Le cinéma novo et l’invention de la tradition
Cette citation d’Ismail Xavier nous donne une idée précise de la forme de ce qu’a été le cinéma novo, qui prônait l’existence d’un cinéma moderne, indépendant et d’auteur avec une production et un langage simples. Mais qu’en est-il du contenu de ses films et de l’histoire du mouvement ? Dans cette première partie du chapitre, nous analyserons l’histoire du mouvement et le type de cinéma que nous pensons qu’il constituait. Dans la deuxième partie, nous analyserons les films à partir des préambules que nous aurons formulés dans cette première partie. Mais avant de plonger dans l’analyse du mouvement, essayons d’abord de vérifier quelques points de la genèse du mouvement.
Humberto Mauro : la thèse
Selon Eric Hobsbawn, la tradition inventée concernerait le groupe de pratiques rituelle ou symbolique qui, implicitement ou ouvertement acceptées, vise « à inculquer certaines valeurs et normes de comportement à travers la répétition, ce qui implique une continuité par rapport au passé554» ; un passé qui, selon lui, soit approprié à leurs pratiques. La tradition servirait donc à créer des liens identitaires d’appartenance et de différenciation. Et pour les cinémanovistes, qui considéraient que le cinéma brésilien commençait avec eux, il fallait créer cette affiliation avec le passé, étant donné qu’ils ne reconnaissaient pas la légitimité du cinéma du contemporain. Ils ont trouvé leur modèle dans le cinéma de Humberto Mauro et dans le film Limite, de Mário Peixoto, leurs antipodes. Deux réalisateurs qu’ils ne connaissaient pas vraiment. Limite était un film rare et très peu vu, qu’ils connaissaient par ouï-dire, par les commentaires de critiques qui l’avaient vu. Mauro était méconnu ou peu connu et rares étaient ceux, comme Glauber Rocha et Gustavo Dahl, qui apparemment connaissaient vraiment son œuvre au début du mouvement. De Mauro, les cinémanovistes aimaient l’appel au nationalisme thématique de ses documentaires, mais aussi le fait qu’il réalisait ses films dans un système de production très précaire, presque indépendant, avec peu d’argent. Ce système de production lui assurait aussi une certaine autonomie dans son œuvre, faisant de lui un »auteur » de cinéma. Quant au film de Mário Peixoto, il était tout ce qu’ils ne voulaient pas pour le cinéma brésilien. Mis à part la belle photographie d’Edgar Brazil et une certaine modernité avant-gardiste du film, il était le véritable contre-exemple. En 1961, Glauber Rocha a écrit un article sur Humberto Mauro. Cet article sera plus tard transformé dans le premier chapitre de son premier livre Revisão crítica do cinema brasileiro, publié en 1963 (le livre où les bases de la tradition du cinéma novo sont affirmées). Dans ce chapitre, Glauber Rocha fait une apologie de l’importance cinématographique des années 1930 en faisant un petit tour d’horizon du cinéma dans le monde. Des allemands émigrés aux Etats-Unis (Fritz Lang et Josef von Sternberg), à l’émergence des premiers grands noms du cinéma américain (William Wyler, Frank Capra, Fritz Lang, John Ford, King Vidor…), en passant par la France (René Clair, Jean Renoir, Julien Duvivier, Marcel Carné, Marcel Pagnol, Jean Vigo…), l’Angleterre (Alberto Cavalcanti et Robert Grierson) et les Pays-Bas (Joris Ivens). Tout cela pour conclure que la véritable importance des années 1930 pour l’histoire du cinéma novo se devait notamment « au fait d’être l’époque de Jean Vigo, Robert Flaherty et Humberto Mauro555 ». Glauber se penche surtout sur l’analyse de Ganga Bruta, réalisé en 1933 et considéré comme l’un des plus grands films brésiliens de tous les temps. Afin de mieux justifier sa tradition, Glauber tente de trouver les sources de la modernité de Mauro dans des films, genres ou réalisateurs qui ont eu une influence directe ou indirecte sur le cinéma novo. Ainsi, en même temps que le film renvoyait au cinéma poétique de Jean Vigo, il était totalement connecté au Brésil par sa thématique brésilienne, sans que cela atténue son universalisme. Tandis que le cinéma français se laissait influencer par les documentaires anglais, le cinéma américain et le cinéma allemand, Humberto Mauro, sans accès aux cinémathèques et aux livres théoriques, en comptant sur les renseignements limités qu’il pouvait avoir sur Griffith, Vidor ou Ford, se contentait de représenter les paysages de Minas Gerais, son état natal. L’envie de valoriser un lieu universel, qui sera l’une des caractéristiques