L’ORGANISATION DES RESPONSABILITÉS NÉCESSITÉS ET FAIBLESSES

L’ORGANISATION DES RESPONSABILITÉS
NÉCESSITÉS ET FAIBLESSES

Deux questions importantes se posent sur le système de gouvernance développé par l’Espagne à Manille et Acapulco, les deux pôles de la ligne transpacifique: l’un des deux ports jouissait-il d’une sorte de primauté sur l’autre, et comment les actions de l’un se répercutaient elles sur le second? Pour apporter des éléments de réponse, il est avant tout nécessaire de rappeler les motifs et les priorités de la Couronne, et ensuite examiner comment se passait réellement le transport à bord du galion et quelle était l’organisation du commerce tant à Manille qu’à Acapulco. Ceci nous fournira des éléments pragmatiques sur l’application faite des ordres Royaux originaux qui de fait furent largement modifiés. Pour essayer d’expliquer ce système de gouvernance qui créa la relation si particulière que la Couronne eut avec sa colonie la plus éloignée de las Indias et d’Espagne au XVIIème siècle, nous avons développé ce schéma qui, nous l’espérons, devrait permettre de comprendre les connexions et inter dépendances qui s’installèrent à la fois entre l’Espagne et Manille, entre la Nouvelle Espagne, Manille et Acapulco, et d’une manière indirecte entre Manille, le Pérou et Acapulco, tous réunis par le galion, vecteur unique qui acheminait les nouvelles, les produits du commerce avec la Chine, et l’aide nécessaire au soutien des Philippines. Il faut prendre en compte les buts principaux que la couronne espagnole se fixa et qui l’ancrèrent contre vents et marées aux Philippines, colonie si lointaine. Derrière le désir déçu du contrôle des épices et de la conquête de la Chine, l’unique justification de la présence de l’Espagne aux Philippines résida dans l’expansion de la Foi catholique; à ce motif, elle réussit à posséder cette colonie située au cœur de l’Extrême Orient, et il lui fut possible de maintenir le marché et de profiter du commerce qui durant des siècles avait été piloté par les arabes, les Italiens, et disputé par les Portugais: finalement, l’Espagne l’avait entre ses mains. Les Philippines, en sus des possessions en Amérique, apportèrent à l’Empire espagnol la reconnaissance des pays européens et lui procurèrent les moyens pour obtenir la suprématie en Europe, ce qui la força à entrer dans des conflits importants qui malgré tout ne purent l’empêcher de poursuivre son action dans les Îles; le leadership et le commerce faisaient ainsi partie de ses objectifs. Trouver une route plus courte vers les Philippines à partir de la Nouvelle Espagne et chercher la tornavuelta influèrent considérablement sur le comportement de la Couronne, puisque, une fois la colonie établie, le Roi délégua à la Nouvelle Espagne la responsabilité politique, administrative et économique des Philippines. Ces Îles étant sujettes de la Nouvelle Espagne, il serait normal de penser que la relation demeurerait entre le Vice-Roi et le Gouverneur de cette Capitainerie Générale.Néanmoins, l’importance, stratégique pour l’Espagne, de cette possession en Extrême-Orient conduisit à ce que le gouverneur s’entende en réalité directement avec le Supremo Consejo de Indias et le Roi, qui de son côté était toujours au courant de ce qui se passait aux Îles, et trouvait que de toutes ses possessions, celle-ci était la plus précieuse. Depuis ses débuts, le commerce du galion de Manille fut un succès. Approvisionner des articles de luxe à prix plus bas que ceux qui étaient distribués à toute l’Amérique espagnole par le monopole des commerçants espagnols, ouvrit une nouvelle voie de commerce, de concurrence, qui arriva au moment du réarrangement interne des colonies américaines. Dans le cas de la Nouvelle Espagne, les problèmes de main d’œuvre causés par la diminution de population indigène avaient poussé les Novohispanos, Espagnols et créoles, à améliorer leur autosuffisance. En gardant entre leurs mains l’exploitation de leurs ressources, ils diversifièrent leur économie, améliorèrent la productivité, les capitaux furent investis dans la Nouvelle Espagne, et on fit moins de cas aux demandes de la métropole576 . Quand la Péninsule vit son commerce diminuer, elle essaya de résoudre les problèmes de concurrence par un recours à la Couronne et en utilisant des arguments comme ceux de la soie et de la fuite de l’argent; pendant ce temps-là, au Nouveau Monde, on initiait de nouvelles façons modernes pour faire du commerce avec le galion de Manille. Aux Philippines, la Couronne avait apparemment implanté un système de gouvernance identique, s’appuyant sur un schéma similaire d’ordre hiérarchique, qui lui permettait, avec les Leyes de Indias, de conserver le monopole et d’être le centre de ses colonies. Roi, Vice-Roi, gouverneur furent les niveaux de pouvoir et de commandement qui lui permirent de gouverner à distance, de conserver le contrôle politique et de limiter le pouvoir des fonctionnaires. Mais pour les Philippines, l’éloignement, l’urgence des problèmes et l’importance donnée à cette colonie purent être quelques-unes des causes qui menèrent le Roi à déroger à sa propre formulation d’organisation. En passant par-dessus la hiérarchie et en donnant une sorte de préférence à la relation avec le gouverneur, le pouvoir central diminuait celui du Vice-Roi et augmentait la possibilité de ne pas appliquer ses ordres. Le Roi, responsable, ne pouvait certainement pas se faire comprendre ni obéir par un subordonné direct comme le Vice-Roi. Les motifs et les priorités qui conduisirent la Couronne à développer l’organisation qu’elle implanta entre Manille et Acapulco la menèrent à édicter les Leyes de la navegación y comercio de las Islas Filipinas, China, Nueva España y Perú: nées de l’expérience mais conçues d’un point de vue européen, elles essayaient en théorie d’établir un ordre systématique et rationnel, hautement protectionniste. Mais dans l’équilibre proposé, les réalités et les intérêts propres de la Nouvelle Espagne, des Philippines et du Pérou n’étaient pas prises en compte. Gouverner ainsi eut son prix: en rapprochant les deux niveaux de responsabilités, on donnait au gouverneur une plus grande liberté d’action par rapport au Vice-Roi, lui permettant de concentrer son attention sur les difficultés financières de l’Archipel et sur les problèmes et calamités qui frappèrent les Îles durant tout le siècle. Mais en même temps, il disposait de la possibilité d’interpréter la loi dans son sens, prenant des décisions favorables à Manille quand il s’agissait d’organiser l’embarquement de la cargaison à bord du galion, sans penser aux conséquences: à l’arrivée à Acapulco, ces décisions entraînaient un grand désordre, car elles ne respectaient pas l’application faite à Acapulco de la permission. Le Roi tenait un double discours: apparemment, il comprenait les problèmes de Manille, mais il utilisait le Vice-Roi pour faire appliquer les lois. Pour régler ses conflits européens, il le poussait à augmenter les impôts; ainsi, par l’intermédiaire du Castellano et des Officiers Royaux d’Acapulco, des restrictions étaient vigoureusement imposées, ce qui ne se faisait pas sur l’Atlantique. Les irrégularités de ce commerce n’étaient ni extraordinaires ni différentes de ce qui se passait dans la flotte de la Carrera de Indias577 , mais la politique royale de différenciation entre les vassaux de la Péninsule et ceux des Philippines ou des possessions américaines entraîna le mécontentement de ces derniers. Le galion portait en lui-même la réalité de Manille qui chiffrait ses espérances dans le chargement qui se vendrait à la foire; à l’arrivée à Acapulco, celle-ci s’affrontait aux vérités des Novohispanos et des Péruviens. On pourrait croire que les intérêts des trois groupes étaient distincts, mais en fait, ils étaient les mêmes: investir son patrimoine, gagner, réinvestir aux mêmes endroits; leurs raisonnements et leurs attitudes étaient homogènes et caractéristiques de ce siècle du Barrocco.

