aux analyses, que le relativisme culturel, dans sa manière d’éviter les hiérarchisations entre les cultures, est la meilleure manière de comparer deux formes d’expressions culturelles différentes sans encourir le risque de valorisation d’ordre ethnocentrique.
Archaïque versus moderne
L’une des principales caractéristiques du Brésil des années 1950 et 1960 était la vision dualiste du pays qui le divisait en dichotomies opposées et inconciliables du genre féodal/capitaliste, sous développé/développé, industriel/non-industriel, rural/urbain et archaïque/moderne, entre autres, qui étaient diffusées, notamment, par les théories cepalistas . Ce dualisme, qui apparaît très 1042 clairement dans la plupart des films de la première phase du cinéma novo, serait potentialisé à partir du Tropicalisme qui inaugure une nouvelle ère où les pôles autrefois considérés comme antinomiques sont établis comme simples juxtapositions d’un même et unique Brésil avec toutes ses contradictions. Le mouvement récupère et valorise ce qui était autrefois jugé primitif. Dans le cinéma novo de la première phase, l’opposition dualiste se faisait entre le rural et l’urbain, et l’archaïque et le moderne avec cette dernière opposition définissant non seulement les différences opposant la campagne à la ville mais aussi le populaire à l’érudit. Il est important de noter qu’au Brésil, depuis toujours, les expressions de la culture populaire, même après le modernisme qui a su les mettre en valeur, ont souvent été considérées comme archaïques et non civilisées comparativement à la culture érudite venue d’Europe. A Rio de Janeiro, depuis l’aube du XXème siècle, l’envie de modernisation de la ville passait non seulement par un changement radical de son centre ville, mais surtout par un processus d’hygiénisation qui devait détruire toutes les habitations des pauvres afin de les expulser de la région qui devait se civiliser et ainsi se rapprocher esthétiquement des principales villes d’Europe. Ensemble avec les pauvres, on devait aussi virer du centre toutes les expressions de la culture populaire – considérée comme une culture retardée, vulgaire et ignorante – qui n’aurait plus droit de cité dans un pays moderne et tourné vers la culture européenne . Les formes plus résistantes 1043 devraient, dans le meilleur des cas, passer par un processus d’européanisation. Cette opposition entre un Brésil rural et archaïque, associé à la tradition et aux mysticismes de la culture populaire, en opposition à un autre Brésil moderne et éclairé, associé à la culture hégémonique, apparaît de manière transparente dans les films Barravento, Os Fuzis et Deus e o diabo na terra do sol, où les personnages principaux sont rationalistes, viennent de la ville ou envisagent d’y aller. Il y a dans ces films une véritable apologie des villes comme le berceau des personnes éclairées et de la modernité, en opposition au primitivisme et à l’ignorance du monde rural. Mais pourquoi les cinéastes ont-ils choisi de situer la diégèse de leurs films à la campagne ? Plusieurs hypothèses sont possibles. Nous pensons que cela est notamment dû à l’influence des communistes (à leur idée d’une révolution par étapes qui leur faisait croire que le Brésil était encore à la phase féodale, ce qui rangeait les propriétaires terriens du côté de leurs principaux ennemis, à leur modernisme qui s’opposait à n’importe quelle forme de passéisme), mais aussi à l’influence du roman régionaliste des années 1930 et de ses critiques du monde rural brésilien. Comme nous l’avons vu, les grands propriétaires terriens étaient, à coté des impérialistes yankees, les grands ennemis des communistes parce qu’ils étaient considérés comme des alliés des impérialistes et le principal obstacle au projet de développement nationaliste de la gauche. Ainsi, l’idée de situer l’histoire des films dans l’intérieur du pays n’avait rien ou très peu d’une quête d’authenticité, dans le sens d’une tradition pas encore corrompue par la modernité, comme cela a parfois été relayé dans la presse, notamment la presse internationale, ainsi que dans la plupart des recherches sur le cinéma novo. Le Nordeste a été choisi pour son sous-développement, ses contradictions et ses aspects populaires et archaïsants qui le transformait en une espèce de microcosme de la souffrance des Brésiliens pauvres, ainsi que de tous les pauvres du Tiers Monde. Il s’agissait, tout en cherchant une identité pour le cinéma brésilien fondée sur la représentation critique du populaire-national, de dénoncer le modèle de société rurale, traditionaliste et retardée car entièrement appuyée sur le pouvoir à la fois paternaliste, dictatorial et exploiteur des »colonels » et de leurs hommes de main. Un modèle considéré, à juste titre, comme le symbole majeur de la forme de société conservatrice, passéiste et précapitaliste dont la culture, tout aussi archaïque, puisque fondée sur l’oralité des mythes populaires et l’omniprésence du mysticisme, s’opposerait à l’idéal de modernité et de rationalité voulu par certains intellectuels de l’époque. Ces derniers cherchaient à instaurer une « société de philosophes», dans le sens platonicien, où l’intellectuel serait une espèce de précepteur et de gourou politique qui conduirait le peuple, à partir de l’éveil de sa conscience critique et politique, à faire la révolution bourgeoise (avec l’aide de la bourgeoisie nationaliste et urbaine) qui précéderait de peu la révolution socialiste. Une révolution qui serait aussi culturelle dans la mesure où elle éliminerait tous les mythes et toutes les formes de mysticisme aliénants.