L’implication au travail des salariés intérimaires une revue des recherches publiées
Les attitudes au travail des salariés intérimaires
Nous allons tout d’abord procéder à une revue des analyses portant sur les conséquences attitudinales supposées de la précarité des contrats temporaires, en mettant l’accent sur les impacts concernant notre sujet d’étude : l’implication au travail
Le « paradoxe flexiblité-implication » : un a priori pessimiste
Le point de départ choisi par une majorité de chercheurs qui se sont intéressés aux conséquences des emplois temporaires (CDD et intérim) sur le vécu des salariés est plutôt pessimiste. Il repose sur le raisonnement hypothétique suivant : la recherche de flexibilité quantitative de la part des entreprises conduit au développement de contrats temporaires, dont la précarité de fait devrait avoir des effets négatifs sur la situation économique et sociale, ainsi que sur les attitudes des salariés qui y sont soumis. De nombreuses recherches ont choisi ce point de départ, dans le domaine de l’économie, de la sociologie du travail et des sciences de gestion. Dans le domaine de l’économie du travail par exemple, les recherches se sont appuyées sur le cadre théorique dualiste forgé par Piore & Doeringer [1971], ainsi que sur la théorie insiders/outsiders [Lindbeck & Snower- 1986] pour souligner les avantages accordés aux salariés du cœur (« core workers »), qui sont sélectionnés, formés et fidélisés, ainsi que la ségrégation opérée sur les travailleurs précaires (péripherical workers,), qui servent de variable d’ajustement face aux fluctuations, et dont le statut est jugé systématiquement moins enviable que celui des salariés permanents.L’implication au travail des salariés intérimaires une revue des recherches publiées.Dans le champ de la gestion des ressources humaines, plusieurs auteurs mettent l’accent sur l’impact négatif des politiques de flexibilité quantitative des ressources humaines sur les attitudes au travail : il existerait une ligne de partage entre une « bonne » et une « mauvaise » flexibilité [Cadin & al . 2004 p174]. La « bonne flexibilité » serait la flexibilité qualitative interne, fondée sur la compétence et la mobilisation des salariés ; elle reposerait sur la stabilité de l’emploi et de la situation de travail [Evaere- 1998 p. 21], et serait tout à fait compatible avec une implication organisationnelle forte. A l’inverse, la « mauvaise » flexibilité externe de l’emploi est censée être « peu apte à créer de la performance durable laquelle suppose de mettre en œuvre l’implication et la motivation des salariés » [Donnadieu – 1999 p 30]. Dans le même ordre d’idée, J. Freiche et M. le Boulaire [2000 – p 82] mettent en évidence les difficultés engendrées par « le paradoxe d’une gestion simultanée de l’implication et de la précarité. ».Les travaux que nous venons de citer reposent donc sur le postulat que l’exigence de flexibilité quantitative de l’emploi et les conditions nécessaires au développement de l’implication apparaissent contradictoires, tout spécialement dans le cas de l’implication organisationnelle. Nous allons détailler ce mécanisme, en présentant rapidement ces conditions telles qu’elles apparaissent dans la littérature de recherche, et en essayant de montrer en quoi elles peuvent ne pas être compatibles avec la situation des intérimaires. Nous distinguerons les antécédents de l’implication (variables identifiées comme ayant un impact sur l’implication) et les conditions de l’implication telles qu’elles ont été présentées par M. Thévenet [2004, p195].
