La catégorie notionnelle de la modalite
A l’origine du concept de la modalité
La logique modale
Le concept de modalité, tel que nous le concevons aujourd’hui, est issu des travaux de la logique modale développée par des philosophes grecs de l’Antiquité, lesquels présentent la modalité comme traitant des modifications d’une proposition par une expression de nécessité, de possibilité, de contingence99. Ces travaux de logique modale, et plus particulièrement ceux d’Aristote son fondateur, étant d’un usage commun et croissant à partir du XIe siècle en France, ils engendrent un certain nombre de commentaires et de développements, dont nous ne retiendrons que deux choses : la place importante des notions de ‘possibilité’ et de ‘nécessité’ dans la modalité, (Lyons, 1977 : 787), (Benveniste, 1974 : 188)100, et la distinction entre modalité dite de re et modalité dite de dicto. En effet, les notions modales de ‘possibilité’ et de ‘nécessité’ vont être largement reprises et utilisées pour définir les modalités en linguistique (Kratzer, 1981 : 43), (Auwera, 1998 : 80), (Palmer, 1986 : 20-21), (Palmer, 1995 :455-56). Quant à la distinction introduite par les penseurs du moyenâge101 entre modalité du contenu propositionnel (de re) et modalité de la proposition (de dicto), elle apparaît régulièrement dans la littérature contemporaine sur la modalité, quoique sous une terminologie variée. On peut ainsi aisément faire correspondre aux modalités de re et de dicto les appellations de modalités « d’énoncé » vs. « d’énonciation » (Meunier, 1974 : 13), les appellations de modalité « inhérente» vs. « objective» (Dik ; 1997 : 241-42), de modalité « intra-prédicative » vs. « extra-prédicative » (Le Querler 1996 : 67) voire même de modalité « objective » vs. « subjective » (Palmer, 1986 : 16-17)102. Cette distinction entre modalité de re et de dicto peut encore être rapprochée des termes de « dictum» vs. «modus » que l’on trouve chez Bally (1942)103, et chez de nombreux autres linguistes après lui (Meunier 1974, Ducrot & Schaeffer 1995), car elle présuppose que l’on distingue un contenu propositionnel — contenant ou non une modalité de re — de ce que le locuteur peut exprimer à propos de ce contenu, i.e. de la modalisation ou modalité de dicto que l’on peut lui appliquer. Nous ajouterons pour finir, toujours à propos de la relation entre logique et modalité, que des linguistes comme Von Wright (1951), ou Rescher (1968) ont, au milieu du XXe siècle, introduit de nouvelles ‘modalités’ d’inspiration logique (cf. Palmer, 1986 : 10), dont les deux plus importantes sont la modalité ÉPISTÉMIQUE (ou logique des concepts de connaissance et de croyance) et la modalité DÉONTIQUE (ou logique des normes) (Lyons, 1977 : 791)104, que nous présentons en quelques mots cidessous. La modalité ÉPISTÉMIQUE, du grec ‘epistêmê’ signifiant « science, connaissance », traite de la structure logique des expressions linguistiques (« statements ») qui assertent ou impliquent la connaissance ou la croyance d’une proposition particulière, ou d’un groupe de propositions (Lyons, 1977 : 793).Quant à la modalité DÉONTIQUE, terme dérivé du grec ‘deon’ (« devoir ») ou ‘to deon’ « ce qu’il convient de faire », elle traite de la structure logique de l’obligation et de la permission. En d’autres termes, elle traite de la nécessité ou de la possibilité qu’ont des agents moralement responsables, d’effectuer une action (Lyons, 1977 : 823).
Modalité en logique et en linguistique :
divergence Bien qu’une grande partie des concepts modaux utilisés en linguistique soit issus de la modalité logique, logiciens et linguistes n’ont pas le même point de vue sur la modalité (Lyons 1977 : 792). Tout d’abord, la tradition logique traite la modalité comme une propriété des propositions détachées de leur contexte communicatif naturel (Givón, 1995 : 114) ; la définition des modalités en logique évite les références au locuteur, alors que du point de vue linguistique, la référence au locuteur est essentielle (Palmer, 1986 : 16)105. D’ailleurs, cette ‘subjectivité’ ou prise en compte du locuteur est mise en avant par certains linguistes pour différencier la modalité ÉPISTÉMIQUE de la modalité DÉONTIQUE (Kurylowicz cité par Lyons, 1977 : 792). D’autre part, ce que nous dit la logique à propos de l’application d’opérateurs modaux sur un énoncé peut parfois sembler en contradiction avec notre intuition de locuteur (Lyons, 1977 : 808), (Chung & Timberlake, 1985 : 242). Ainsi du point de vue de la logique, une assertion (« statement ») a plus de ‘force’ si la proposition qu’elle exprime est dans la portée d’un opérateur modal. Mais du point de vue linguistique, cela peut être le contraire (Lyons, 1977 : 808-809), (Frawley, 1992 : 386). Prenons un exemple : si l’on ajoute un opérateur modal de nécessité épistémique (marqueur de certitude, de fort degré de probabilité) à une proposition, cela ne marquera pas une assertion plus forte ou une certitude plus grande de la part du locuteur quant à la réalité des faits exprimés par la proposition. Bien au contraire, l’énoncé sera perçu comme véhiculant un degré de certitude moindre. Considérons l’énoncé en (1.8a) contenant la proposition exprimant le procès [Michel, partir, pour Paris]. Pour un locuteur français, cet énoncé exprime une plus grande certitude quant au départ de Michel que (1.8b), qui contient un marqueur de « nécessité » épistémique, le morphème ‘doit’. (1.8) a. Michel est parti pour Paris b. Michel doit être parti pour Paris [sa voiture n’est plus là].