”Je saisis la plume”. Isidore Ducasse et l’acte créateur

Elle ne fait pas partie des chefs-d’œuvre, ni des classiques. Et pourtant, l’œuvre d’Isidore Ducasse, alias le Comte de Lautréamont, demeure, aujourd’hui encore, l’une des plus déroutantes, des plus discutées et des plus mystérieuses de la littérature française. La vie de leur auteur, surtout, est l’image de ce mystère : raconter l’histoire d’Isidore Ducasse, c’est peu ou prou retracer le singulier destin d’une œuvre tout aussi singulière.

Dans un ouvrage simplement intitulé Lautréamont (1966), Philippe Soupault écrit : «Lautréamont ne sera jamais un personnage historique. Il est en dehors de l’histoire littéraire et de l’histoire des mœurs. » . Cette idée n’a plus lieu d’être aujourd’hui, et malgré les lacunes de sa biographie, l’auteur fantomatique des Chants de Maldoror a peu à peu pris forme humaine.

Isidore-Lucien Ducasse naît le 4 avril 1846 à Montevideo, capitale d’un Uruguay alors en pleine guerre civile. Son père, François Ducasse, émigré depuis 1839, est chancelier du consulat. Sa mère, Jacquette Céleste Davezac, a rejoint son futur mari en 1842 : le mariage aura lieu le 21 février 1846, soit deux mois avant la naissance de leur fils. La mère d’Isidore meurt en 1847, trois semaines après le baptême. La cause de sa mort reste une énigme, mais la thèse du suicide a souvent été évoquée. Jacquette Ducasse ne figure nulle part dans les registres de décès de Montevideo et sa tombe demeure introuvable. Ces circonstances pour le moins troublantes n’ont pas manqué d’alimenter la légende ducassienne et d’influencer par la suite un certain nombre de lectures critiques, notamment les interprétations d’inspiration psychologiste et psychanalytique.

En 1859, le futur Comte de Lautréamont a treize ans lorsque son père l’envoie en France. Il entre en sixième comme interne au lycée impérial de Tarbes, dans les Hautes-Pyrénées, région d’origine de ses parents. Le jeune garçon progresse assez vite : il a deux ans de plus que ses camarades. Élève d’abord moyen, il devient par la suite très bon. En 1862, alors en quatrième, il obtient le premier accessit d’excellence. C’est durant ces quelques années qu’Isidore Ducasse fait la connaissance d’Henri Mue, l’un des dédicataires des Poésies, et du fils de son correspondant à Tarbes, Georges Dazet, qui deviendra par la suite un avocat de renom mais aussi l’un des théoriciens du Parti socialiste de Jules Guesde. Georges Dazet apparaît dans l’édition de 1868 du chant I des Chants de Maldoror, mais il est réduit à son seul patronyme. En 1870, son nom et son prénom figureront en tête de la dédicace de Poésies.

On ne sait rien des activités de Ducasse durant l’année 1863. On suppose qu’il suit des cours privés afin de rattraper ses deux ans de retard scolaire. Il réapparaît en 1864 comme interne au lycée impérial de Pau, où il fait sa rhétorique. En 1865, c’est la classe de philosophie. Ses résultats sont moyens. On ignore s’il a obtenu son baccalauréat, ni même s’il s’est présenté à l’examen.

Le jeune homme disparaît une nouvelle fois d’août 1865 à mai 1867. Le 25 mai 1867, il s’embarque à Bordeaux sur le Harrick, un voilier qui le mènera à Montevideo. Il revient en France à la fin de 1’année 1867 et s’installe à Paris, dans un hôtel, au 23, rue Notre-Dame-des-Victoires. Le banquier Darasse sert d’intermédiaire financier entre Ducasse et son père, qui verse à son fils une pension mensuelle et lui accorde des fonds selon toute vraisemblance destinés à financer la publication de ses œuvres.

En 1868, Ducasse entre en relation avec Alfred Sircos et Frédéric Damé, directeurs de petits journaux du Quartier Latin. En août, le chant Ier est publié chez Balitout, Questroy et Cie . Le texte a pour titre : Les Chants de Maldoror, Chant premier, par ***. Cette première publication passe à peu près inaperçue. Le 5 septembre, un compte-rendu critique paraît dans le numéro 5 de La Jeunesse, bimensuel dirigé par Alfred Sircos. L’article est signé « Épistémon », sans doute le pseudonyme de Sircos lui-même. En novembre, Ducasse envoie des exemplaires de sa brochure à une vingtaine de critiques, en vain. Comme tout jeune homme de lettres de son époque, il ne manque pas d’écrire à Victor Hugo .

