La question de l’authenticité des vers 1005-1078 des Sept contre Thèbes d’Eschyle, qui divise la critique depuis la seconde moitié du XIXᵉ siècle, interroge profondément le spectateur ou le critique moderne sur ses préjugés concernant la fin d’une tragédie grecque, et celle d’une trilogie eschyléenne en particulier. En effet, l’un des principaux arguments visant à rejeter ce finale comme inauthentique est la relance tardive de l’action que suppose l’intervention d’Antigone venant défier le héraut qui interdit les funérailles de Polynice au nom des probouloi de la cité. Il semble donc attendu de la fin d’une trilogie liée sur le plan narratif, comme l’est la trilogie consacrée par Eschyle à la famille des Labdacides, qu’elle ne renoue pas les fils d’une nouvelle intrigue. Or nous ne possédons qu’une autre fin de trilogie liée, la fin des Euménides qui effectivement ne s’achèvent pas par une relance de l’intrigue, mais par l’apaisement de la colère des Érinyes. En savons-nous assez au sujet des fins des tragédies d’Eschyle pour juger de la capacité des vers 1005-1078 à fournir une fin à la tragédie des Sept contre Thèbes ?
Ce problème philologique de l’authenticité des vers 1005-1078 des Sept contre Thèbes révèle l’intérêt que peut revêtir une étude globale des fins des tragédies conservées d’Eschyle. Aristote, dans la Poétique, fait de la fin un élément essentiel de la constitution d’un tout, avec le début et le milieu . En effet selon lui, une tragédie est l’imitation d’une action achevée et complète, ayant une certaine longueur , et ce qui est complet (ὅλον) est ce qui a un début, un milieu et une fin. Cette dernière est à son tour définie comme ce qui est nécessairement après quelque chose mais après quoi il n’y a plus rien . L’évidence avec laquelle s’impose la présence d’une fin dans la construction d’une œuvre complète contraste cependant avec la difficulté rencontrée lorsque l’on tente de théoriser cet objet littéraire. En effet, Aristote ne donne pas une définition littéraire de la fin et son propos ne permet pas de détailler quelles sont les caractéristiques de la fin d’une tragédie grecque. Aristote souligne ensuite qu’une tragédie ne doit pas s’arrêter au hasard (ὅπου ἔτυχε) et, sans entrer dans les détails de l’art de clôturer un texte, le philosophe laisse tout de même entendre que la fin est un passage particulièrement délicat à aborder pour l’auteur.
Une tragédie ne doit pas s’arrêter au hasard et nous souhaiterions mieux comprendre les mécanismes qui régissent l’achèvement d’une tragédie grecque en étudiant la fin des tragédies d’Eschyle. Ce dramaturge est le premier des tragiques dont nous ayons conservé une partie de la production théâtrale et peu d’études ont été menées jusqu’à maintenant pour mettre au jour les procédés employés par Eschyle pour achever ses tragédies. Or, la question de la fin des tragédies d’Eschyle présente un intérêt particulier dans la mesure où différents types de fin existent dans sa production : les fins provisoires des deux premières tragédies d’une trilogie liée et la fin définitive de la troisième tragédie d’une trilogie liée ou d’une tragédie autonome comme les Perses. Chaque tragédie eschyléenne a sa cohérence et contient pour elle-même un début, un milieu et une fin. En même temps, chaque tragédie sauf les Perses appartient à un ensemble plus grand qui prolonge voire modifie le sens de chaque unité et les fins des tragédies d’Eschyle ne semblent pas avoir le même statut selon leur place au sein de la trilogie.
Si pour les Modernes, une tragédie se caractérise, généralement et par opposition à la comédie, par un dénouement malheureux , pour les Anciens la nature du dénouement n’entre pas en compte dans la définition de la tragédie. Ainsi, dans la Poétique , tout en affichant sa préférence pour les tragédies au dénouement malheureux, Aristote reconnaît comme tragédies aussi bien les pièces présentant une métabasis négative (du bonheur vers le malheur) que celles présentant une métabasis positive (du malheur vers le bonheur) ainsi que celles présentant une double fin : heureuse pour les uns et malheureuse pour les autres. Les concepts de fin heureuse ou malheureuse semblent d’autant moins pertinents pour l’étude des tragédies d’Eschyle qu’il est souvent difficile d’y identifier un protagoniste pour qui aurait eu lieu au cours de l’intrigue une métabasis. Il faut donc aborder les fins des tragédies grecques avec des outils et des concepts différents de ceux que l’on peut employer pour les tragédies modernes mais la part moins importante que joue la nature du dénouement dans la définition de la tragédie antique n’enlève rien à l’intérêt d’une étude de la fin . En effet, les fins des tragédies grecques, et celles d’Eschyle notamment, échappent à une classification binaire entre fin heureuse et fin malheureuse et elles nous invitent ainsi à les considérer dans toutes leurs subtilités. Plusieurs mots existent en grec ancien pour désigner la fin d’une tragédie mais aucun ne nous semble à même de fournir un concept adapté à la réalité des tragédies eschyléennes. En effet, si le terme d’exodos est largement repris par la critique contemporaine pour désigner la dernière partie d’une tragédie grecque, il n’est pas à même, en ce qui concerne les tragédies d’Eschyle, de délimiter une partie dotée d’une réelle cohérence. Ainsi, Taplin (1977, 472-473) critique la désignation d’une partie de la tragédie par le terme exodos. La condamnation que fait Taplin de la définition aristotélicienne de l’exodos est sans appel (« exodos. The definition of this is so inane that it betrays the others ») et l’on peut résumer ainsi les chefs d’accusation : Aristote tirerait le terme d’exodos du nom donné à la musique accompagnant la sortie du chœur pour trouver un troisième terme nécessaire à la parfaite symétrie de sa définition des parties de la tragédie. De plus, selon Taplin, l’exodos ne correspond pas à une partie structurellement pertinente dans la tragédie, dans la mesure où son extension peut varier considérablement d’une tragédie à l’autre et que même si l’on accepte de considérer les chants choraux comme une séparation suffisante et pertinente entre deux actes, ce que précisément Taplin refuse, l’exodos ne fournit alors aucune partie spécifique et cohérente dans la tragédie, aucun acte au sens d’une unité relativement autonome au sein de l’ensemble de la pièce et consacrée au développement d’une action particulière. De fait, quatre des tragédies d’Eschyle s’achèvent par un chant qui fait intervenir un chœur et dans ces tragédies il n’y a pas de partie après laquelle il n’y a plus de chant. S’il faut comprendre la définition aristotélicienne de l’exodos comme désignant la partie de l’œuvre qui commence après le dernier stasimon du chœur, les segments délimités varient grandement selon les œuvres et forment des unités très discutables. L’inadéquation du terme exodos est liée au fait que les mots techniques employés par Aristote ne servent qu’à décrire une structure formelle, basée sur une alternance entre parties parlées et parties chantées. Aristote ne propose pas de définition fonctionnelle, dramaturgique de ces parties ; il n’est donc pas étonnant que les parties ainsi définies ne représentent pas véritablement une unité organique et il convient de chercher un autre concept pour aborder les fins des tragédies d’Eschyle.
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