Principe « fondamental » , « fondateur » , « cardinal », « éculé » , « sacrosaint » du droit de l’arbitrage, quel juriste n’a pas croisé sur son chemin le principe compétence-compétence, « pierre angulaire » de la matière ? Toutefois, qui, sans hésiter, peut le définir ? Sous cette formule au premier abord obscure, impénétrable, le principe compétence-compétence désignerait tout simplement la possibilité reconnue au tribunal arbitral de juger de sa compétence. Mais, à y regarder de plus près, le principe compétencecompétence n’a que les apparences de l’évidence. Rapidement, de nombreuses approximations apparaissent. Si tout le monde s’accorde sur ce principe « universel », personne ne sait sur quoi : Kompetenz Kompetenz ou compétence de la compétence ? Pouvoir ou compétence prioritaire du tribunal arbitral pour connaître de sa compétence, de son investiture ou de son pouvoir juridictionnel ? Un halo d’imprécision entoure son sens et sa fonction. Pire, il est difficile d’identifier à quel stade du processus arbitral est rattachée cette règle : la convention d’arbitrage ou l’instance arbitrale ? Les manuels adoptent des classifications différentes . Le principe compétence-compétence est un objet d’étude fuyant. Il brouille les cartes. « This mux-vexed principle possesses a chameleon-like quality that changes color according to the national and institutional background of its application » . Le principe compétence-compétence serait-il un principe caméléon ?
Dès l’abord, il convient d’opérer une mise en garde, conséquence du caractère caméléon du principe compétence-compétence. Si, légitimement, le lecteur peut s’attendre à se plonger dans la seule analyse de cette règle procédurale reconnaissant à l’arbitre, comme à tout juge, la possibilité de juger de sa compétence, ce n’est que le sujet apparent de la présente étude. Le principe compétence-compétence a connu une évolution en droit français de l’arbitrage. Il a muté en un mécanisme de résolution des conflits de compétence reposant sur la coordination d’un pouvoir commun que juges et arbitres détiennent, celui de juger de leur compétence. Aussi le sujet réel de l’étude porte-t-il sur les conflits de compétence entre justice arbitrale et justice d’État.
Cette évolution dicte le plan de notre introduction. Nous présenterons tout d’abord le sens originaire du principe compétence-compétence (I), puis son évolution en droit français de l’arbitrage (II), conduisant à ce que le sens premier du principe soit intégré dans un mécanisme plus vaste.
Un temps confondu avec le principe d’autonomie de la convention d’arbitrage par rapport au contrat principal , le sens premier – classique ou « primitif » – du principe compétence-compétence est aujourd’hui parfaitement identifié. A l’opposé de sa dénomination énigmatique, la question à laquelle le principe compétence compétence apporte une réponse est simple. Le cœur du sujet est de déterminer si un tribunal arbitral, comme tout juge, peut juger de sa compétence, s’il peut connaître de ce moyen de défense au procès des plus classiques, l’exception de procédure consistant à dire que le juge saisi n’est pas le bon : l’exception d’incompétence . Le principe compétence-compétence y apporte une réponse affirmative. Aussi peut-on y voir la simple transposition au domaine de l’arbitrage du principe de droit processuel selon lequel tout juge est juge de sa compétence, reconnu au profit des juridictions d’État internes – juges judiciaires et administratifs . Loin d’être un « concept spécifique » du droit de l’arbitrage , ce principe connaît également des ramifications en contentieux international public. Les juridictions publiques internationales – interétatiques – peuvent également statuer sur les exceptions d’incompétence en vertu d’une disposition prévue dans leur statut, généralement désignée sous l’expression « Competencecompetence ».
Pouvoir longtemps refusé au tribunal arbitral, formellement puis substantiellement – les arbitres ne pouvant juger que des contestations de l’étendue de la convention d’arbitrage, à l’exclusion de son existence et de sa validité –, la possibilité pour le tribunal arbitral de juger de sa compétence a été pleinement reconnue en 1980 par l’article 26 du décret n° 80-354 du 14 mai 1980, intégré au Code de procédure civile à l’article 1466, repris dans des termes quelque peu différents par l’actuel article 1465 CPC tel qu’il résulte du décret n° 2011-48 du 13 janvier 2011 portant réforme de l’arbitrage . Ainsi, quelle que soit l’appellation de la règle, compétence compétence en droit de l’arbitrage ou en droit international public, principe selon lequel tout juge est juge de sa compétence pour les juridictions françaises, l’idée est la même : tout juge, privé ou public, est juge de sa compétence ; il peut donc connaître de ce moyen de défense, l’exception d’incompétence.
On pourra s’étonner de la référence à l’expression de « compétence de la compétence », expression récemment introduite en droit français, à l’origine inconnue du droit judiciaire français. L’expression, qui fait figure de nouveauté en comparaison de l’histoire multiséculaire de l’arbitrage, serait-elle propre au droit de l’arbitrage ?
Etonnamment, les recherches sur l’origine de la « formule » de « compétencecompétence » nous mènent loin du droit de l’arbitrage, sur les terres du droit constitutionnel et des sciences politiques. La Kompetenz-Kompetenz est l’une des multiples définitions proposées par la doctrine allemande du XIXe siècle de cette notion si « complexe », « discutée » et « polémique » que celle de la souveraineté de l’État : « est souverain le pouvoir qui dispose de la compétence de la compétence, autrement dit est souverain le pouvoir qui peut librement définir l‘étendue de sa propre compétence, qui dispose donc d‘une plénitude de compétences » . Cette expression, dont « [l]a paternité […] est discutée » entre Georg Jellinek et Hermann Böhlau , qui prend ses racines dans le fonctionnement de l’État fédéral allemand , a été francisée sous l’expression de « compétence de la compétence » sous la plume d’un auteur constitutionnaliste suisse dès 1886 . Cette proposition de définition de la souveraineté, façonnée à l’aune du fédéralisme, constitue aujourd’hui encore l’une des définitions de référence « les plus probantes » de la notion, fréquemment utilisée. Elle connaît d’ailleurs un certain succès chez les spécialistes de droit européen concernant les questions de la répartition des compétences entre l’Union européenne et les États. La notion fait l’objet de vifs débats dans la doctrine divisée entre défenseurs d’une plus forte intégration européenne et défenseurs des prérogatives régaliennes, ces derniers rappelant avec force que l’Union européenne n’a pas la « compétence de la compétence », autrement dit qu’elle n’est pas souveraine. Seul l’État membre « dispose de la maîtrise du pouvoir de répartition des compétences » . L’invocation dans le débat de la notion de Kompetenz-Kompetenz traduit les difficultés actuelles à identifier avec précision la nature juridique de l’Union européenne,« objet politique non identifié » : organisation internationale, confédération, « fédération d‘États-Nations ou État fédéral »?
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