Miroirs princiers et sultaniens

Miroirs princiers et sultaniens

Pour être plus précis, ce n’est pas en une cinquantaine d’années mais en trois décennies que sont composés le Qābūs-nāme de Kay Kāvūs (ca. 1082), le Sīyar al-Molūk de Niẓām al-Mulk (entre 1086 et 1092) et le Naṣīḥat al-Molūk de Ġazālī (entre 1105 et 1111) dont l’examen, ainsi que celui du Čahār Maqāle de Niẓāmī `Arūḍī (ca. 1156), constituera le terme de la recherche. Leur étude nous permettra d’apprécier dans quelle mesure la justice du prince, et du cercle qu’elle inscrit, s’est substituée à la Loi révélée comme principe directeur de gouvernement. Il s’agit alors d’assurer la cohésion d’ensembles humains et géographiques Miroirs princiers et sultaniens 414 plus ou moins vastes, qui ne représentent plus la totalité de l’umma, dont le calife n’assure plus qu’une représentation des plus symbolique. Il convient toutefois, au préalable, de mener une double enquête, la première portant sur les caractéristiques du genre Miroir des princes, la notion genre devant ici s’entendre de la façon la plus lâche qui puisse se concevoir. La seconde, de nature diachronique, conduira à s’arrêter sur quelques Miroirs antérieurs au XIe siècle, soit parce qu’ils auront marqué l’évolution du genre, soit par ce qu’ils sont de nature à mieux resituer les œuvres qui écloront aux XIe et XIIe siècle.

Ethique du prince et pratique du gouvernement

Dans l’aire qui nous intéresse, les Miroirs des princes trouvent pour l’essentiel leur origine dans la tradition sassanide de textes didactiques ; les livres de conseil (pand-nāmak), qui peuvent également prendre la forme de témoignage ou de mémoire (ayādgār) ou de testament (`ahd), ceux qui portent sur des règles à observer (ā`īn-nāmak), ou encore ceux qui s’attachent à la geste d’un monarque (kārnāmag). Mais ici comme dans d’autres domaines, il y a lieu de considérer que les Sassanides ont été avant tout des passeurs1 . Ces différents types de textes, que nous avons eu l’occasion de rencontrer et d’analyser, se présentent le plus souvent sous la forme de traités autonomes, ils peuvent également s’intégrer dans des ensembles plus vastes, à l’instar de la Lettre de Tansar ou encore de certains chapitres du Kitāb al-Ḫarāj2 . A ce corpus il convient d’ajouter la littérature à caractère historique des premiers siècles de l’Islam, nous pensons tout particulièrement aux ouvrages de Mas`ūdī et, bien entendu, de Ferdowsī, dans lesquels cohabitent des séquences à proprement didactiques, des récits à portée morale et des anecdotes (ḥekāyāt) qui, le plus souvent, mettent en scène des figures modèles susceptibles de contribuer à l’éducation du monarque. Améliorant sa conduite, il l’institue en exemple pour l’ensemble de la société, projet, on s’en souvient, que nourrissait l’Ardašīr de l’Ā`īn ou encore le Testament. Le genre Miroir de princes, nous l’avons noté plus haut, s’amorce dès le début de l’ère abbaside, archétype d’une synthèse arabo- persane, il constitue, dans ses développements, un mode d’appréhension du politique qui, centré sur l’éthique du prince et les pratiques de l’art de gouverner, se distingue des traités juridiques examinés précédemment. Il se distingue également des œuvres philosophiques qui, nourries de l’héritage grec et de sa réception par al-Fārābī (m. 950), s’attachent à penser l’idéal du politique qui se réalise dans la Cité parfaite3 . Pour correspondre à trois catégories du politique dont les prémices et les pôles se différencient clairement et mobilisent des corpus distincts, de nombreux recouvrements peuvent néanmoins être observés ne serait-ce que parce que certains théologiens tels Māwardī ou Ġazālī se sont également consacrés au genre Miroir. Par ailleurs, l’éthique princière constituant l’un des volets saillants des Miroirs recoupe tout naturellement les préoccupations des philosophes ; gouverner suppose, en premier lieu le gouvernement de soi. Inversement, si tendus qu’ils aient pu être vers la Cité vertueuse, les philosophes ont pu partager avec les auteurs de Miroirs des références étrangères au monde grec. C’est ainsi que Miskawayh (m. 1030), dans son Traité d’éthique, lorsqu’il s’attache à définir les devoirs du chef de la communauté, s’en remet aux « Anciens qui nommaient roi celui-là seul qui veillait sur la religion et assurait le maintien des dignités, commandements et interdits fixés par elle ». Il cite ensuite longuement le passage du Testament prêté à Ardašīr, « le sage et roi des Perses », aux termes duquel « La religion et le roi sont deux frères jumeaux » 4 . De la même façon, Naṣīr al-dīn Ṭūsī (m. 1274) dans son Aḫlāq-e Nāṣerī (Éthique dédiée à Nāṣir), œuvre où se conjuguent les enseignements de Fārābī, et au-delà de Platon et ceux de la doctrine ismaélienne nizārī5 , l’auteur convoque-t-il « le roi et philosophe des Persans », Ardašīr, pour affirmer la gémellité de la religion et de la royauté6 . Plus loin, énumérant les « cinq piliers de la Cité parfaite » (il faut entendre par là la structuration sociale de la Cité que dirige l’imam-roi-philosophe), Ṭūsī double son énoncé par celui, plus empirique, des quatre classes énumérées par Ardašīr7 ; c’est, on s’en souvient, ce dernier modèle auquel nous nous étions référé précédemment8 .

