Émile, langage corporel expressif et dévalorisation des langues familiales à la maison
Émile est un garçon plein de vie qui aime passer son temps avec les pairs et s’amuser à travers des jeux en interaction avec les filles de sa classe. Son père est venu de Congo en France après ses études de baccalauréat, et s’est marié plus tard avec une femme dont la famille vit en France depuis longtemps, eux aussi originaires de Congo. Avec son frère jumeau, qui est dans une autre classe, et sa sœur aînée, ils fréquentent la même école du quartier. Nina, William et Paul intègrent ce portrait, qui a comme enfant central Émile. Ils ont été sélectionnés par rapport à leur communication à travers le corps, plus expressive par rapport aux autres enfants cible. Tous font partie des familles originaires des ex-colonies françaises – Congo, Sénégal, Côte d’Ivoire, et parlent principalement le français dans le milieu domestique. L e corps et les pratiques ludiques pendant les moments libres à l’école – la danse et les jeux entre pairs À l’âge à laquelle les enfants sont inscrits en école maternelle – 3 ans pour la plupart d’entre eux – la communication non verbale occupe encore une place essentielle dans les interactions avec les adultes et avec les pairs. Émile est un enfant actif du point de vue physique, il bouge beaucoup au long de ses journées en école maternelle. Les observations vidéo montrent qu’il communique beaucoup à travers le langage corporel. Par exemple, il utilise la communication non verbale comme stratégie pour attirer l’attention d’un petit groupe de camarades afin de les intégrer dans son jeu : Proches d’une clôture de l’école, une des filles voit sa mère passer au loin. Elle s’approche de la clôture, Émile et deux autres filles la rejoignent. Le garçon profite de la situation pour commencer son jeu. Il tape gentiment les filles une à la fois avant de s’éloigner un peu et il rit de toutes ses dentes, tout en faisant des mouvements avec son corps, en balançant ses bras et en faisant des petits sauts. Une de filles le suit et un jeu du chat et de la souris se déclenche entre les deux. Il reste près du groupe et une deuxième fille se rejoint à la course. Le jeu ainsi commencé, les filles intégrées dans l’activité initiée par Émile, il s’éloigne de la clôture et gagne l’espace de la cour de récréation en courant, les filles le suivant. Seule Nina, la fille qui regardait sa mère, est restée collée à la clôture. (Observation vidéo, petite section).Outre une expression de ses besoins ou émotions immédiats à travers des mouvements de corps, il exprime sa passion pour la musique dans des danses accompagnées par des chansons. Ces moments filmés pendant la récréation montrent une circulation des pratiques initiées dans le cadre domestiques et pratiquées à l’école pendant des moments de jeu libre : L’action se passe dans la salle d’eau où Émile se trouve avec deux filles de sa classe pour boire de l’eau. Le garçon, comme dans le jeu du chat, prends l’initiative et engage les filles dans ses pratiques musicales. Il chantonne et fait des sauts, des rotations du corps tout en se déplaçant. Tous sortent de la salle d’eau pour aller dans la cour de récréation et continuent leur danse. Les filles bougent, mais les mouvements d’Émile sont beaucoup plus énergiques. Nina, une de ces deux filles, prend un micro imaginaire et chante, la cour de récréation se transforme en scène et les trois enfants performent leur activité artistique ad-hoc. (Observation vidéo, petite section) Le chant d’Émile est constitué des « oh-oh-oh » et des « a-a-a », et il semble suivre une certaine musicalité faisant partie d’un répertoire de chansons acquis en dehors du milieu scolaire. Plus tard, l’autre fille du trio propose une chanson apprise à l’école, et avec Nina elles la chantent. Émile ne rejoint pas cette proposition et essaye même d’empêcher ses camarades de continuer leur chant. Le mélange des pratiques musicales n’est pas à son goût, il préfère garder ce moment libre pour « sa musique ». Le père confirmera pendant l’entretien que son fils pratique la danse et le chant à la maison. Outre les activités de jeu libre, Émile, comme les autres enfants constituant ce portrait, sont des enfants qui bougent, qui utilisent leur corps d’une manière plus expressive que d’autres. Des études montrent des différences culturelles en fonction des traditions concernant le corps de l’enfant. Par exemple, Bril (1997), en partant des études comparatives auprès des enfants africains, asiatiques et européens, montre comment le développement