Le cercle de justice et la notion de justice dans l’espace Iranien

Le Naṣīḥat al-Molūk , (Conseil aux princes), ci-après Naṣīḥat, traité composé entre 1005 et 1111, dont l’attribution au théologien et soufi Muḥammad al-Ġazālī (m. 1111) est contestée , énonce que, selon les chroniques, l’univers est resté sous l’emprise des mages (moġān) pendant près de 4 000 ans. Cela, précise-t-il, tient au fait que leur système religieux proscrivant l’injustice et l’oppression, « ils développèrent le monde et le rendirent prospère, par la justice et l’équité. » . Les traditions (aḫbār), poursuit l’ouvrage, veulent que Dieu ait intimé au prophète David de ne pas médire des Perses qui ont rendu la terre propice au développement des créatures. Il l’aurait ainsi interpellé :

Tu dois comprendre que le développement de l’univers ou sa ruine reposent sur les rois ; car si le souverain est juste, l’univers est prospère et les sujets en sécurité, il en allait ainsi aux époques d’Ardašīr, Frēdōn, Bahrām Gūr, Kisrā et d’autres rois comme eux ; tandis que, lorsque le souverain est tyrannique, l’univers sombre dans la désolation, comme ce fut le cas aux temps de Ḍaḥḥāk, Afrasiyāb, et d’autres comme eux.

Ce rôle cardinal, que Dieu reconnaît à ceux à qui Il confie la garde de Ses créatures, fait reposer sur eux une responsabilité dont, sans pouvoir s’en affranchir, ils devront répondre personnellement lorsqu’ils comparaîtront devant Lui. Ainsi, leurs sujets seront leurs intercesseurs s’ils ont gouverné dans la justice, mais se transformeront en leurs ennemis dans le cas contraire . Ces considérations conduisent l’auteur à  relever :

Il doit ainsi être reconnu que la royauté et la gloire divine ont été accordées par Dieu et qu’en conséquence [les souverains] doivent être obéis, aimés et suivis (pas bāyad dānestan ke kasī rā ke ū pādešāhī va farr-e īzadī dād, dūst bāyad dāštan va pādešāhān rā motābe` bāyad būdan).

Le traité reviendra plus loin sur les qualités et vertus (une quinzaine) que recouvre la notion de « gloire divine » (farr-e īzadī) ; il prescrit à cette occasion (discipline visant à entretenir ou à développer ces qualités et vertus), une lecture assidue des premiers musulmans ainsi qu’une attention constante aux biographies des rois (Sīyar al-Molūk). Il est en effet observé que le monde actuel est la continuation de l’empire de ceux qui nous ont précédés . Quant à l’obéissance due au souverain, elle trouve un fondement coranique (Coran 4 : 62), auquel le traité fait référence . C’est, après avoir évoqué la figure particulièrement prisée de Khosrow Anūšīrvān (le Prophète de l’Islam aurait éprouvé une forme de fierté du temps qui est le sien et aurait confié : « Je suis né à l’époque d’un roi juste » ), que l’auteur livre les éléments constitutifs d’un enchaînement vertueux :

La religion dépend de la monarchie, la monarchie de l’armée, l’armée des approvisionnements, les approvisionnements de la prospérité et la prospérité de la justice (dīn be pādešāhī, va pādešāhī be sepā, va sepā beḫvāste, va ḫvāste beābādānī, va ābādānī be`adl [ostovār] ast).

Cet enchaînement, qu’après d’autres nous dénommerons cercle de justice, trouve son originalité et sa définition dans la caractéristique que chacun des éléments engendre le suivant, l’ensemble ayant vocation à se reproduire en un mouvement perpétuel pour autant que rien ne vienne entraver la perpétuation du cycle. La formulation retenue par le Naṣīḥat donne la première place à la religion, ce qui n’a rien de surprenant si l’auteur du traité est bien Ġazālī. Il est toutefois relevé que, selon le Prophète : « Un gouvernement peut subsister avec l’impiété, mais il ne peut durer avec l’injustice. » . Cette formule figurait déjà dans le Sīyar al-Molūk (Livre des conduites observées par les princes), ci-après Sīyar, traité composé, entre 1086 et 1092, par le célèbre vizir de la dynastie des Seldjoukides, Niẓām al-Mulk (1018- 20/1092) . Mais alors que le Naṣīḥat l’attribue à Muḥammad et la cite en arabe, le Sīyar la livrait en persan, sans la prêter à quiconque : « Molk bā kofr bepāīad va bā setam napāīad. ».

Dès le premier chapitre du Sīyar, après avoir fait référence aux vertus des « anciens rois », l’auteur définit la mission du souverain comme consistant à apporter justice et protection à ses sujets, en échange de leur obéissance et de leur soumission qui se manifestent, en particulier, par le paiement de l’impôt auquel ils sont astreints . Les références à la période sassanide deviennent explicites quelques pages plus loin. Illustrant l’obligation dans laquelle se trouve le roi de rendre justice à ses sujets, Niẓām al-Mulk, dans la première anecdote que comporte l’ouvrage, évoque « les livres de nos ancêtres », avant de planter la figure des anciens rois de Perse, se tenant, dans la plaine, à cheval et sur une estrade, exposés à la vue de tous, pour prêter l’oreille et rendre justice à ceux qui se plaindraient d’actes  d’oppression. La deuxième anecdote reprendra le même topos sassanide, la troisième et la quatrième mettront en revanche en scène un prince des Samanides de Boukhara. Dans cette dernière anecdote, le prince se tient, à cheval, sur la place de sa capitale, dans la nuit et le froid, attendant que la victime d’une injustice vienne le solliciter. Ainsi, tout comme pour l’auteur du Naṣīḥat, le monde de Niẓām al-Mulk se situe dans la continuation de l’empire qui l’a précédé. De la même façon, alors que justice et rôle central du souverain étaient au cœur du Naṣīḥat, ils constituent la trame de l’ouvrage de l’homme d’État.

Table des matières

Introduction
I. La place de l’homme dans la révélation mazdéenne
1.1. Création, État de Mélange et Rénovation
1.1.1. La Création
1.1.2. L’état de Mélange
1.1.3. La Rénovation
1.2. L’homme dans la Création
1.2.1. L’homme : chef et lieu du combat contre la druz
1.3. Xwarrah et paymān au cœur des textes pehlevis
1.3.1. Le xwarrah
1.3.2. Le paymān
II. Structuration sociale, rapports entre religion et royauté
2.1. Structuration sociale
2.1.1. Segmentation sociale : les sources en moyen-perse
2.1.2. Segmentation sociale : les sources en arabe et en persan
2.1.3. Portée et effectivité de la segmentation sociale
2.2. Relations entre religion et royauté
2.2.1. Šāpūr Ier (co-régent 239/40, Roi des rois 241/2 – 271 /2)
2.2.2. Bahrām V Gūr (421-439)
2.3. Tu ne désobéiras pas
III. Une royauté en majesté ?
3.1. Le Šāhān šāh, roi des rois des rois des créatures
3.1.1. Le Šāhān šāh don d’Ohrmazd
3.1.2. Le Šāhān šāh une figure unique, la royauté une institution nécessaire et un instrument de la Rénovation
3.2. La royauté axe autour duquel s’ordonne la Création
3.2.1. Prospérité et protection au cœur de la fonction royale
3.3. Des vertus royales
3.3.1. Le Šāhān šāh à l’image d’un dieu
3.3.2. Maîtrise de soi, générosité et discernement
3.4. Misères royales
3.4.1. On ne tue pas un roi
3.4.2. Un fourreau ne peut contenir deux épées
Conclusion

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