R. Barthes affirmait dans un colloque en 1969 que la littérature correspondait à « ce qui s’enseigne » (1971). Cette provocation met en lumière l’instabilité qui entoure la notion de littérature et, en conséquence, son enseignement. A. Chervel et M-M. Compère (1997, pp. 5) ont montré que la littérature et son enseignement, depuis toujours, suivaient deux tendances opposées : L’une est fondée sur la nature, sur les choses, sur l’univers : elle permet à l’homme de « se situer » dans le monde, d’y multiplier les marques et les repères et d’y inscrire son action. L’autre s’appuie sur les textes portés par une longue tradition, et sur la langue, à la fois outil de la communication et de la persuasion et support indispensable, voire consubstantiel, de la pensée : elle intègre l’individu dans une élite, dans une nation, dans une culture qu’il partagera à la fois avec ses ancêtres et avec ses contemporains.
Ces deux tendances ont pour conséquences des choix différents en termes de finalités, de corpus et de pratiques d’enseignement. Si la première tendance apparaît dynamique, évolutive, la seconde suit une tradition, prenant appui sur un « canon littéraire », que A. Viala (2009, pp. 74) définit comme étant « des sélections de textes aptes à être enseignés dans les classes comme modèles de langue, de genres ou d’idées » devenant alors un « corpus (…) reconnus et érigés en modèles ». La terminologie utilisée pour définir le canon littéraire souligne la dimension figée ou muséifiée qui l’entoure.
Si l’on regarde l’histoire de l’enseignement des langues étrangères (ou L2) (Martinez, 1996), ces deux tendances se retrouvent également mais à des époques différentes. Ainsi, l’enseignement des langues étrangères a évolué d’une approche très normée et principalement écrite (avec la méthode grammaire-traduction) à une approche très structurée et principalement orale (avec la méthode audio-orale) pour progressivement aboutir à des approches plus équilibrées en termes de compétences telles que les approches communicatives et actionnelles. Ces évolutions sont aussi marquées par le déplacement d’une centration sur l’enseignant vers une centration sur l’apprenant. L’enseignement des L2 semble trouver un consensus plus ou moins fort au fil des époques alors que l’enseignement de la littérature semble rester entre les deux tendances décrites précédemment. L’évolution dans le domaine de l’enseignement des langues suit l’évolution des sociétés : on part donc d’un enseignement visant la formation d’élites à un enseignement orienté vers la communication. L’apprentissage des langues n’est donc plus en premier lieu un moyen d’acquérir une culture érudite qui couronne un apprentissage mais avant tout un moyen de favoriser la communication à l’heure de la mondialisation et ce en partie à des fins économiques et commerciales mais également afin de favoriser le vivre-ensemble à travers l’intercompréhension et le partage de valeurs communes dans la formation des citoyens. L’évolution des besoins liée aux changements sociétaux, politiques et économiques a ainsi favorisé le développement de nouvelles approches pour améliorer l’apprentissage des langues. Dans le cas de l’enseignement de la littérature, ces changements ont également eu des répercussions mais qui ont davantage pris la forme d’une crise (Fraisse, 2014) provoquant des zones de fractures plutôt que des évolutions. En effet, l’enseignement de la littérature semble d’une part chercher à conserver un statut hérité du passé comme discipline détachée du monde ordinaire et, d’autre part, vivre une véritable perte de vitesse et d’intérêt comme nous le verrons ensuite. Cela provoque une ligne de fracture. Si l’on compare cette situation avec celle de l’enseignement des langues on remarque que ce dernier n’a pas perdu de crédibilité mais il a évolué afin de s’adapter aux évolutions alentour .
La littérature, longtemps valorisée par une forme de prestige intellectuel, a perdu petit à petit de sa valeur dans les sociétés de consommation et d’intense production d’aujourd’hui, car elle apparaît comme peu rentable, peu productive dans des systèmes favorisant ce que M. Nussbaum (2009) appelle « education for profit ». Si en France la littérature a d’abord été une manière d’étudier la rhétorique pour une élite éduquée et « a exercé une fonction de domination voire d’oppression sociale, qui permettait de discriminer, parmi les masses nouvellement alphabétisées, ceux qui avaient « des lettres » (appelés à dominer) et ceux qui en étaient dépourvus (condamnés à se soumettre) » (Citton, 2012), elle a ensuite joué le rôle d’outil mobilisateur et unificateur autour d’une langue et de valeurs au sein d’une nation. Cependant, la mondialisation vient bousculer ces valeurs communes (Fraisse, 2014). En effet, en plus de la crise que l’on pourrait qualifier d’utilitariste ou de consommatrice, l’enseignement de la littérature fait aussi face à une crise concernant sa portée et sa légitimité en tant que vectrice de valeurs universelles. L’universalité de la littérature devient objet de questions quand l’éducation se démocratise et réunit en son sein des individus de cultures de plus en plus diverses. Si T. Todorov (1986) met en avant l’importance d’une universalité qu’il est possible de retrouver à travers les œuvres afin de ne pas tomber dans un relativisme absolu ; A. Viala (2009, pp. 188), lui, met en garde sur le recours facile à l’universalité :
Il n’est pas sûr qu’elle aurait le même écho dans une culture radicalement différente, qui n’a pas les mêmes conceptions de la famille, de l’amour, de la mort ; à déclarer trop vite universel ce qui est occidental, il y a un risque d’impérialisme culturel.
Cette réflexion est d’autant plus importante que l’enseignement de la littérature se place dans un contexte de langue étrangère en milieu exolingue. Ces deux crises dans l’enseignement de la littérature – quant à son utilité et son universalité – rejoignent les deux tendances décrites par A. Chervel et M-M. Compère (1997) : l’enseignement de la littérature se justifierait tantôt comme porteur d’une vision universalisante comme celle de l’humanisme classique, tantôt comme un objet permettant l’acquisition de compétences pour se forger un esprit critique et indépendant notamment à travers l’interprétation (Nussbaum, 2009 ; Citton, 2010). Dans cette perspective, comme le souligne D. Maingueneau (2012), les objectifs de l’enseignement littéraire viseraient à : transmettre un patrimoine culturel collectif, rapporter les œuvres à des lieux, des moments, à des expériences humaines inscrites dans l’histoire, aider les élèves à établir une relation d’ordre esthétique avec le langage, qu’il s’agisse de lecture ou de production de textes .
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