Les antécédents de l’implication
Plusieurs auteurs de référence ont analysé les processus de développement de l’implication sur le lieu de travail, en tentant d’isoler et de classifier les différentes variables susceptibles d’influer [ex : Mowday & al. 1982, p.30 ; Meyer & Allen 1997, p.106 ; Mathieu & Zajac – 1998]. Le modèle classique de Mowday & al. [1988] présente par exemple une classification des antécédents en quatre groupes (Figure 4) :
Caractéristiques personnelles
– âge, ancienneté (+)
– niveau d’étude (-)
– éthique du travail (+)
– …
Caractéristiques du travail
-étendue des tâches (+)
-ambiguïté de rôle (+/-)
-conflit de rôle (-)
Structure de l’organisation
– formalisation des tâches (+)
– décentralisation (+)
Expériences de travail
– Importance perçue de l’individu
vis-à-vis de l’organisation (+)
– équité perçue (+)
– …
Implication
organisationnelle
Caractéristiques personnelles
– âge, ancienneté (+)
– niveau d’étude (-)
– éthique du travail (+)
– …
Caractéristiques du travail
-étendue des tâches (+)
-ambiguïté de rôle (+/-)
-conflit de rôle (-)
Structure de l’organisation
– formalisation des tâches (+)
– décentralisation (+)
Expériences de travail
– Importance perçue de l’individu
vis-à-vis de l’organisation (+)
– équité perçue (+)
– …
De manière plus générale, les études empiriques consacrées aux variables personnelles et situationnelles susceptibles d’avoir un impact sur les différents objets de l’implication au travail (implication dans l’organisation, la carrière et le travail) peuvent nous fournir des informations transposables au cas des intérimaires. L’absence d’antécédents « classiques » de l’implication chez les intérimaires peut constituer une présomption de faible implication…mais peut également être un indice que leur implication est d’une nature différente de celle des salariés permanents (cibles quasi-exclusives des travaux de recherche en la matière) : il faut donc rester prudent sur l’interprétation des résultats.Ces antécédents sont relativement nombreux83. Les plus importants peuvent être résumés dans le tableau suivant construit à partir de plusieurs travaux de synthèse sur les antécédents de l’implication au travail [Mathieu & Zajac – 1990 ; Meyer & Allen -1997 ; Peyrat-Guillard – 2002 ;Cohen – 2003].
Tableau 12 : les antécédents de l’implication au travail Implication organisationnelle Implication dans la carrière ou la profession
Implication dans les valeurs du travail
Implication
affective
(relationnelle)
– Age et ancienneté (+)
– Niveau de formation (-)
– Locus of control interne (+)
– Etendue du poste et autonomie (+)
– Conflit et ambiguité de rôle (-)
– Equité et soutien perçus (+)
Implication
cognitive
(calculée ;
transactionnelle)
– Age et ancienneté (+)
– Non transférabilité des compétences
(+)
– Attractivité des alternatives (-)
Implication
normative
– socialisation familiale (+)
– socialisation organisationnelle (+)
– Investissements réalisés par
l’entreprise et non compensables (+)
– soutien perçu (+)
-Age (+)
– Ancienneté
dans la profession (+)
– Locus of control interne (+)
– Utilité du poste
pour la carrière (+)
– Ambiguité de rôle (-)
– Climat organisationnel (+)
– Locus of control
interne (+)
– Climat organisationnel
(+)
Nb : le signe + indique une corrélation positive entre l’antécédent et l’implication
Cette classification, établie à partir d’enquêtes menées auprès de salariés permanents, paraît transposable aux intérimaires, une fois précisé le champ d’application de certaines variables situationnelles (qui peuvent faire référence à l’ETT ou l’entreprise cliente).On peut noter tout d’abord que les variables liées à la personnalité des individus (ex : locus of control ou socialisation familiale) ne présentent pas de caractère discriminant : aucun argument ne permet d’affirmer qu’elles ne s’appliquent pas aux intérimaires. Par contre, un certain nombre d’antécédents de type situationnels apparaissent comme défavorables à l’implication dans le cas des intérimaires, car elles sont dépendantes du temps de présence dans l’organisation, comme le montrent les exemples suivants :
Autonomie et l’étendue du poste
Les postes confiés aux intérimaires sont en général peu étendus, en comparaison avec ceux des salariés permanents, qui bénéficient en moyenne d’une expérience supérieure. La marge d’autonomie est plus faible (sauf pour les intérimaires très qualifiés).Socialisation organisationnelle
