Longtemps je me suis demandé si l’adjectif avait pouvoir de jugement, s’il déterminait le bon et le mauvais, s’il était garant du bien et du mal. Cette thèse s’essaie à l’exploration linguistique de l’adjectif dit “ gradable ”, celui qui s’inscrit sur une échelle sémantique scalaire et qui a un pouvoir évaluatif par le biais de la prédication, à travers deux de ses domaines d’expression les plus évidents : l’éthique, c’est-à-dire le droit de juger et les modalités de ce jugement, et l’esthétique, c’est-à-dire à la fois les faisceaux de descriptions des portraits littéraires et le jugement de goût. En effet, il semblerait étonnant de traiter la sémantique des adjectifs gradables tels que bon/good, honnête/honest ou beau/beautiful sans se préoccuper de problèmes philosophiques touchant à l’origine et à la nature du langage moral, d’une part, et du jugement esthétique, d’autre part. Je tenterai donc ici de cerner au plus près la nature de l’adjectif gradable par le biais de sa polarité et de son énonciation, et ce sur les plans morphologique, syntaxique, sémantique, pragmatique et discursif en français et en anglais. Après avoir établi le statut de l’adjectif gradable en le définissant par sa combinaison sélective avec certains modificateurs et par sa fonction prédicative, et en le distinguant d’autres adjectifs comme le relationnel, l’adjectif “ du bout de l’échelle ” et le statif-résultatif, je me penche sur les critères possibles d’établissement de sa polarité, en étendant ces critères à d’autres domaines que l’axiologie, puis je revisite les catégorisations de la critique littéraire post-jamesienne (questions : qui voit ? qui parle ?) à l’aide de ce que, d’une part, des théoriciens des genres comme Dorrit Cohn, des linguistes comme Ann Banfield ou Alain Rabatel, des psychologues comme William James ou Vygotski ont dit du « monologue intérieur » ou des philosophes comme Daniel Dennett, David Chalmers, et des neuroscientifiques comme Antonio Damasio, JeanPierre Changeux, Jean-Didier Vincent ont dit de la conscience, d’autre part de l’intentionnalité (question : qui pense ?). En rétablissant les ellipses sous-jacentes du langage micro-prédicatif adjectival, je distingue donc trois types d’énonciateurs, de sujets enchâssés (le sujet transcendant, le sujet phénoménal X, le sujet phénoménal Y) en fonction de la projection, extérieure ou intérieure à la conscience du personnage, de l’auteur-narrateur ou du narrateur-personnage, et de son degré d’empathie. Je vais donc dire de l’adjectif gradable qu’il est très souvent polarisé (même les adjectifs de couleur peuvent l’être) et qu’il est l’expression de la subjectivité du locuteur, sauf dans certains emplois objectivistes (complémentations, par exemple). Mon approche s’inscrit dans une démarche inductive (je pars de corpus pour confronter mes analyses aux théories linguistiques, philosophiques et neuro-scientifiques existantes), et cette thèse illustre une vision personnelle de l’adjectif gradable, que j’essaie tout d’abord de naturaliser, c’est-à-dire de comprendre en le réduisant à des constituants. Toutefois, l’analyse intentionnelle et perspectivique que je choisis en cinquième partie montre bien qu’il est difficile, voire impossible, de naturaliser l’humain, à savoir à réduire le langage produit par un auteur à des constituants ‘démentalisés’.
Pour aboutir à une approche critériée de l’adjectif gradable, qui prenne en compte le plus grand nombre de ses emplois, il me faut d’abord restituer à l’adjectif ses lettres de noblesse, et donc le replacer dans une perspective historique, en évoquant sa lente et douloureuse dissociation tant syntaxique que sémantique d’avec le nom. En effet, entend-on dire chez certains linguistes, l’adjectif “ a un sémantisme vague ” , non spécifié, “ des frontières floues ” , et, pour accréditer cette thèse, on remarque qu’il ne devient partie de discours, détaché syntaxiquement et sémantiquement du nom et du verbe, qu’en 1780, avec la grammaire de Lhomond , qui distingue dix parties du discours : le nom, l’article, l’adjectif, le pronom, le verbe, le participe, la préposition, l’adverbe, la conjonction et l’interjection.