moteur est culturellement situé. Les enfants apprennent à marcher vers 8 mois en Afrique et vers 12 mois en Europe – avec ces exemples l’auteure souligne que les normes de développement de l’enfant promues dans les cultures européennes et américaines ne sont pas valable partout dans le monde (Bril, 2000). Cette avance posturo-motrice de l’enfant est expliqué en partie par un rapport au corps qui est en proximité de sa mère davantage que dans d’autres contextes culturels (stimulations tactile fréquentes, portage au dos, pratiques de co-dodo, moins de vêtements qui pourraient gêner leurs mouvements), mais aussi par les conceptions des adultes concernant les capacités motrices de l’enfant. Les pratiques corporelles des contextes africains sont directement liées aux approches éducatives, comme c’est le cas de l’apprentissage de la propreté (Bril, 1997). Les pratiques de puériculture reflètent l’importance du corps de l’enfant dans les contextes africains.
La langue maternelle des parents comme langue étrangère pour les enfants de migrants
Ces pratiques artistiques musicales ont été transmises dans le cadre familial. Selon son père, Émile, sa sœur aînée (8 ans) et son frère jumeau, écoutent et dansent sur de la musique des chanteurs congolais. Ces moments artistiques en famille constituent un moyen de transmission des pratiques culturelles ainsi que linguistiques des parents. Outre l’éveil à une musique appartenant à un répertoire artistique congolais, les mots des chansons étant en lingala et en français les enfants sont ainsi exposés à ces langues. Le lingala est aussi le moyen de communication entre les parents, et c’est ainsi que les enfants ont réussi à l’apprendre, notamment en ce qui concerne la compréhension. D’après les mots du père, cet apprentissage « sert à rien, sauf pour la famille, mais nous on parle le français aussi », il semble avoir compris les différences entre les langues, qui n’ont pas la même valeur sur le marché linguistique français (Bourdieu, 1982). Cette approche concernant les langues familiales et le rapport à la langue française a des connotations historiques. Les pays africains ex-colonies françaises ont été marqués par la période où la domination française imposait de renoncer à la langue d’origine au profit de la langue française pour une meilleure insertion sociale. Ainsi, maîtriser le français écrit et oral fait partie de la volonté de réussir, d’aspirer à un futur meilleur, notamment pour les enfants faisant partie des familles africaines (Leconte, 2001). Les parents n’ont pas une stratégie établie a priori pour faire apprendre le lingala aux enfants. Ils apprennent par immersion, quand les parents parlent entre eux, déclare le père. Les enfants comprennent le lingala, mais le parlent très peu et avec un accent, et au contraire, les parents parlent le français avec un accent, comme le déclare le père. Il s’agit d’une inversion en ce qui concerne l’utilisation des langues, ainsi que le processus d’apprentissage, entre les deux générations – les parents et les enfants, et les deux langues – le lingala et le français. Les parents parlent un français imparfait, ayant un accent spécifique aux personnes étant nées et ayant grandi au Congo, et les enfants apprennent le lingala à la maison, mais ils ont des difficultés à bien prononcer les mots. Ainsi, dans le cadre familial, Émile est immergé dans un contexte linguistique hybride. Son bilinguisme commence dès son plus jeune âge, mais le lingala, la langue des parents est transmise seulement oralement et son apprentissage est limité au contexte domestique. En ce qui concerne le français, la famille d’Émile provenant d’une ex-colonie française, le Congo, 181 ils sont francophones. Les parents ont appris le français à l’école et l’utilise quotidiennement, mais « c’est un autre type de français, ici il y a plusieurs mots », précise le père. Malgré ses limites linguistiques en français, le père déclare faire des efforts pour que ses enfants progressent, il dit corriger leurs fautes. C’est ainsi, dans ce cadre familial que le répertoire linguistique et culturel d’Émile se développe, en y intégrant des éléments de deux contextes, français et congolais. Nina et William sont dans une situation linguistique similaire au sein de leur famille : les parents parlent le français et le soninké (parents venus du Sénégal) et respectivement le lingala (mère née au Congo). Les parents de Léo sont nés en France, et quoique d’origine ivoirienne, sa mère utilise le français au quotidien, elle ne maîtrise pas la langue de ses parents.
Attachement culturel au pays de naissance des enfants et éveil par immersion dans les pratiques culturelles des parents
Outre les pratiques au sein de la maison familiale, participer à la vie religieuse au sein d’une église évangélique est une habitude dominicale pour la famille d’Émile. Tous les membres de la famille fréquentent une communauté religieuse congolaise. Malgré les distances parcourues, les parents choisissent d’aller sur Paris afin de garder les liens avec les membres de cette communauté et son leader, le pasteur. Les pratiques religieuses, comme des prières, des chansons en français et en lingala, représentent une façon de garder les racines des parents et les transmettre aux enfants. Le père déclare être conscient des différences culturelles entre le milieu de son pays natal, le Congo, et celui de la France, où ses enfants sont nés, et comprend les difficultés de la transition entre les deux milieux. Lui, qui est né et grandi dans un autre milieu se voit capable de circuler entre les normes et les valeurs des deux contextes culturels, mais pour ses enfants il considère qu’il serait très difficile : « Ils sont nés ici, grandi ici, leur vie est ici, leur pays est la France ». Ces limites culturelles et géographiques sont maintenues par un manque de déplacement dans les pays d’origine. Contrairement à d’autres familles de cette étude, celle d’Émile ne passe pas ses vacances au Congo, les enfants n’y sont jamais allés. Les grandsparents et d’autres membres de la famille élargie maternelle étant en France, les enfants les connaissent personnellement et ont la possibilité de maintenir ce lien affectif 182 intergénérationnel. Les grands-parents paternels vivent au Congo, et leurs petits-enfants les connaissent seulement à travers des photos. Le père affirme sa volonté de laisser la liberté aux enfants de choisir entre rester en France ou partir au Congo quand ils seront grands. Mais il ne souhaite pas leur inculquer des mentalités et des pratiques liées à son pays d’origine, « je ne veux pas leur remplir leur tête avec ces trucs ». Il considère que cela pourrait accentuer leur statut d’étranger en France, qui, selon lui, a des effets négatifs sur leur réussite scolaire et dans la vie. Il veut transmettre l’amour du pays dans lequel ils sont nés, sans nier les origines des parents : « ils savent que je suis africain, mon père est congolais, ils sont des fils d’immigrés ». Son souhait est d’éviter de transmettre son bagage, sa trajectoire migratoire douloureuse aux enfants : « (…) j’ai eu des problèmes pour avoir des papiers, c’est moi, c’est pas mes enfants, je veux pas transmettre ça à mes enfants ». Pour ce parent, la réussite scolaire et plus tard dans la vie, consiste dans un équilibre entre avoir des parents étrangers et être nés en France, et devoir s’y intégrer. Réussir sa vie et celle de ses enfants dans la société française se traduit par une assimilation des modes de vie, par exemple respecter les horaires pour les repas, à la différence du Congo où « on vit au jour le jour ». Ainsi, il déclare garder certaines pratiques et traditions culturelles dans l’espace privé de la famille. Avec sa femme, ils élèvent leurs trois enfants dans l’esprit d’une intégration des normes et de règles de vie de la société d’accueil, tout en insérant des pratiques linguistiques et culturelles de Congo, de manière non-intentionnelle.