Les marins, navigants et commerçants sur la route transpacifique

Dans une première partie, on a expliqué l’influence que Manille eut sur le développement du port d’Acapulco, et au fur et à mesure de la présentation de ces différents points, il fut nécessaire de parler du galion de Manille. Nous avons pu ainsi clairement sentir l’étroite relation du port et de la ville d’Acapulco avec le bateau, lien qui unissait aussi fortement Manille et Acapulco. Ainsi, lorsque nous avons parlé de l’administration et des lois qui règlementaient le trafic, nous avons indiqué comment celles-ci régulaient la taille et le nombre de bâtiments qui devaient faire le voyage; nous avons développé le même sujet quand nous avons expliqué la relation entre les deux ports nécessaire à la construction du bateau dans les arsenaux des Philippines, et avons montré que la ville de Manille avait adapté ces lois selon ses besoins. Pour exposer les motifs qui amenèrent à la création de l’hôpital d’Acapulco, une fois encore nous rencontrâmes la nécessité d’exposer la question des dates de départ du galion, tant à partir de Manille que d’Acapulco, en raison des difficultés qu’il pouvait rencontrer durant le voyage et qui se répercutaient sur les personnes, sur le navire, et finalement sur l’Archipel: les conditions climatiques, l’expérience et la difficulté pour conserver le rythme obligèrent Manille à imposer les dates du voyage. La Santa Potenciana, la Nuestra Señora del Rosario, le Espíritu Santo, le San Antonio de Padua, le Santo Niño, le San Joseph, le Santo Cristo de Burgos, le San Francisco Javier578 , firent ce voyage. Durant tout le XVIIème siècle, tous les navires eurent des noms de saints: suivant la coutume espagnole, les galions, comme les villes, se mettaient sous la tutelle et la protection divine579, ce qui montre bien la difficulté et les risques de cette dangereuse route de navigation, la plus longue de l’époque. Dans cette seconde partie, nous verrons le galion de Manille sous un autre angle: nous traiterons des exigences que ce bateau, moyen de survie des Philippines, union avec l’Empire espagnol par l’intermédiaire de la Nouvelle Espagne et d’Acapulco, devait suivre quand il se trouvait en mer, durant le trajet aller comme au retour, et des hommes qui menèrent à bien cette navigation transpacifique, apprise et dominée grâce à d’énormes efforts et de nombreuses larmes durant tout le XVIIème siècle, ce qui nous amènera à découvrir les raisons des exigences liées à l’utilisation du galion qui se répercutèrent sur Manille tout comme sur Acapulco