La première mise en évidence catégorielle (qui n’est pas celle de l’adjectif) se trouve dans les dialogues de Platon le Cratyle et le Sophiste, dans lesquels le logos (au sens de phrase) est formé à partir d’un onoma (nom) et d’un rhéma (verbe). Un peu plus tard, Aristote distingue dans la fonction rhéma (prédicat ou verbe) quatre catégories “ ontologiques ” : le genre, la substance, la qualité, la quantité, dont seules les deux dernières sont susceptibles de gradation (je souligne) alors que le genre et la substance ne le sont pas. La qualité et la quantité peuvent être attribuées à une substance mais ne peuvent être utilisées pour la définir (ainsi, blanc peut être accolé à différentes substances), elles sont référentiellement vagues. Dans la tradition gréco-latine, le nom (par exemple, médecin) et l’adjectif (compétent en médecine), en tant qu’ils relèvent de la prédication, ne sont pas réellement dissociés, malgré des différences sémantiques marquées. En particulier, la définition que donne Denys le Thrace de l’adjectif (étymologiquement : ce qui s’adjoint) au tournant du IIe siècle avant J.-C. est intéressante, car elle met en relief l’aspect évaluatif de ce constituant : “ L’adjectif (qu’il appelle epitheton) est le nom qui est adjoint aux noms propres et aux appellatifs et qui exprime un éloge ou un blâme (je souligne). ” Héritier d’Aristote et de Denys le Thrace, Priscien, dans la deuxième moitié du Ve siècle de notre ère, insiste le premier sur l’aspect déterminatif de l’adjectif, qui, aujourd’hui encore, sert de critère de différenciation : “ Les adjectifs s’adjoignent aux noms, qui signifient des substances pour en indiquer une qualité ou une quantité, donc un accident (…) l’adjectif doit s’adjoindre aux noms appellatifs ou propres qui signifient la substance (…) Sémantiquement, cette fonction est de l’ordre de la détermination (je souligne) : de même que le pronom peut avoir une fonction déterminative grâce à la déixis, de même, l’adjectif peut contribuer à lever la “ confusion ” propre aux noms. ” La philosophie médiévale s’est intéressée de près à la formation des concepts, et aux relations que les concepts transposés en mots entretiennent avec le monde réel. Au XIVe siècle, Guillaume d’Occam, à l’origine du nominalisme, fait des concepts platoniciens des entités linguistiques reliées au réel . Pour Occam, connaissance et langage sont indissociables de la réalité, mais la généralité de la connaissance et du langage s’oppose à la particularité des choses de la réalité. Le concept peut être absolu, simple ou connotatif, les adjectifs faisant partie de la troisième catégorie (je souligne). Ainsi, blanc est un terme “ connotatif ” dont le signifié premier, référentiel, est “ toutes les choses blanches ” et le signifié second, abstrait, “ les blancheurs de ces choses blanches ”. La définition nominale du connotatif blanc est : chose ayant une blancheur. Ainsi , une définition nominale comporte un terme in recto (signifié premier) et au moins un terme in obliquo (signifié second porteur de connotation, c’est-à-dire d’un signifié premier et d’un signifié second). L’usage grammatical des termes in recto et in obliquo impose que le terme in recto soit au nominatif (en position de sujet) et le terme in obliquo soit à un autre cas (en position de complément) : dans la définition “ chose ayant une blancheur ”, le terme in recto est chose, le terme in obliquo est blancheur. Le sujet sert à circonscrire le groupe de choses parmi lesquelles se trouveront les signifiés premiers du connotatif, en l’occurrence l’ensemble des choses blanches. Les signifiés premiers du terme in recto englobent et dépassent les signifiés premiers du terme défini (il y a plus de “ choses ” que de “ choses blanches ”, relation d’hypéronymie), tandis que l’extension du terme in obliquo ne doit pas excéder le nombre des connotatifs ou signifiés seconds du nom défini (si le nom défini est “ neige ”, celui-ci subsume toutes les blancheurs des choses blanches). Autre connotatif, plus petit que a pour signifié premier “ tous les êtres (choses) plus petits que ” et pour signifié second “ tous les êtres (choses) qui sont telles que quelque chose est plus petit qu’eux ”, donc, par l’effet de la relation converse, “ tous les êtres (choses) plus grands que ”. Si, pour Guillaume d’Occam, les définitions n’ont pas pour but de supprimer les connotatifs, en revanche sa vision extensionnelle s’oppose à celle des philosophes réalistes de son temps pour lesquels chose blanche (ou blanc) connote une propriété générale de blancheur (vision intensionnelle). Enfin, pour Occam, le concept formé par l’esprit est une similitude de la chose qu’il représente, ce qui fait d’Occam un référentialiste mentaliste qui annonce l’empirisme de Hume : la posture intellectuelle, la représentation mentale subjective d’un objet est une “ image dégradée de la première impression sensible ”.
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