Contribution à la construction d’une aide à la décision pour les investisseurs en actions

Le sujet qui nous préoccupe est celui de la valeur des titres financiers, de leur mode de calcul et de la compréhension de la rationalité supposée des acteurs sur les marchés financiers. L’obtention du prix Nobel d’économie en novembre 2013, conjointement par Fama, théoricien de l’efficience des marchés, et par Shiller, auteur de « l’exubérance irrationnelle » des marchés, montre bien l’importance de la réflexion intellectuelle et conceptuelle dans ces domaines.

En effet, les observateurs économiques repèrent des dysfonctionnements économiques qui donnent lieu à une analyse générale, laissant à penser que le système économique et son outil applicatif, le système financier, sont totalement déconnectés de la vie économique et sociale dite « réelle ». Ces dysfonctionnements ne sont souvent qu’apparents, comme le montrent quelques exemples variés.

Ainsi, les inquiétudes légitimes, qui ont animé les opérateurs financiers sur la capacité des pays occidentaux à réduire leur endettement, n’ont-elles pas empêché des structures comme l’Agence France Trésor (AFT) de placer ses Bons du Trésor sur le marché en 2011 , paradoxalement à des taux de plus en plus faibles, et alors même que Standard & Poor’s mettait la note de la France sous surveillance négative. Le même cas de figure s’était présenté lors de la perte du AAA par les Etats-Unis d’Amérique, quelques semaines plus tôt . Cette situation est en réalité logique car la dégradation de la note des grandes puissances économiques déclenche une tension sur les marchés financiers, et les investisseurs, inquiets, se retournent vers les placements les plus sûrs : la dette de ces mêmes pays puissants. Quelle que soit sa notation, la France continuera à emprunter, et d’autant moins cher que des pays comme la Grèce, l’Espagne ou le Portugal seront toujours plus risqués.

Autre exemple : l’idée que la capitalisation boursière de la compagnie aérienne Air FranceKLM d’une valeur d’environ un milliard d’euros, en 2012, soit cinq fois moins que celle de Ryanair, environ cinq milliards d’euros, serait une anomalie. L’analyse montre qu’il n’y a pas dysfonctionnement du marché, Air France ayant transporté soixante millions de passagers en 2011 pour huit cents millions de pertes, tandis que Ryanair en transportait soixante-seize millions pour un bénéfice de cinq cents millions . Cette situation est une dégradation de la valeur, déjà entamée depuis 2008: en août 2011, la compagnie franco-batave ne valait plus que sept Airbus A380 . Le marché fonctionne donc efficacement, puisqu’une des bases de l’évaluation des titres d’une entreprise est son bénéfice actualisé : une entreprise qui fait des pertes, quel que soit son actif, ne peut pas trouver preneur sur un marché, personne n’achetant des pertes.

Nous évoquerons un dernier chiffre qui suscite une interrogation sur la rationalité des acteurs financiers, à savoir la valeur boursière d’Apple estimée au 17 avril 2014, 3,56 fois supérieure à sa valeur comptable , ce qui pourrait symboliser une déconnection des marchés du monde économique « réel ». Là encore une explication plausible tient à l’évaluation des actifs immatériels, mal estimée par les modèles comptables et sans doute plus subjective pour les opérateurs de marché.

L’apparent déséquilibre des marchés trouve donc une explication, ce qui semble renforcer l’efficience de ces mêmes marchés. La finance ne fait que s’adapter au monde qui utilise ses services : « La crise n’est pas une crise de la finance seule : c’est une crise de la finance au service d’un projet (qui peut être déraisonnable) de l’économie réelle. » Plus polémique, Dupuy (2008, p. 20) rappelle que la richesse étant ce que nous voulons offrir au regard de notre voisin, dans « une logique spéculaire, l’opposition éthique entre économie financière et « économie réelle » n’est donc pas sérieuse. » En fait, explique-t-il, le spéculateur encaisse sa plus value lorsque tous auront accès à l’information privilégiée qu’il détenait : « La spéculation apparaît donc comme un ingrédient essentiel de ce qui fait en théorie l’utilité sociale des marchés. » (idem, p. 21) .