du cinéma novo, y est bien claire et se confirme quand Rocha affirme que, avec Ganga Bruta, Humberto Mauro « réalise une anthologie qui paraît embrasser le meilleur impressionnisme de [Jean] Renoir, l’audace de Griffith, la force d’Eisenstein, l’humour de Chaplin, la composition d’ombre de Murnau – mais surtout l’absolue simplicité, l’aigu sens de l’homme et du paysage…556 » Pour le jeune cinéaste, la méconnaissance de l’œuvre de Mauro s’expliquait par la fragmentation de l’évolution du cinéma brésilien, mais aussi par sa structure primaire et par l’admiration qu’il considérait excessive pour Limite, ce qui constituait « le seul grand crime que le pays ait commis contre Mauro». Valorisant la thématique et la forme de production simple mais universelle des films de Mauro, Rocha soulignait qu’il ne faisait aucun doute que les jeunes cinémanovistes devaient « étudier Mauro et dans ce processus repenser le cinéma brésilien, non en formules industrielles, mais en termes de films se voulant l’expression de l’homme». En outre, il leur fallait transformer le modèle de production de Mauro en celui du cinéma novo qui consistait à établir un cinéma non commercial qui « naît avec une autre langage, parce qu’il naît d’une crise économique – en se rebellant contre le capitalisme cinématographique, [l’une] des formes les plus violentes d’extermination d’idées557 ».
Limite : l’antithèse
Dans son deuxième chapitre, Rocha confirme les idéaux du cinéma novo trouvés dans le cinéma de Mauro à travers la négation du film Limite. Une négation dubitative, hésitante, car le cinéaste n’avait pas encore vu le film qui, en plus, était très admiré par des critiques qu’il appréciait. Il ne l’avait pas encore visionné et ne savait pas si cela serait possible un jour, car le film était « un événement tragique dans l’histoire du cinéma brésilien» avec des « conséquences stérilisantes» pour Mário Peixoto lui-même, qui n’avait jamais réussi à tourner un deuxième film, mais aussi pour le cinéma brésilien tout entier. Pour Glauber Rocha, Mário Peixoto était « un intimiste, un mystique peut-être, un homme tourné vers son monde intérieur, entièrement éloigné de la réalité et de l’histoire. Surtout un esthète hermétique ; un reste d’aristocratie marquée par le bon goût561». Il est curieux de noter que certains de ces adjectifs qu’il applique ici au réalisateur de Limite lui seraient attribués un peu plus tard. Rocha publie une longue et minutieuse critique du film, écrite en 1931 au moment de sa sortie par Octávio de Faria (un intellectuel aristocratique et conservateur, l’un des fondateurs du Chaplin Club (un club de cinéma), très proche de Paulo César Saraceni – sur qui il a eu une certaine influence intellectuelle), qui, malgré son acclamation du film, va plutôt dans le sens défendu par Rocha. Même en étant très dithyrambique envers le film, cette critique pointe certains détails qui s’opposent aux idéaux cinématographiques du cinéma novo. Pour Octávio de Faria, outre l’absence de personnages et de thématiques nationales, Limite « est un film d’images, sans préoccupations sociales. [Il] n’expose pas, n’attaque pas, ne défend pas. [Il] montre seulement, met en rapport des choses sur le plan esthétique, synthétise des émotions. [Il] laisse le spectateur ‘sentir’ autant qu’il veut l’excès de contenu de chaque scène. [Il] n’est pas une œuvre de penseur, mais d’artiste562 ». (C’est nous qui soulignons). Le critique, qui était un admirateur du cinéma muet et croyait que le parlant entraînerait la mort du cinéma, terminait en affirmant, de manière grandiloquente, que « Limite n’était pas un film national qui doit être vu. [C’] est un grand film qui mérite d’être étudié pour les diverses questions de ‘cinéma’ qu’il suscite563 ». Après tout cela, il paraissait évident que Limite ne servait pas à la tradition cinémanoviste. Plus tard, après avoir eu l’occasion de voir le film, les cinémanovistes auront une grande admiration pour la belle photographie d’Edgar Brazil et pour le travail d’auteur de Mário Peixoto. Mais à l’époque, les jeunes révolutionnaires pensaient que «Dans le processus dialectique de la praxis révolutionnaire, Limite, et l’évidente position de classe qu’il représente, est une contradiction historiquement surmontée […] il est le remplacement d’une vérité par une expérience intérieure ; une expérience formalisée, socialement mensongère ; sa morale, comme le thème, est une limite564». (C’est l’auteur qui souligne).