 

D’Ibn al-Muqaffa` à Sebuktegīn

Ibn al-Muqaffa` est décidément inépuisable, traducteur du Xwadāy-Nāmag et de la Lettre de Tansar, nous nous sommes attardé sur son Livre de la couronne d’Anūšīrvān avant d’analyser son Épître aux Compagnons. Nous avons cité brièvement son Grand livre d’Adab sur lequel nous reviendrons, après l’examen du Livre de Kalila et Dimna dont il n’est pas simplement le traducteur. Le Testament d’Ardašīr et la Lettre de Tansar envisagés comme Miroirs auraient naturellement trouvé leur place dans cette section si nous ne leur avions précédemment consacré de nombreuses analyses. Leur influence considérable a dépassé les bornes du genre Miroirs, nous avons vu comment Ġazālī intégrait la formule affirmant la gémellité de la religion et du pouvoir dans la tradition prophétique, alors que Miskawayh et Ṭūsī, reprenant l’apophtegme, l’attribuent au sage (ou philosophe) et roi des Perses. En revanche, le Livre de la couronne (Kitāb at-tāj fī aḫlāq al-mulūk), relativement peu mis à contribution jusqu’alors, sera ici présenté en tant que Miroir. Un traité plus tardif retiendra également notre attention : le Livre de conseils (Pand-nāme) attribué à Sebuktegīn (m. 997), ce dernier ouvrage constituant l’un des tout premiers Miroir écrit en persan. Selon Abbès, Al-Ma`mūn aurait ordonné au précepteur de son fils al-Wāṭiq (m. 847), de lui faire apprendre par cœur le Coran, le Testament d’Ardašīr mais également le Livre de Kalila et Dimna10 , quant à Arjomand, il relève que, depuis des siècles, en Iran, la formation à la morale commence par la lecture du Livre de Kalila et Dimna et du Golestān11 . Ces traits ne constituent qu’un indice du succès et de la popularité connu par l’ouvrage dont l’examen sera détaillé. Nous reviendrons ensuite plus brièvement sur al-Adab al-Kabīr (le Grand livre d’Adab).

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