Les crises sont des périodes délicates, propices aux explications complexes, aux remises en cause des modèles existants, aux propositions de solutions innovantes, souvent issues d’intuitions que le chercheur a l’opportunité de tester. Il s’en suit une recherche de transversalité dans les domaines scientifiques explorés, pour tenter de comprendre l’origine des dysfonctionnements observés. Les apports de la philosophie ou ceux de nouveaux champs comme la neurologie, l’approche comportementale ou émotionnelle, peuvent devenir intéressants. Ceci corrobore une remarque de Kuhn (1962, p. 128), qui observe qu’un homme de science, en période de crise, fait des expériences aléatoires, et s’appuie sur des théories spéculatives : c’est « dans les périodes de crise patente [que] les scientifiques se tournent vers l’analyse philosophique pour y chercher un procédé qui résolve les problèmes de leur propre domaine. » Pour Kuhn, l’analyse philosophique nécessite des règles et hypothèses explicites, dont n’a pas besoin la recherche normale, car le paradigme fournit implicitement ces éléments dans son propre modèle. Ce qui est quasi certain, c’est que ce recours à la philosophie déclenche des recherches « extraordinaires » et Kuhn retient l’importance de l’esprit d’innovation des chercheurs qui s’y adonnent : « Notons seulement un fait à ce propos : presque toujours, les hommes qui ont réalisé les inventions fondamentales d’un nouveau paradigme étaient soit très jeunes, soit tout nouveaux venus dans la spécialité dont ils ont changé le paradigme.» (idem, p. 131).

Kuhn rappelle que les sensations sont liées à « un mécanisme perceptif convenablement programmé » (ibid., p. 265) nécessaire à la survie de l’individu et que nous classerions vraisemblablement dans la neurologie. La période actuelle est donc riche de mouvements scientifiques innovants, comme la neuro-économie, la neuro-finance ou le neuro-marketing : R.J. Shiller note, cependant, que les neuro économistes sont considérés par la majorité des économistes comme « des extraterrestres » . Nous tenterons d’intégrer ces innovations dans nos recherches, dans le cadre de l’approche de Kuhn, selon laquelle la science est un système de valeurs, mais qu’il est acceptable de suivre des intuitions.

Cela étant, il convient de s’inscrire dans un paradigme existant, en référence aussi à l’analyse de Kuhn : le but de la recherche scientifique n’est pas de trouver des choses nouvelles, mais de vérifier des choses attendues. Trois formes d’investigation sont généralement admises : celle sur les faits que le paradigme juge représentatifs, celle qui prouve directement la pertinence du paradigme et celle permettant de résoudre des ambiguïtés du paradigme. Cela étant, le sens du paradigme est double pour Kuhn : ensemble de croyances et de techniques communes à un groupe donné mais aussi élément isolé de cet ensemble, à savoir les solutions d’énigme pouvant remplacer des règles explicites. L’intuition devient donc acceptable et Kuhn (idem, p. 265) s’oppose ici à la vision, depuis Descartes, de la perception analysée comme un processus interprétatif, « version inconsciente de ce que nous faisons après avoir perçu. » .

Table des matières

INTRODUCTION
L’actualité du sujet
Le contexte du sujet
L’intérêt théorique du sujet
CHAPITRE 1. LE PARADIGME D’EFFICIENCE DES MARCHÉS
Section 1. LA FINANCE DE MARCHÉ, UNE HISTOIRE DÉJÀ ANCIENNE
A. Les jeux mathématiques du dix-huitième siècle : application financière
B. La prédominance d’une école française de la finance au dix-neuvième siècle
C. L’émergence d’une école américaine et la naissance de la finance moderne au vingtième siècle
Section 2. LE PARADIGME D’EFFICIENCE DES MARCHÉS
A. À la recherche de l’efficience des marchés
B. L’Hypothèse d’Efficience des Marchés de Fama
C. L’évolution de l’HEM, vers la construction d’un modèle, un paradigme
CHAPITRE 2. LA CRITIQUE DE L’EFFICIENCE DES MARCHÉS
Section 1. LES CRITIQUES « À LA MARGE »
A. Les critiques empiriques
B. Les critiques comportementalistes et la finance comportementale
C. L’approche du Noise Trading
Section 2. LES CRITIQUES FONDAMENTALES
A. Les critiques scientifiques et les limites mathématiques
B. La critique de Mandelbrot
CHAPITRE 3. UNE REDÉFINITION DE LA VALEUR
Section 1. LA VALEUR, UN CONCEPT PHILOSOPHIQUE DÉVOYÉ
A. La définition philosophique du concept de valeur
B. L’évolution du concept de valeur vers sa définition scolastique
C. Adam Smith, le dernier scolastique, et ses héritiers
Section 2. LES DEUX APPROCHES DE LA VALEUR
A. L’approche classique et objective d’Adam Smith, devenue basique
B. L’approche subjective, plutôt latine, ostracisée
Section 3. LE CONCEPT GREC DE VALEUR : L’AGÔN
Section 4. LE CONCEPT D’AGÔN APPLIQUÉ A LA FINANCE
CONCLUSION

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