En 1869, une nouvelle version du Chant premier paraît dans une anthologie poétique intitulée Parfums de l’âme, publiée à Bordeaux par un homme de lettres touche-à tout, Évariste Carrance. Le texte est toujours signé par ***, mais plusieurs modifications y ont été apportées, dont la plus connue et la plus commentée est la réécriture de « Dazet » en « D*** ». L’éditeur de Victor Hugo, Albert Lacroix, accepte d’imprimer Les Chants de Maldoror à compte d’auteur. Le numéro de janvier de la Revue populaire de Paris annonce « Les Chants de Maldoror, Chant premier, par ***». Durant l’été, Les Chants de Maldoror sont imprimés chez Lacroix et Verbœckhoven à Bruxelles. Le 25 octobre, le Bulletin trimestriel des publications interdites en France imprimées à l’étranger annonce l’ouvrage, mais on apprend en fin de numéro que l’imprimeur s’est résolu à n’en pas livrer les exemplaires.

En janvier 1870, Les Chants de Maldoror, par le comte de Latréaumont (sic) sont annoncés au dos du recueil poétique Fleurs et Fruits, publié par Évariste Carrance. Le prix ainsi que le nom de l’éditeur de l’ouvrage ne sont pas indiqués. En mars, Ducasse déménage au 15, rue Vivienne. À la mi-avril, une brochure intitulée Poésies I et signée Isidore Ducasse est déposée au ministère de l’Intérieur. Le texte est imprimé par Balitout et porte la mention « Librairie Gabrie, passage Verdeau, 25 » : c’est aussi l’adresse de L’Union des Jeunes de Sircos. En juin, le fascicule de Poésies II est déposé au ministère de l’Intérieur. Le « gérant » est « I.D. rue du Faubourg-Montmartre, 7. » Les initiales font songer à Isidore Ducasse : on peut donc supposer qu’il a déménagé depuis la rue Vivienne à cette nouvelle adresse. En juillet, la Revue populaire de Paris annonce Poésies II et révèle que Ducasse est « l’auteur de Maldoror ». L’adresse de l’auteur est identique à celle qui est mentionnée en tête du premier fascicule. Le prix proposé est « ad libitum ».

La guerre franco-prussienne éclate le 19 juillet. Le 2 septembre, Napoléon III signe sa reddition à Sedan. Gambetta et Trochu créent un gouvernement de Défense nationale, mais Paris est assiégé le 19 septembre. Le référendum du 3 novembre plébiscite le gouvernement de Défense nationale. Le 12 novembre, les célibataires et les veufs sans enfant âgés de vingt-cinq à trente-cinq ans sont envoyés au front : Ducasse, qui n’a que vingt-quatre ans, échappe à la mobilisation. Mais le 24 novembre, on constate son décès à huit heures du matin, à son domicile du Faubourg-Montmartre. Les causes de sa mort demeurent inconnues. Il est inhumé le 25 novembre au cimetière du Nord, dans une concession temporaire. Au mois de janvier 1871, dans  le numéro annuel du recueil Littérature contemporaine, Évariste Carrance annonce « Poésies, par Isidore Ducasse. Prix : 1 F». Le 20 janvier, le corps de Ducasse gagne une autre concession du cimetière, désaffectée celle-là, et qui sera reprise par la municipalité en 1880. Les restes de cette concession sont transférés à l’ossuaire de Pantin. Comme par un fait exprès, le nom d’Isidore Ducasse est absent du registre de l’ossuaire.

Table des matières

INTRODUCTION GÉNÉRALE
L’homme et l’œuvre
Isidore Ducasse (1846-1870)
Les Chants de Maldoror et Poésies
La critique ducassienne
La critique essayiste et la Nouvelle Critique
La critique universitaire
Complexité d’Isidore Ducasse
Une œuvre atypique
Le sens intime de la création
L’écriture et le réel
Questionnement
Méthode
Vers une poétique du sujet ducassien
L’œuvre comme texte
L’œuvre et son contexte
Le corpus des œuvres complètes
Cheminement
CONCLUSION GÉNÉRALE

Cours gratuitTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *