Procédés énigmatiques et d’embellissement de la langue
Les énigmes et devinettes
Les énigmes et les devinettes occupent une place substantielle dans la littérature pāli. Le canon et ses commentaires regorgent de situations qui mettent en avant l’emploi du bon mot. Ces traits d’esprit servent alors une intention claire : celle de convoyer le Dhamma ou préceptes bouddhiques, et de susciter l’adhésion de l’autre à ce discours en l’amenant à se décentrer de son cadre de réflexion. Le Buddha était alors maître en la matière, la formulation énigmatique du mot d’esprit exigeant de son interlocuteur une attention certaine pour être déchiffrée, maintenu alors en équilibre fragile sur la ligne de crête de l’équivoque. L’habileté du Maître à jongler avec les mots et figures du discours parvenait ainsi à transformer le rapport au monde de son interlocuteur en faisant surgir du non-explicite plusieurs versants de signification. Ces registres langagiers dépassent la portée purement ludique et servent alors une « fonction rhétorique » comme l’explique Paolo Visigalli dans un récent travail (Visigalli, 2016). Les exemples sont nombreux dans les différentes corbeilles du canon pāli. Ludwik Sternbach développe une section dans Indian Riddles relative aux devinettes dans la littérature pāli (Sternbach, 1975 : 26–31) dans laquelle il donne de nombreux exemples, tout comme Walpola Rahula dans son « Humour in Pali Literature » (Rahula, 1981 : 156–174) qui témoigne par de nombreuses vignettes de la popularité de cette forme du discours. Ainsi Ratanapañña suit parfaitement les traces du Maître et perpétue la tradition, en développant ou compilant ce domaine de la culture savante trop méconnu, voire sous-estimé. Trois sections sont circonscrites dans le VSS : 1. les chapitres 11, 12, 13, 14 (ādi-pādottara, majjhapādottara, anta-pādottara, pañha-samottara) ; 2. le chapitre 17 (paheḷi) ; 3. les strophes 348 à Procédés énigmatiques et d’embellissement de la langue 178 395. Notre développement ne suit pas l’ordre des chapitres tels qu’ils se succèdent dans le VSS. Nous accordons la préséance au dernier ensemble de strophes pour une raison simple. Les devinettes et énigmes sont extraites ou concernent des éléments canoniques, et en sont ainsi les plus anciens témoins. Les compositions suivantes appartiennent à des formalisations ultérieures, probablement influencées par le domaine sanskrit et son rapport à l’érudition, qui témoignent de la pérennisation de ce registre à travers les temps et de l’inclusion d’une composante savante dans leur élaboration.
La réponse est dans la stance
Nous avons regroupé les chapitres 11, 12, 13, et 14 (ādi-pādottara, majjha-°, anta-°, pañha-°) dans une même section descriptive pour une raison simple : elles appartiennent certainement à un même système de classification des devinettes. Celui-ci exige avant d’y venir un détour par la littérature sanskrite.
Éléments de contexte
Rappelons l’importance et le succès du registre énigmatique depuis les temps védiques jusqu’à aujourd’hui, les sources sanskrites ayant produit divers systèmes de classifications et de catégorisations des devinettes. La première d’entre elles étant le Kāvyādarśa de Daṇḍin dès le VIIe siècle de notre ère. Nous renvoyons le lecteur au travail fondamental de Ludwik Sternbach Indian Riddles, A forgotten Chapter in the History of Sanskrit Literature (1975) qui synthétise lumineusement le sujet. Dans le cadre de cette section nous intéresse ici le sophistiqué Vidagdhamukhamaṇḍana attribué à Dharmadāsa, largement diffusé en Inde, mais dont le contexte et la date d’élaboration restent encore incertains. Cette œuvre expose les définitions et illustrations de différentes sortes de devinettes (soixante-et-onze au total), dont la résolution nécessite une connaissance savante de la grammaire et du vocabulaire sanskrit. Une version pāli de ce texte existe, le Vidaddhamukhamaṇḍana, dont l’origine et la diffusion restent encore obscures. Il a toutefois circulé en Asie du Sud-est péninsulaire jusqu’à des temps récents. Le point sur l’état des connaissances sur le sujet a été fait dans un article du JPTS (Balbir, 2007 : 346–360). La parenté entre les œuvres sanskrite et pāli semble avérée, cette dernière étant une adaptation bouddhique de la source sanskrite. L’évocation du Vidaddhamukhamaṇḍana dans le cadre de notre étude est simple à comprendre : il est à ce jour le seul texte connu dédié à ce genre dans la littérature en pāli. L’édition critique de ce texte ainsi que de son commentaire (la Vidaddhamukhamaṇḍana-ṭīkā) fait l’objet d’un travail en cours mené par Nalini Balbir et Javier Schnake. Bien qu’il ne soit pas nommé dans le VSS, 179 le Vidaddhamukhamaṇḍana reste une source d’influence évidente, même lointaine, ne seraitce que par la qualité des procédés employés et des termes techniques qui les désignent. Les titres de nos sections qui renvoient aux mécanismes consacrés (ādi-pādottara, majjhapādottara, anta-pādottara, et pañha-pādottara) ont à peu de chose près leurs pendants dans le Vidaddhamukhamaṇḍana (ādyottara-sama, majjhottara-sama, antottara-sama, et pañhottarasama). Toutefois la proximité s’arrête là puisque Ratanapañña ne lui emprunte aucun exemple. Ses arrangements sont ainsi des compositions propres, ou proviennent d’autres sources nonidentifiées. Une note concernant le travail de traduction s’impose, avant de décrire les rouages de ces différents procédés. La langue pāli offre une latitude et une flexibilité dans la disposition des différents vocables au sein d’une strophe, qui échappent totalement aux règles syntagmatiques de la langue française. Notre traduction se prive donc de l’effet énigmatique recherché par le compositeur, dont le ressort essentiel est l’agencement des énoncés au sein de la stance.
La réponse au début/milieu/fin du pāda (ādi-pādottara, majjha-°, anta-°)
L’énoncé introductif est sensiblement le même pour ces trois sections. Prenons par exemple celui du chapitre 11, Lorsque la réponse est placée dans le pāda initial, L’expert en composition parle de celle-ci Comme « la réponse en début de pāda ». (VSS 118) Les termes qui composent les procédés en question sont: uttara ‘réponse’; pāda pour ‘vers’; et selon les chapitres ādi, majjha, anta, soit ‘en début’, ‘au milieu’, ‘en fin’. Ces derniers qualifient la position spatiale des réponses au sein de chaque stance. En effet, chacune de ces strophes énonce une série de questions, dont les réponses se situent à la place désignée : dans les deux strophes composant la section ādi-padottara elles se situent dans le premier pāda (vers a) ; les deux incluses dans le majjha-padottara sont dans les pāda b et c; tandis que les quatre du chapitre anta-padottara sont à rechercher dans le dernier pāda (vers d). Le principe est simple à comprendre mais illustrons tout de même notre propos : (a) thi niraṃ sā dhūmo pāpaṃ, (b) kā-r-isῑnaṃ kam aggīnaṃ, (c) ko ’jānaṃ ko ravindūnaṃ,(d) kaṃ malaṃ puñña-cetaso. (VSS 120) La femme, l’eau, le chien, la fumée, la mauvaise action. Qui est l’ennemi des sages ? Qu’est-ce qui est [l’ennemi] des feux ? 180 Qui est [l’ennemi] des chèvres ? Qui est [l’ennemi] du soleil et de la lune ? Qu’est-ce qui est impur pour celui qui a l’esprit enclin aux mérites ?