Ethnographier la précarité énergétique
Ces notes de terrain sont issues de mon travail de Master 2 portant sur les personnes sans-abri, à Marseille, à l’occasion du mouvement des Don Qui Chotte (Lees, 2007). Elles ne seront pas utilisées à cette occasion. Sur le moment, j’ai beau entendre la colère des campeurs, je n’en saisis pas pleinement la signification. Je passe « à côté ». Quelques années de travail de thèse me seront nécessaires pour appréhender le sens de ces observations et leur profondeur sociologique. Les pro- pos de Pierrot n’ont rien d’anodin, ils expriment l’importance matérielle, sociale et symbolique de l’accès à l’énergie dans nos sociétés contemporaines, importance désormais prise en compte par l’action publique, par le prisme de la lutte contre la « précarité énergétique ». « Précarité énergétique » : telle est la dénomination d’une question sociale en gestation. Défi- nie par la loi dite Grenelle 2 du 12 juillet 20101, elle désigne la situation de « toute personne qui éprouve dans son logement des difficultés particulières à disposer de la fourniture d’énergie nécessaire à la satisfaction de ses besoins ». En France, 3,5 millions de ménages déclarent souffrir du froid dans leur logement et 3,8 millions de ménages consacrent plus de 10% de leurs revenus à l’énergie en 2005 (Devalière et alii, 2011). Entre 50 et 125 millions d’Européens connaissent ces mêmes situations (EPEE, 8 octobre 2009).
..bientôt d’un premier paradoxe : lorsque sont engagés les terrains, personne ne se pensait ou ne se définissait comme étant en situation de précarité énergétique. La précarité énergétique existait-t- elle ? Si oui, de quelle manière ? Qui croyait en son existence ? Qui l’expérimentait ? Autant d’inter- rogations qui nous ont orientée vers l’hypothèse selon laquelle elle ne serait qu’ « un mot »2. A quoi fait-il donc référence ? De quels enjeux sociaux est-il le révélateur et à quelles préoccupations politiques permet-il de répondre ? Cette recherche vise à interroger la notion de précarité énergé- tique à la fois en tant que réalité objective et quantifiable, qu’objet de politiques publiques, enfin et surtout par le prisme de ceux qui en font l’expérience.Premiers éléments d’enquête : la précarité énergétique, au moment où nous commençons ce travail, fait l’objet d’une demande de connaissance. Cette thèse résulte ainsi d’un appel d’offres du PREBAT (Programme de Recherche et d’Expérimentation sur l’Energie dans le Bâtiment) cofi- nancé en 2007 par le PUCA (Plan Urbanisme Construction et Architecture), l’ANAH (Agence nationale d’amélioration de l’habitat) et l’ADEME (Agence de l’environnement et de la Maîtrise de l’Energie). Deux associations locales œuvrant dans le champ de l’environnement, Ecopolénergie3 et le Loubatas, vont solliciter l’équipe du Centre Norbert Elias4 pour répondre à l’appel d’offres. Notre équipe de recherche est composée de Suzanne de Cheveigné, coordinatrice du projet, Flo- rence Bouillon et Sandrine Musso5 qui réalisent successivement un post-doctorat sur la question, et moi-même, qui fais de la précarité énergétique un sujet de thèse.
La réponse à l’appel du PREBAT a deux objectifs. D’une part, grâce au partenariat entre les deux équipes, elle vise à créer un Réseau Régional Energie et Précarité (RREP) pour mettre en synergie les différents acteurs de la lutte contre la précarité énergétique au niveau local. D’autre part, et c’est de ce travail et de ses prolongements que rend compte cette thèse, il s’agit de réaliser une ethno- graphie de familles en situation de précarité énergétique afin de qualifier ses manifestations et de documenter les expériences qu’elle induit. Ce travail s’inscrit dans une tradition de la sociologie urbaine qui fait dialoguer les champs des politiques publiques et ceux de la recherche académique (Tissot, 2005a, 2007 ; Topalov 2005). Il est « ordinaire » puisque dans le champ des études urbaines, la contractualisation de la recherche avec des agences publiques, est une modalité courante de financement (Van Damme, 2005 ; Las-save, 1997 ; Amiot, 1986). Témoin direct de la catégorie « précarité énergétique » en construc- tion, je participe à la réflexion sur ses figures empiriques, les lieux où elle se donne à voir et les problématiques politiques qu’elle soulève. En co-organisant le RREP, je « participe en observant » (Makaremi, 2009). Le défi heuristique est alors de construire un objet de recherche autonome et de s’affranchir des contraintes de la commande publique. L’obtention d›une bourse de la Région Pro- vence Alpes Côtes d’Azur pour une durée de trois ans, ainsi que la participation à un projet ANR (Agence Nationale de la Recherche), vont y contribuer.