La brièveté des missions dans les entreprises clientes et l’absence de présence dans l’ETT ne permettent pas une réelle socialisation organisationnelle. Utilité du poste pour la carrière La notion de carrière organisationnelle classique est inopérante pour les intérimaires Climat organisationnel Le climat organisationnel dans l’ETT peut avoir un impact théorique sur l’implication de l’intérimaire, mais celui-ci ne fait en général que passer dans son agence
L’analyse de M. Thévenet : les freins et les conditions de l’implication dans l’entreprise
Les travaux de M. Thévenet [1992 ; 2004] permettent de mettre à jour certaines conditions favorisant l’implication, qui peuvent être appliquées au cas des intérimaires afin d’éclairer le paradoxe flexibilité / implication. Il faut noter que dans l’approche de M. Thévenet, l’implication des salariés n’est pas une variable facile à « manipuler » : l’auteur insiste plusieurs fois sur le fait que l’implication ne se décrète pas ; c’est le salarié qui choisit de s’impliquer. Le rôle du management consiste à mettre en place un environnement favorable à l’implication, autrement dit de tenter de réunir un certain nombre de conditions nécessaires et de réduire les « freins » empêchant les salariés de s’impliquer dans leur travail.Les freins à l’implication peuvent apparaître à plusieurs niveau : l’individu, l’entreprise (siège de la relation d’emploi) et la société en général [Thévenet – 2004, p 141]. Si l’on s’en tient au niveau de l’entreprise, où apparaît la spécificité du salarié intérimaire par rapport au salarié permanent, Thévenet remarque que « la multiplicité des contrats qui lient la personne à l’entreprise pour laquelle il travaille n’aide pas à la clarification de sa relation à l’entreprise, qui paraît bien utile pour l’implication. On a suffisamment parlé du travail précaire, de la sous-traitance, des contrats à durée déterminée qui ne montrent pas un grand engagement de la part de l’entreprise. Le lien juridique est symbolique (…). Les impératifs économiques à court terme semblent parfois le faire oublier. [op. cité p 153] ». Ce passage met en lumière plusieurs problèmes tout à fait applicables au cas des intérimaires : on peut tout d’abord remarquer que ceux-ci n’ont pas une relation très claire avec leurs « employeurs », puisque l’ETT est un employeur légal, et les entreprises utilisatrices sont les employeurs « effectifs » des intérimaires : l’implication auprès de l’un ou l’autre des employeurs n’aura pas forcément d’effet tangible sur les conditions de travail et la vie professionnelle de l’intérimaire.L’usage de l’intérim par les entreprises clientes est évidemment utilitariste, et celles-ci n’ont aucune raison de manifester un engagement particulier vis-à-vis d’une main d’œuvre « de passage » : ce manque d’engagement ne favorise pas d’implication en retour. Enfin, si on partage l’idée avancée par l’auteur selon laquelle le lien juridique caractérisant la relation de travail est « symbolique », il est évident que les intérimaires perçoivent leur situation comme peu favorable car leur relation de travail avec l’ETT n’est pas favorable sur le plan symbolique : nous avons en effet remarqué précédemment que les intérimaires ne sont pas salariés de l’ETT au sens classique : ils deviennent « candidats » (selon la terminologie utilisée dans une grande enseigne de travail temporaire), dès lors que leur mission se termine, et sont fortement incités à s’inscrire auprès des Assedic si l’ETT ne peut pas leur proposer immédiatement une nouvelle mission. Au contraire, dans certains pays, comme l’Allemagne, les intérimaires sont liés à leur ETT par un contrat de travail « normal », en CDI : ils ne sont pas rémunérés lorsqu’ils ne sont pas en mission, mais restent « membres » à part entière de leur agence, ce qui constitue une situation plus favorable à leur implication. Une fois identifiées les pratiques pouvant nuire à l’implication dans l’entreprise, M. Thévenet distingue ensuite trois conditions nécessaires (mais non suffisantes…) de l’implication, résumées dans le tableau 13 : si on étudie ces conditions dans le cadre de la relation de travail temporaire, il apparaît qu’elles ont peu de chance d’être réunies.